Le Québécois Robert Lepage revient en France avec un nouveau spectacle, La Géométrie des miracles : la rencontre entre l’architecte américain Frank Lloyd Wright et le gourou russe Gurdjieff, créateur des danses mathématiques.
Pour ce Canadien québécois, nourri au sein siliconé de la culture nord-américaine, ce sont de toute évidence la télévision et le cinéma les premières sources d’influence. Des spectacles construits comme des scénarios, une écriture avec flash-backs, gros plans et fondus enchaînés… Du théâtre comme au cinéma, direz-vous ? Justement pas, c’est bien de spectacle en chair et os qu’il s’agit. Un théâtre qui mélange sans complexe ni culpabilité intellectuelle un langage aussi banal que celui d’une sitcom avec celui d’une forme esthétique extrêmement élaborée. Sous une apparente simplicité narrative, il explore les réponses des destins individuels aux contextes historiques. Une manière de faire que l’on retrouve chez ses cousins des Etats-Unis, Bob Wilson ou Peter Sellars par exemple, et très différente de la tradition narrative européenne qui ne prend jamais de formes aussi directes, ou alors dans le théâtre de boulevard et sans grandes inventions scéniques. Dans l’ancienne caserne de pompiers qu’ils ont investie à Québec, Lepage et son équipe d’Ex-Machina jouent aussi les apprentis sorciers, mettant en scène La Tempête de Shakespeare dans un décor entièrement virtuel. Comme Lepage l’avoue lui-même, « ça ne marche pas encore très bien » (pour ne pas dire pas du tout), ce qui ne les empêche pas de persévérer, notamment avec le projet de cabaret technologique associant des scientifiques aux artistes pour exploiter entre autres le potentiel de rayons aux noms plus barbares les uns que les autres. « Le mélange de la science et de l’art permet de trouver l’acte poétique à travers une technologie qui, il faut bien le dire, est généralement créée à des fins militaires. Par exemple l’UV 14,5, ça peut griller toute une population, mais utilisé par des artistes, on peut en trouver l’effet poétique ! »
Egalement cinéaste, Lepage réalise des films à partir de ses spectacles et prolonge ses interrogations sur un site Internet consacré à la réalisation cinématographique à partir de pièces de théâtre. Les spectacles de Robert Lepage ont une particularité : ils se confrontent au public à tous les stades de leur développement, au risque de la plantade, et s’autorisent une évolution permanente, aussi bien pour le cabaret technologique que pour des spectacles plus traditionnels comme La Géométrie des miracles présenté à Créteil dans le cadre du Festival d’automne. Malgré sa réputation internationale et les moyens qu’il met en oeuvre pour élaborer ses projets, Lepage perturbe toute l’idée de produit fini et prend la notion de spectacle vivant au pied de la lettre, laissant les représentations évoluer de tournée en tournée, bousculées par la vie qu’elles mènent.
Construit à partir des éléments basiques du théâtre une scène, des acteurs, une histoire , La Géométrie des miracles est entièrement basé sur des faits réels et met en scène deux fortes personnalités dont la rencontre était a priori improbable : l’architecte américain Frank Lloyd Wright et le Russe George Ivanovitch Gurdjieff, philosophe épicurien, inventeur des danses mathématiques, devenu gourou. Dans le décor très sobre d’une scène de bois surmontée d’un grand écran, le spectacle travaille sur une articulation autour d’événements historiques et de courants de pensée qui traversent les continents. C’est, par exemple, le collage de l’avènement de Staline au pouvoir et l’élimination de Meyerhold avec les théories architecturales de Wright ou du Corbusier, les positions pacifistes de Wright pendant la Seconde Guerre mondiale, et ses étudiants incarcérés pour objection de conscience. Par le truchement d’une simple table à dessin qui devient tour à tour piano, parloir de la prison de Devon…, nous nous baladons de la maison de Frank Lloyd Wright au bureau de Mr Johnson (celui à qui l’on doit Plizz et le Fly-Tox) via le mausolée de Lénine. Deux chaises et un contrôleur polyglotte permettent de remonter le temps : on passera par l’Allemagne nazie pour finir dans l’URSS de Staline, et il suffira d’une dizaine de verres sur lesquels reposent le même nombre d’assiettes pour faire apparaître le célèbre bâtiment de Johnson Wax.
L’histoire démarre en 1959, quand, à 62 ans, l’architecte entame une nouvelle carrière sous l’influence de sa jeune et ambitieuse épouse russe Slevana. Personnage pivot du spectacle, elle en est aussi le fil conducteur. Amie de Gurdjieff, elle le présentera à son mari ; c’est elle qui aura l’idée de mettre en place l’école de Frank Lloyd Wright et elle imposera aux étudiants de l’architecte une discipline gurdjiévienne, avec tenues blanches et mouvements mathématiques obligatoires. Ses dernières volontés révèlent parfaitement le tempérament de dictateur de la bonne femme. Elle exigera que le corps de son mari soit exhumé, non pas pour en faire une analyse de l’ADN à l’instar de notre Montand national, mais parce qu’elle ne supportait tout simplement pas l’idée que son homme repose aux côtés de sa première femme morte tragiquement assassinée.
Si La Géométrie des miracles parle d’architecture, c’est tout autant des édifices que de la construction de l’homme qu’il s’agit, d’une réflexion autour de l’interaction entre le groupe et l’individu et de la prise de pouvoir. On y voit le fils de Frank Lloyd Wright se débattre avec le roman familial et tomber amoureux d’une jeune femme russe nommée elle aussi Slevana et qui n’est autre que la fille de Staline. Une union qui ne fera pas long feu, la jeune femme retrouvant auprès de sa belle-mère un dictateur digne de son Joseph de père dont elle avait fui l’emprise.
On reste malgré tout en retrait de cette Géométrie et l’on a du mal à s’attacher aux personnalités des deux célébrités par trop figées. Gurdjieff, fantôme déguisé en diablotin caricatural, un rien satyre, revient hanter les froides pensées de l’architecte sans que l’on parvienne vraiment à y être sensible ; les épisodes passent agréablement, sans plus. Mais n’oublions pas que la version de La Géométrie des miracles qui nous arrive est en pleine croissance, certains personnages n’ont pas encore pris corps quand d’autres manquent d’épaisseur. Comme le souligne Robert Lepage, ça fait partie du jeu. « Marie Brassard (membre de la compagnie depuis quinze ans) vient par exemple d’introduire le personnage de la plus jeune fille de Franck Lloyd Wright. Pour le moment, c’est une perruque et une robe sur un corps, mais à Créteil, elle lui aura développé tout un parcours. » A suivre…
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