Il fallait un John Cale en grande forme pour canaliser la brutalité sèche et les émois humides de Goya Dress, le groupe de l’imposante Astrid Williamson, élevée très loin du rock et de ses règles. Qui, sur le premier album Rooms, alterne avec une grâce garce ses doux violons et sa douce violence, retenue élégante […]
Il fallait un John Cale en grande forme pour canaliser la brutalité sèche et les émois humides de Goya Dress, le groupe de l’imposante Astrid Williamson, élevée très loin du rock et de ses règles. Qui, sur le premier album Rooms, alterne avec une grâce garce ses doux violons et sa douce violence, retenue élégante et sale débauche.
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Chance insolente ou flair de limier ? Pas mal, John Cale, en grigri porte-bonheur du premier album historique : le Velvet, les Stooges, Nico, Patti Smith, Jonathan Richman et ses Modern Lovers, Happy Mondays… De l’avis des intéressés : une patte approximative, une ombre sur le mur plus qu’un mur du son à la Phil Spector. John Cale ne serait en studio pour personne, taciturne pour les uns, trop concentré sur ses magazines d’armement pour les autres : un fantôme plus qu’un producteur à poigne, à idées, à théories, à son. Difficile, pourtant, de croire au hasard quand on se rend compte de l’impressionnante série de premiers albums passés entre ses mains, avant qu’il ne devienne le fournisseur attitré du cinéma mélancolique chic français (on ne peut plus s’empêcher de rigoler quand on l’entend chanter « Les coeurs brisés, c’est bon pour le business »). Bon présage pour Goya Dress, cette caution du Gallois coléreux. Le quatuor anglais archidominé par la chanteuse Astrid Williamson plantureuse blonde originaire des Shetland, archipel du nord de l’Ecosse torturé par les vents et les pluies a eu le bon goût de charmer l’oreille d’un John Cale toujours curieux et avide de nouveauté, qui est venu produire avec élégance les émois de Rooms, premier album qui distribue tendresse et vilains coups avec une remarquable unité de ton. « John Cale est un drôle de spécimen, mi-homme mi-dieu, bronzé toute l’année, une vraie boule de nerfs. Lors de notre première rencontre, je me suis sentie examinée sous toutes les coutures. J’ai adoré travailler avec lui, même si c’était parfois très dur : il essayait de m’extirper des choses que je ne voulais pas faire sortir de moi-même, il était étouffant. Il y a eu des pleurs, des crises de colère, des portes claquées… Il allait trop vite, était très impatient. Parfois, nous défaisions son travail derrière son dos, il revenait et le refaisait. Je suis même allée réenregistrer des voix qui ne me plaisaient pas sans le lui dire. Malheureusement, il m’a prise la main dans le sac et j’ai bien cru que j’allais mourir sur place. Il était surtout là pour canaliser nos énergies. Il a une telle personnalité, une telle puissance qu’en réaction, notre groupe s’est soudé contre lui. C’est un artiste avant tout, pas un producteur. Il fait ça quand ça le chante, quand il sent qu’il a quelques affinités musicales avec le groupe. Et probablement pour l’argent, ce qui n’est pas très romantique. »
Rooms, résultat d’une collaboration sous tension entre deux fortes têtes aux egos bodybuildés, ne pouvait manquer d’être un disque tendu, passionné, bouillonnant de violence à grand-peine contenue. Piano à la fureur sous-jacente, violons lyriques ou colériques, cuivres tumultueux, voix hésitant sans cesse entre une doucereuse cruauté et une férocité débridée : les compositions d’Astrid Williamson intriguent par cette frénésie que l’on sent réprimée. Foulée, comme pour ne pas laisser apparaître des fêlures qu’on soupçonne profondes, décelables à demi-mot. « Je préférerais prendre mes chansons à la légère, mais il faut toujours que je les ressasse dans ma tête. Rooms est épuisant de densité, de sensibilité, j’aurais envie de me tourner vers des airs plus pop, plus gais, avec des paroles moins sombres, moins passionnées, qui m’impliqueraient moins. Parfois, j’en arrive à m’inquiéter pour mon état de santé mentale, je suis si caractérielle… Une de mes grandes hantises est qu’un jour mon père me demande ce que signifient certaines de mes paroles. Car souvent, j’écris simplement parce que j’aime le son des mots, leur tonalité et la cohérence des images qu’ils représentent. Je n’aime pas écrire des paroles analytiques, comme le font très bien Morrissey ou Jarvis Cocker. » Méprisant les comparaisons douteuses avec Lush ou Tori Amos, Astrid Williamson préfère fermer les yeux et les oreilles sur ses contemporaines pour se mesurer à Kate Bush, qu’elle admire « pour sa maîtrise de l’instrumentation et des arrangements », ou Carole King, même si elle se sait « encore loin d’avoir écrit des chansons aussi fortes que You’ve got a friend ou Natural woman ». Une passion pour les mélodies et les arrangements très tôt révélée. Fille de « parents aux egos démesurés, qui ne faisaient que tirer la couverture à eux et ne pensaient qu’à monter sur scène », nourrie par maman chanteuse professionnelle à Maria Callas et par papa musicien à Hank Williams, Astrid Williamson se rêvait pianiste de concert depuis l’âge de 8 ans. Mais pas assez de talent, pas assez de patience pour réussir dans les prestigieux conservatoires : la bonne occasion de passer au rock, pas regardant sur le solfège, qu’elle découvre chez un de ses nombreux cousins « en jouant au Monopoly et en écoutant les Beach Boys, tous les soirs ». Fan de Joni Mitchell, des Beatles, de Led Zeppelin, de Springsteen et de Miles Davis, elle revendique fièrement la non-appartenance de son groupe à un mouvement musical actuel, ne se sent surtout aucune attache et, diplomate, cite en vrac Burt Bacharach, Noel Gallagher ou Gary Barlow, de Take That, parmi ses compositeurs favoris. Dédaignant les modes, trop sauvageonne pour frayer avec la très basse cour du rock londonien, Astrid Williamson consacre toute sa furieuse énergie à l’écriture, s’enthousiasme pour quelques arrangements étonnamment hors temps, brime et ligote son étrange nature dans des chansons proches de l’implosion. « Björk est l’artiste dont je me sens la plus proche. Debut a marché grâce à sa diversité, sa sensibilité, son espièglerie, son sens de l’individualisme et son origine géographique. Je me sens proche d’elle pour cette raison : où que j’aille, il est très rare que je rencontre des concitoyens, car personne ne vient des îles Shetland. Pourtant, je ne m’y suis jamais sentie perdue ou coupée du reste du monde, j’adorais vivre là. Les Shetland ont leur propre culture, leur propre identité, fascinante. Ça a été un vrai déchirement d’en partir. Mais déjà à l’époque, je voulais le beurre et l’argent du beurre : rester dans ce refuge où les seuls bruits sont ceux des éléments et jouir des lumières de la ville. J’étais frustrée parce que je savais que c’était à Londres et à Londres seulement que j’avais une chance de réussir. A 19 ans, je rêvais d’aller à la capitale pour trouver un pygmalion qui fasse de moi une pop-star. Quand j’y suis enfin arrivée, cette frustration s’est transformée en créativité. Lorsque j’ai décroché mon premier job de pianiste de boîte, je passais tous les soirs dans la prestigieuse Shaftsbury Avenue et je ne pouvais pas m’empêcher de rire, de me dire « Ça y est, j’y suis enfin, je suis en train de travailler dans Soho au beau milieu de la nuit. » J’avais l’impression que ma vie commençait enfin. J’avais attendu depuis ma naissance d’être au centre du monde et là, j’y étais. J’étais débordante d’énergie, prête pour cette existence. »
Une telle ambition laisse peu de place aux autres membres du groupe, transparents faire-valoir au service d’une chanteuse s’avouant naïvement éblouie par le showbiz, étourdie par la perspective d’une gloire au bout de la langue. Véritable petit tyran pendant les répétitions du groupe, traitant les autres membres de Goya Dress comme d’occasionnels accompagnateurs et les techniciens comme des outils pointilleuse jusqu’au déraisonnable, elle martyrisera pendant dix
bonnes minutes un technicien pour qu’il règle un écho impossible sur sa voix , elle oublie en concert sa poigne de fer et se laisse aller avec une grâce qui se voudrait théâtrale mais qui masque à grand-peine une fragilité et un mal-être palpables.
Moulée dans une robe pivoine à la PJ Harvey, Astrid Williamson pas du genre à se rouler par terre et à hurler ses chagrins se laisse happer par une tristesse remarquablement retenue (Scorch) avant de laisser exploser au piano une violence sourde et menaçante (Rooms). Celle-ci rôde, n’attaque jamais l’auditeur de front mais affole les sens en permanence sur le qui-vive devant cette chanteuse à la folie beaucoup moins évidente et beaucoup plus inquiétante que celle de Tori Amos, aimable actrice de la démence déjantée. Toujours tendue elle passera la totalité de l’interview à tirer nerveusement les manches de son pull , la chanteuse ne se livre qu’au compte-gouttes, avare de sa personnalité, radine comme une Ecossaise du Grand Nord quand il s’agit d’éclairer le mal-vivre qui suinte de son album. « J’ai eu une enfance plutôt mouvementée, mes parents ont divorcé, on a déménagé des Shetland à Manchester, de Manchester à Glasgow. Gamine, j’étais extrêmement émotive, rêveuse. Je me sentais coupable et pleurais quand je découvrais qu’une de mes poupées était tombée par terre durant la nuit. Mon instabilité vient de là. Je n’ai jamais eu une vie consistante et continue… C’est bien d’exposer ses tripes à l’air sur scène, mais je ne pourrais pas le faire. Chez moi, c’est beaucoup plus insidieux. Les personnes réellement folles et tristes n’ont pas besoin ou envie d’aller sur scène hurler leur désespoir. Moi, j’ai passé ma vie à slalomer entre ma raison et mes pulsions. Mes chansons émergent de ces fêlures et sont très pures, à l’opposé de ma vie qui n’est qu’un gigantesque compromis. J’admire les gens qui ont des principes, qui sont complètement honnêtes, qui collent à leur rôle, mais je suis très terre-à-terre, voire vaguement machiavélique. J’aurais voulu garder pour moi un brin de cette pureté que je mets dans mes chansons. »
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