Le début d’été 2017 a vu la disparition d’un membre éminent des Rolling Stones. Pas Mick, ni Keith bien sûr. Pas Charlie non plus. Pas même l’insupportable Ron Wood malgré ses démêlés avec un cancer du poumon. En fait, cette perte ne concerne pas un “membre” au sens musicien du terme. Ce qui explique […]
C’est autour du blues et d’Anita Pallenberg, soleil noir des Stones, que gravite cet album né dans le chaos mais en quête de rédemption.
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Le début d’été 2017 a vu la disparition d’un membre éminent des Rolling Stones. Pas Mick, ni Keith bien sûr. Pas Charlie non plus. Pas même l’insupportable Ron Wood malgré ses démêlés avec un cancer du poumon. En fait, cette perte ne concerne pas un “membre” au sens musicien du terme. Ce qui explique le peu d’intérêt des grands médias à la veille des vacances. Pourtant, avec le décès d’Anita Pallenberg, la légende des Stones, dans ce qu’elle nous propose de plus sulfureux, s’est vue amputée d’une part significative d’elle-même. Une part envers laquelle certains se sont montrés relativement avares question hommage.
A l’annonce de son décès, Keith s’est contenté d’un tweet expéditif de pure convenance, du genre “femme formidable qui reste à jamais dans mon coeur…”. Voilà pour celle dont il a partagé la vie durant treize ans, avec laquelle il a conçu trois enfants. Il est vrai que leur parcours amoureux n’a rien eu d’une balade en barque sur le lac Léman au son d’une valse viennoise, tant il est jonché de trahisons, de seringues et de flaques de sang.
Ex-mannequin et actrice occasionnelle à la beauté carnassière, Anita s’est d’abord fait connaître en tant que maîtresse de Brian Jones avant de devenir la compagne de Richards. Tout en ne manquant pas de cocufier ce dernier avec Jagger pendant le tournage de Performance, film de 1969 dont elle partage la vedette avec le chanteur.
Cette carrière de Messaline suffit déjà à lui valoir une influence majeure sur un groupe dont l’essence même ne pouvait qu’attirer pareille créature, scandaleuse à souhait, insatiable de plaisirs et de substances illicites. Mais pour lui rendre entièrement justice, on se doit d’ajouter qu’elle a aussi été décisive dans le relookage du groupe au moment où, la mode psychédélique aidant, sa garderobe s’est enrichie de toilettes et d’accessoires orientaux. Et qu’elle a contribué à installer les drogues dures, cocaïne et héroïne, au centre des pratiques stupéfiantes de son couple.
Si bien qu’il y a deux façons d’envisager son apport. L’une consiste à ne voir en elle qu’une belle perverse, une infatigable tentatrice fouteuse de merde. Au sein des relations Jagger/Richards notamment. L’autre, de lui reconnaître un rôle de muse que même Marianne Faithfull n’a jamais tenu aussi puissamment. Et de cette aura trouble, l’album Let It Bleed va profiter en premier lieu.
La prochaine fois, le feu
“Je sens qu’aujourd’hui l’orage menace ma vie même.” Lorsque Keith Richards écrit cette ligne, digne d’un classique du blues du Delta, qui ouvre la chanson Gimme Shelter et le huitième album des Stones, un orage se déchaîne effectivement sur Londres. Il y a orage quand il y a de l’électricité dans l’air. Et pas seulement au sens atmosphérique. Au moment où Richards compose ce titre, il sait tout de l’aventure entre Anita et Jagger et se sent doublement trahi.
Or, avec ces images apocalyptiques de rues transformées en brasiers, de villes submergées par les eaux, Gimme Shelter ouvre une perspective plus large qui échappe à la conscience même de son auteur. Car si l’on en revient aux circonstances qui accompagnèrent l’enregistrement et la sortie de l’album, on est frappé par le caractère prémonitoire de Gimme Shelter, premier titre à avoir été enregistré à la fin de 1968, et l’on comprend ce réflexe consistant à chercher un abri (shelter) au plus vite.
L’intro compte parmi les joyaux d’une panoplie pourtant déjà fournie à l’époque (dans le genre chef-d’oeuvre, celle de Jumpin’ Jack Flash fait date aussi). Ces notes de guitares tombant telle une rosée acide matinale, ces voix spectrales qui hululent en rampant et ces percussions qui émergent avec la lenteur étudiée d’une nichée d’araignées déployant leurs pattes. Rarement intro aura généré pareille sensation de menace.
Or, que se passe-t-il pour qu’au cours de cette année 1969 il y ait tellement urgence à trouver refuge ? Passons sur la routine des drug busts (Mick et Marianne arrêtés et condamnés pour marijuana), sur les accidents de la route (Keith et Anita enceinte), sur les fausses couches (Marianne), les tentatives de suicide (encore Marianne), sur la rupture avec Decca et les tensions avec le manager Allen Klein.
https://www.youtube.com/watch?v=GNTH9zmleBE
1969, année de tous les dangers, va surtout se distinguer avec le décès accidentel (certains disent le meurtre) de Brian Jones et le désastre d’Altamont qui voit un jeune Noir se faire poignarder à mort pendant leur concert par une bande de Hells Angels embauchés comme service d’ordre. François Bon, dans sa biographie 1, écrit qu’Altamont c’est “le rêve hippie devenue poche vide qui se remplit soudain du pire”.
Ayant dépassé le stade du simple flirt avec le mal que symbolisait Sympathy for the Devil, le groupe se voit soudain précipité dans un tourbillon de mésaventures et de tragédies comme résultat possible de sa complaisance avec les forces obscures. Anita n’a-t-elle pas transformé une pièce de la maison de Cheyne Walk à Londres, où elle vit avec Keith, en antre satanique, faisant de la cheminée qui s’y trouve un autel pour magie noire ?
C’est ainsi que Let It Bleed est devenu ses Liaisons dangereuses, disque prodigieusement savoureux conçu à l’aide de sentiments éminemment mauvais.
Devenir monstre
Dans son autobiographie 2, Marianne Faithfull évoque les métamorphoses qui s’opèrent sous ses yeux pendant cette période particulièrement fertile. Sur Mick : “Quand il a eu besoin d’un nouveau personnage pour les Stones de Beggars Banquet et Let It Bleed, il a choisi d’adopter celui qu’il joue dans le film Performance.” Autant dire un dandy aux intentions louches, aux moeurs dépravées. Un Des Esseintes rock’n’roll dont la nature (plutôt la contre-nature) s’incarne à ravir dans le brûlant Live with Me (“J’ai de mauvaises habitudes, je prends mon thé à 3 heures et mange de la viande vieille d’une semaine”).
Dès lors, il lui devient facile de se glisser dans la peau de l’étrangleur de Boston, Albert DeSalvo, pour l’un des sommets du disque, Midnight Rambler. Mick pousse la perversité jusqu’à utiliser dans la chanson les mots exacts que prononce DeSalvo lors de sa confession pour le meurtre de la jeune Beverly Samans.
Le titre deviendra aussitôt le clou de leurs concerts. Un vertigineux toboggan de près de sept minutes avec son lent décollage, sa brutale accélération. Jusqu’à ce paroxysme où s’opère chaque soir sur scène une manière de lycanthropie : Jagger à deux doigts de se changer en loup-garou sous nos yeux, exploit que n’aurait pu renier Howlin’ Wolf et autres Muddy Waters. D’ailleurs pour Keith, Midnight Rambler c’est comme si “le bon vieux temps du blues essayait de me mordre la nuque”. 3 Et Jagger harmoniciste s’y hisse à son plus haut niveau.
Amours tragiques
Si ce retour au blues, aux racines d’un art qui les a modelés avant qu’ils ne le modèlent, était déjà en germe sur Beggars Banquet, avec Let It Bleed il redevient central. Au point que leur version du Love in Vain de Robert Johnson est certainement ce qu’ils nous ont fourni de plus syncrétique dans le genre. Nul autre idiome mieux que celui-ci n’aurait su héberger autant d’émotions tordues, de turpitudes sexuelles, de chagrins amers, cette vase affective que la mort de leur guitariste et leurs démêlés conjugaux viennent agiter d’un seul coup comme l’hélice d’un bateau, et que Let It Bleed recueille dans ses sillons.
https://www.youtube.com/watch?v=ao9Rbr7uybQ
L’amour en vain, alors que Jagger et Marianne sont au bord de la rupture, qu’Anita fait des siennes…what else?
D’ailleurs, si Let It Bleed était un film, non un album, Anita y tiendrait presque tous les rôles féminins. Elle est celle toujours présente “quand tu as besoin d’un peu de coke et de sympathie” dans le titre Let It Bleed au déhanché canaille, celle qui te “mouche le nez et te met la tête à l’envers” dans Country Honk, version péquenaude, salace et joviale qui préfigure Honky Tonk Women, où Mick Taylor, remplaçant de Brian Jones, fait ses débuts à la guitare. Elle est celle qui inspire à Keith la sublime déclaration de You Got the Silver, ballade joyau où se reflètent autant l’amour que son ombre portée, la vulnérabilité.
Anita qui sur ce disque a plus d’importance qu’un Bill Wyman (d’autant que toutes ses parties de basse sont refaites par Keith en studio). Et autant que toutes les petites mains venues en renfort : Nicky Hopkins et son piano (son intro de Monkey Man est une merveille), Ry Cooder et sa mandoline sur Love in Vain, Bobby Keys et son saxophone sur Live with Me, Jimmy Miller et Glyn Johns aux manettes. Sans oublier Al Kooper, omniprésent sur You Can’t Always Get What You Want, apothéose qui clôt ce méchant disque avec une empathie pour le genre humain digne des Beatles ! Comme si, après le grand tumulte qui précède, ce gospel où s’illustre une chorale arrangée par le génial Jack Nitzsche arrivait pour absoudre tous les péchés, transgressions et sacrilèges commis auparavant.
Un baptême à l’eau bénite pour chasser le diable, cicatriser les blessures du coeur et accorder le repos aux morts.
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