Les Italiens de la Societas Raffaello Sanzio, emmenés à Avignon par Romeo Castellucci, charcutent les voix du pouvoir et font vibrer un Giulio Cesare jusqu’à l’effroi.
Un vieil homme nu regarde ses pieds, il prononce en balbutiant « Veni vidi vici ». Dans quelques secondes, Jules César sera assassiné par son fils Brutus. La toilette du mort est faite de son vivant, Brutus cogne une épée contre le roc, du sang s’échappe, la bande-son diffuse le bourdonnement incessant des mouches. Ames sensibles s’abstenir, ce Giulio Cesare de Shakespeare est un voyage au bout de l’enfer avec fantômes et morts vivants en guides accompagnateurs. Romeo Castellucci, le maître d’oeuvre de ce cauchemar, n’est pourtant qu’un monstre de douceur, presque un ange. Cet ancien élève des beaux-arts a aujourd’hui 38 ans, et officie avec sa soeur Claudia et Chiara Guidi depuis presque vingt ans au sein de La Societas Raffaello Sanzio, un nom en référence au peintre académique Raphaël dont le surnom « Sanzio » voulait dire « sanction ».
Romeo a lu Dante, la Bible, connaît sur le bout des doigts tous les maîtres de théâtre et a fait siens les célèbres préceptes d’un des maîtres du théâtre contemporain : Stanislavski et sa méthode des actions physiques. Il y a sûrement autant d’interprétations des textes théoriques de Stanislavski qu’il y a de metteurs en scène, toujours est-il que Romeo Castellucci s’y attache littéralement, cherchant derrière chaque situation l’action, donc le corps. C’est dans l’ancienne école de ferronnerie de Cesena, un petit village de 10 000 habitants proche de Rimini (la ville de Fellini), que cette oeuvre particulière se construit. « Je suis très bien dans cet endroit car je n’ai aucune stimulation extérieure. Il n’y a rien dans ce village, et pour mon travail c’est parfait. » C’est là qu’il a également créé un théâtre pour enfants où il met en scène des spectacles pour et avec les bambins. « Pour moi, il n’y a pas de différence entre Jules César et le Petit Poucet. Le théâtre est un monde de l’enfance, de l’imaginaire. » Le choix des pièces ne le trahit pas, Le Petit Poucet ou Hansel et Gretel pour les enfants, L’Orestie, Hamlet, Sacher Masoch ou Jules César pour les grands, les ogres de la Societas Raffaello Sanzio n’ont même pas une botte de sept lieues qui les sépare !
Son travail à partir des textes chamboule toute explication littéraire pour n’en retenir que la seule puissance organique. C’est méthodiquement donc qu’il s’attaque à la pièce de Shakespeare, et à en chercher la voix, il en trouve l’organe. L’acteur qui ouvre la scène expose l’intimité de ses cordes vocales par le truchement d’une caméra placée dans sa gorge. L’image nous est restituée sur grand écran, véritable scène d’accouchement de l’impalpable, la naissance du langage. « Notre point de départ a été la manipulation du langage, de la parole. Giulio Cesare est un rituel de théâtre où la parole du pouvoir est devenue vide de sens. » Paroles si vides que les personnages possèdent tous un artifice vocal pour tenter de les remplir. La Societas Raffaello Sanzio est profondément politique dans sa dramaturgie, par le choix des textes mais aussi par celui des acteurs. Romeo Castellucci fait son casting dans la rue. « La représentation ne m’intéresse pas. Les acteurs sont presque toujours des gens plutôt calibrés, à l’image des publicités où tout le monde semble peser le même poids et avoir la même taille. C’est une vision tellement réductrice de l’humain. L’humanité est beaucoup plus riche que ces représentations. Pour moi, le théâtre, la scène, c’est le danger, et bien souvent les acteurs professionnels possèdent une technique, un savoir-faire, qui élimine tout danger. En travaillant avec des non-professionnels, le danger est immédiat. »
Les acteurs de Giulio Cesare ne répondent en effet à aucun canon esthétique sinon celui de la différence : Cicéron est obèse, les Brutus et Cassius de la deuxième partie sont incarnés par deux jeunes femmes, l’une squelettique, l’autre à peine moins anorexique. Des corps en détresse, véritables SOS lancés à la face d’un monde malade où la véritable obscénité apparaît sous les traits lisses de visages sans histoires et de corps fabriqués. Cicéron, énorme, marche d’un pas lourd imposé par sa masse. Il s’asseoit et découvre un dos, où de chaque côté sont peintes les deux ouïes de violon de la célèbre photo de Man Ray. Clin d’oeil surréaliste dans la gravité ambiante, il marque aussi le trait d’esprit de l’étrange esthète qu’est Romeo Castellucci. Il y aura d’autres de ces petits moments, légers courants d’air frais dans l’atmosphère oppressante et lourde. « Ces petits signes, je les utilise comme un thermomètre que l’on mettrait dans une eau bouillante et que de temps en temps on plongerait dans une eau glaciale. J’aime bien ces effets de rythme et de dépressions. » Sur les flancs d’un cheval sont inscrits les mots en hébreu du Livre de David, signes prémonitoires qui lui annonçaient sa mort prochaine. Romeo Castellucci est aussi croyant. « Je ne me reconnais absolument pas dans le catholicisme tel qu’il est pratiqué aujourd’hui, mais je crois en Jésus-Christ. C’est pour cela aussi que dans Jules César c’est bien plus l’aspect eucharistique que l’aspect politique qui m’intéresse ; Jules César, ce sont les mêmes initiales que Jésus-Christ. »
La deuxième partie du spectacle est une apocalypse, la fin d’un monde de paroles, de pouvoir et de théâtre. Brutus erre, promenant sa terrifiante maigreur dans les ruines d’une salle de théâtre entièrement calcinée d’où se dégage encore la fumée du feu récent. Cassius l’accompagne. Elle porte, dérisoire, un gant de boxe totalement disproportionné au regard de la fragilité de son corps. On les dirait immatérielles, faisant déjà partie d’un autre monde. Aucun excès dans les mouvements, le temps semble même ralenti à l’extrême et, curieusement, ce paysage de désolation tout de noir et de gris est source d’apaisement. La mort devient l’option naturelle, les voix se font chuchotantes, fluettes, légères. Les vivants n’ont plus peur, suivent tranquillement le chemin qui les mène à la mort, sans inquiétude, et l’enfer devenu si calme prend presque des allures de paradis. Un paradis qui se révélerait comme le négatif d’un cliché photographique. Aucun acte gratuit dans ce spectacle, aucune volonté provocatrice. « La provocation ne m’intéresse absolument pas. Elle est si pauvre ! Elle ne permet aucun dépassement, aucun voyage imaginaire et émotionnel. » On sort de Giulio Cesar complètement sonné, et la douceur de la langue italienne ne fait que davantage résonner l’effroi qui nous poursuit.
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