En 1997, le rock anglais est souvent allé chercher des réponses à l’hospice.
Alors que l’on ressortait les Who et Quadrophenia du formol, les faux jeunes groupes se pressaient sur des albums hommages aux Small Faces ou à Jam, d’Oasis à Ocean Colour Scene. Ou comment l’Angleterre du rock, au lieu de scruter la ligne bleue à étoiles de l’Europe, a préféré lorgner son nombril fripé, quitte à presque nous dégoûter à vie de tous les Bowie, de tous les Paul Weller ainsi pris en otages. Et d’inventer le rock-à-papa, plein aux as.
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C’était, sans qu’on le sache, un jour de fête nationale. Londres était irradié ce matin-là d’un soleil anormal qui semblait porteur d’une nouvelle d’envergure. Dans les allées du magasin Tower Records d’Oxford Circus, très fréquentées pour une heure si matinale, nous tombions nez à nez avec une vieille connaissance du rock anglais, l’un de ces leaders saisonniers des charts indépendants qui n’avait malheureusement pas confirmé les espoirs placés en lui. Ce brave garçon et son groupe à quoi bon en rappeler le nom, ils sont des dizaines dans le même cas avaient été montés
en épingle par la presse quelques années plus tôt pour avoir été parmi les pionniers audacieux du rapprochement fécond de la pop et du groove : une ouverture béante, celle du baggy-sound avec Madchester comme épicentre, et par laquelle jaillirent les Stones Roses et une horde dissipée de fauteurs de trouble qui s’étaient donné pour but d’amener les Small Faces à dégourdir leurs vieilles cannes sur le dance-floor. Mais pour notre ex-pop-star tombée dans l’oubli, l’euphorie baggy était déjà loin. Le seul objet de sa présence à la première heure dans l’enceinte du magasin était l’une de ces petites joies mesquines qui régissent les vies anonymes : acquérir avant tout le monde le nouvel album de Paul Weller, Stanley Road, dans tous les formats disponibles. Du coffret de six singles en édition limitée au CD, en passant par le vinyle dépliable en carton fort, ce maniaque avait dépensé sous nos yeux une part non négligeable de ses indemnités de chômage et partait avec les douze mêmes chansons emballées de trois manières différentes.
Le printemps 95 signalait donc le retour au bercail du leader emblématique de l’Angleterre des années 78/82 après un long exil chez l’ennemi, et personne ne pouvait y échapper. Dans les rues de Londres, ce jour-là, entre les devantures de kiosques à journaux et celles des magasins de disques, on allait croiser des centaines de fois le visage de Paul Weller parfois en surimpression d’une cocarde, comme à la une de Time Out : aucun doute possible, c’était bien le Weller mod, l’ex-teigne géniale des Jam, qu’on célébrait, et non son double qui croupissait depuis quelques années dans l’adult-rock, en quête d’une respectabilité chez les lecteurs de Guitar & bass. Sans le savoir, on vivait là le coup d’envoi d’une vaste entreprise de reconquête de ses symboles par la jeunesse britannique, furieuse à l’idée de voir menacée l’étanchéité nationale vis-à-vis du reste du monde le tunnel sous la Manche avait ouvert ses portes depuis quelques mois et qui optait pour un repli frileux sur des valeurs ô combien usées et rétrogrades. Peu importait alors que Paul Weller, du temps de Style Council, ait incarné le parfait globe-trotter européen, ce social-traître à la solde des produits de luxe continentaux. Peu importait ses albums solo au ventre mou dont pas une note, pas une chanson, n’aurait dignement souffert la comparaison avec le moindre des brûlots qu’il écrivait du temps des Jam. A ce titre, Stanley Road était d’ailleurs un prototype : une grasse lampée de soupe aux requins relevée çà et là de quelques pincées autobiographiques qui suffirent pourtant à flatter le vieux c’ur sensible des mods, prêts à tout pardonner en bloc à leur plus fidèle représentant mondial.
A son corps défendant, un type admirable s’est ainsi laissé embaumer vivant, statufié dans la fleur de l’âge, au nom d’on ne sait quels réflexes patriotiques dont les Anglais se rendent périodiquement coupables. Depuis, avec Paul Weller comme garant de sa piteuse morale, une nouvelle génération de groupes est apparue au fil des mois, exhumée le plus souvent des cendres de modes passées le baggy, justement, ou la pop anorak , et domine actuellement les hit-parades anglais. Personne n’aurait misé un penny sur l’avenir d’un groupuscule frelaté comme Ocean Colour Scene, et ce sont pourtant ces médiocres faiseurs et leurs scooters d’occasion qui ratissent les parts les plus juteuses du marché britannique du disque depuis des mois.
Peu de temps après l’épisode de frénésie wellerienne, un groupe alors majeur dans le paysage du rock anglais, Blur, usait des mêmes ficelles pour promouvoir The Great escape, son quatrième album : dans la spacieuse vitrine du HMV, le plus gros magasin de disques londonien, étaient exposées à la demande du fayot Damon Albarn des pochettes des Small Faces, des Who, des Jam et de quelques groupes déterminants de l’histoire anglaise, le tout sur fond d’Union Jack barré de ce slogan fumeux et opportuniste : In Mod we trust!
Complice, voire initiateur de ce repli anglo-centriste (très triste), Blur s’en est tiré en écrivant de grandes chansons et en embrouillant habilement des pistes trop balisées qui, de toute façon, ne les auraient menés nulle part. Nulle part, c’est à peu près où en sont rendus aujourd’hui les moins doués : Cast, Gene ou Shed Seven. C’est encore ce qui guette les 60ft Dolls et Northern Uproar. Après des premiers albums honorables, tous semblent désormais contaminés par ce virus de l’autocomplaisance du rock anglais par rapport à ses mythes fondateurs : les uns lorgnent vers les Stones, d’autres pillent le sarcophage des Who, d’autres encore séquestrent Bowie dans leurs cerveaux trop étroits. La plupart affichent une morgue et une suffisance apprises par c’ur sur les photos des classes 65 ou 80 et se rêvent déjà en Steve Marriott, les petits marioles. Rien de comparable avec le très timide revival mods des années 80 qui vit émerger les Direct Hits et autres Jet Set , avec sa fougue bienfaitrice, son absence de sérieux, son autodérision tout à fait maîtrisée.
A voir tous ces groupes se disputer un bout de la couronne d’Angleterre, on en vient à déduire qu’ils sont nés et ont grandi dans le seul but d’enregistrer un jour un tribute aux Small Faces ce qu’ils finirent par faire l’an passé ou aux Jam, comme on nous le promet dans les semaines qui viennent. On a connu des desseins plus enviables. Complaisamment relayée orchestrée ? par le stupide magazine Loaded, sorte de Newlook prolo, cette image nouvelle d’une Angleterre grivoise quant à ses manières, mais endémiquement rigoriste et bornée, prêterait à sourire si ce nationalisme larvé n’était pas devenu une valeur marchande d’importance nationale. Même le succès planétaire d’Oasis, le groupe le plus débrouillard de cette génération de larbins, est à interpréter comme l’ultime sursaut d’une Angleterre qui s’estime menacée et agrippe sa fierté comme une vieille dame serre son sac à main en rentrant des courses.
La parano des politiciens anglais, vis-à-vis de l’Europe communautaire notamment, reçoit chaque jour un écho approbatif inespéré de la part de quelques pop-stars influentes, les mêmes qui soutiennent les travaillistes et vivent au quotidien sur des valeurs conservatrices. Musicalement parlant, à force de recettes éculées, ces types finiront par nous dégoûter des Small Faces ou des Jam comme leurs aînés ont manqué d’y parvenir de justesse avec le Velvet, les Beatles ou les Smiths. Bien sûr, on pourra juger plus grave encore l’essor soudain des Spice Girls ou de Kula Shaker et Mansun, mais il faudrait pour ça avoir montré un jour la moindre sympathie coupable pour Bananarama ou Yes, ce dont on s’est toujours gardé.
C’est parce que les Jam furent un temps les maîtres incontestés de l’Angleterre qu’on vénère, c’est parce que ce groupe a sans doute gravé des singles parmi les plus inusables du rock britannique, qu’on a peine à les voir ainsi pris en otage par des nains de jardin. Tout ce qu’on retiendra en revanche d’Ocean Colour Scene et des mods actuels, c’est cet exploit qui consiste à installer sur leurs Lambretta des rétroviseurs de plus en plus nombreux et proéminents : une façon de garder l’œil en permanence rivé derrière eux, sur un passé glorieux figé dans les souvenirs sépia d’une Angleterre dominante et sûre d’elle, au risque de finir comme à chaque fois dans le ravin de l’histoire.
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