Après avoir fait de la musique pop comme un métier ambitieux, le duo de « Rinôçérôse » fait de la musique comme on part en vacances : festif et contagieux, leur premier album Installation sonore embarque la house sous le soleil. Un disque particulièrement réussi, jouissif et important, d’un groupe emblématique du bouleversement vécu par la scène musicale française depuis quelques années.
Un jour, il faudra définitivement se mettre dans la tête que la mer n’est jamais arrivée jusqu’à Montpellier malgré les tentatives mégalo du maire de la ville , que Francis Cabrel n’habite pas dans l’arrière-pays et que Mets de l’huile n’a jamais été l’hymne chanté à l’unisson dans tous les bars de la ville à l’heure de l’apéro. Pour autant, Montpellier n’a jamais brillé en première division rock, la scène locale n’ayant flirté avec l’élite qu’à l’époque des alternatifs chers à Jack Lang (OTH, les Shériffs), renforcée des années plus tard par quelques forcenés hardcore venus de Sète la voisine, ou des esthètes de la pop oblique sortis des garrigues gardoises (Corman & Tuscadu). Seuls les Maracas ont pu figurer en leur temps l’idée d’une pop née à Montpellier, élevée à l’énergie étudiante, nourrie aux Byrds et aux Stones, capable de franchir les portes de la ville. A l’époque, Jean-Philippe Freu et Patou Carrié, aujourd’hui en selle de « Rinôçérôse », étaient déjà de l’aventure, tentant de barrer le navire dans la tempête, hissant une éthique de garage-band pendant que l’industrie du disque leur taillait un gentillet costard de minets poppy made in France.
Lorsque tout implose en 93, la musique a changé d’époque et Montpellier l’estivale est déjà, depuis deux ans, une des premières villes de France a céder sous les coups de boutoir de la techno, secouée par le naissant festival Boréalis, où la crème des DJ anglo-saxons dessoude le rock au bon esprit libertaire et au bpm, sur invitation des Pinguins, la visionnaire as- sociation locale. Une chance pour le duo rescapé des Maracas, qui va embarquer sur la nef techno-house sous le pseudo de « Rinôçérôse », avec la ferme intention de ne jamais revivre les cauchemars du passé. « Avec les Maracas, nous avons appris les dégâts que peut créer la notion de rentabilité dans la musique. C’est un truc invivable. Il y a assez peu de passion dans l’industrie du disque. Très rapidement, une maison de disques a fortiori une major à la fin des années 80 te bâtit une image, te parle avec insistance du son qu’elle aimerait entendre dans tes chansons. A l’époque, nous étions dans une confusion totale, chacun d’entre nous venait de terminer ses études et devait choisir entre un métier en droite ligne des années de fac ou bien se plonger dans la musique et en faire l’objectif de sa vie. Avec « Rinôçérôse », nous avons eu une démarche beaucoup plus naturelle, nous savions dès le départ que nous ne voulions absolument plus vivre de la musique. Pour nous, la musique est une sorte de naufrage social puisqu’elle ne sera plus jamais un moyen de gagner notre vie. Sur ce plan-là, nous n’avons donc aucune ambition, nous jouissons d’une liberté totale. »
Le « Rinôçérôse », Jean-Philippe Freu et Patou Carrié l’élèvent donc com- me un animal sauvage, éloigné des cercles d’influences artistiques, lui laissant toute latitude pour apprivoiser les samples en boucles de l’électronique et les cuirasser d’une armure sonore chromée aux guitares. Le hasard se chargera du reste quand, à la faveur d’une rocambolesque histoire de cassette oubliée dans l’autoradio d’une voiture, « Rinôçérôse » se retrouve sans avoir eu à démarcher sur un microlabel espagnol, Elefant Records. Au rythme de quelques maxi-singles, édités essentiellement à destination des hidalgos clubbers et des disquaires français spécialisés, l’électronique festive de « Rinôçérôse » a développé sa propre voie et exploré, loin devant le gratin parisien de la French touch, une veine voisine des Chemical Brothers, Underworld et New Order, où l’instrumentation classique trouve naturellement sa place dans le substrat électronique et en élargit la palette chromatique.
« Rien n’a fondamentalement changé dans notre manière de travailler. Même quand on a décidé de supprimer les paroles et de casser ses habitudes d’écriture, on n’abandonne pas dix ans de pop d’un coup de baguette magique ; les textes, chez nous, ce sont tout simplement les guitares qui les font : nous avons recyclé le chanteur en six-cordes, voilà. Nous ne sommes absolument pas dans une démarche à la Jeff Mills, concentrée sur l’élaboration d’une DJ-food où tout va tourner autour d’une bonne encule (un gimmick, en montpelliérain dans le texte) sans se soucier de l’évolution du morceau. Nous avons gardé une approche assez traditionnelle, finalement, on écrit un morceau dans le temps : un début, un milieu, une fin. En réalité, on met de la house sur des guitares, on bâtit tout sur une composition. Notre reprise du Bloodsport de Killing Joke est basée sur cette méthode. J’ai absolument tenu à faire cette reprise pour montrer que Killing Joke, si extrêmes qu’ils aient pu être en 79, avaient déjà compris qu’on pouvait faire de la dance avec n’importe quel style sans forcément tomber dans la caricature. »
Ce titre clé dans le répertoire de « Rinôçérôse », on le retrouvera sur Rétrospective, une compilation regroupant leurs premiers travaux. Huit compositions où le duo étire progressivement le format chanson jusqu’à le dissoudre dans ce continuum dynamique, cette oscillation rythmique répétitive balisée de gimmicks en spirale. Une musique baroque, extraordinairement fournie, conçue en termes de densité et d’entrées multiples, qui va piocher allégrement dans les rues de Shaft, les plages du dub et dans les brouillards de la new-wave millésimée des premières années 80 une ligne de guitare empruntée au Our house de The Cure ici, une intro façon Joy Division là. « Le début d’une voie médiane bordée par la house d’un côté et les expérimentations sur la surcharge menées par Tortoise de l’autre », selon Jean-Philippe Freu.
Autrement dit : revendiquer l’héritage rock, en noyer ses principales références jusqu’à les perdre de vue, les oublier comme pour se rebâtir une virginité d’écriture. Un concept en droite ligne des prérogatives de l’art brut, aux antipodes des discours millénaristes tenus par les ultras de la techno pour qui le bpm éradiquera, à terme, le rock. « La musique électronique est une restructuration du rock, elle se vit comme un retour à la notion d’instrument et aux vertus festives, le même qu’a vécu le jazz dans les années 50. Tous les ex-rockers français, Kid Loco, Mirwais, Jay Alanski, ont aujourd’hui l’opportunité de montrer au grand jour leurs travaux, de s’exprimer sans avoir besoin de voix, sans se plier aux exigences du format couplet-refrain. La musique instrumentale électronique ne sollicite plus les mêmes sens, elle ne t’attrape plus, ne cherche pas à t’impliquer dans une histoire, elle te permet de faire l’économie d’être concerné par ce que tu écoutes. Tu entres et tu sors librement d’un disque house ou d’ambient. » Ses amis reprochent toujours à Jean-Philippe Freu d’avoir un ton professoral. C’est vrai, il l’a. Mais c’est sur ce discours savamment équilibré, entre des montées de visions délirantes parfaitement assumées et une lucidité sur le petit monde de la musique, que reposent les fascinantes courbes de la musique de « Rinôçérôse ». Une musique au champ d’action panoramique, libérée des orthodoxies, où la trame house est devenue une structure d’accueil pour la sono mondiale. Une musique de rencontres, de dialogues mais sans paroles, une fabuleuse cité musicale où même les titres des morceaux n’ont plus à subir la dictature du sens.
On ne se s’étonnera donc pas que « Rinôçérôse » ait choisi Installation sonore pour titrer son premier album. Tout l’indiquait. Depuis la précision méthodique avec laquelle il organise un parcours au fil d’architectures musicales jusqu’à sa genèse structurée en deux temps, audibles à l’oreille nue. D’un côté, les cadences de guitares tendues comme un vieux B-52’s de La Guitaristique et les accroche-coeur du Mobilier, infernale machine à danser dont « Rînoçérose » a fait sa carte de visite depuis plus d’un an. De l’autre, l’évanescence de Radiocapte et de Sublimior, les galipettes gouailleuses du très Happy Mondays I love ma guitare et les ballades brésiliennes de Popular mecanic. « C’est le titre d’une des toutes premières revues de surf, celle dans laquelle les pionniers du longboard au Brésil ont trouvé les plans pour construire leurs surfs en bois. Popular mecanic ou Vacances à Rio sont les chansons avec lesquelles on est sortis d’un chemin tout tracé, des véritables surprises pour ceux qui penseront que nous sommes le groupe du Mobilier. Nous revendiquons la diversité musicale, la différence. Par exemple, et ça s’entend un peu sur le disque, j’ai toujours eu un faible pour les guitares. Ados, tous mes copains écoutaient Yes et Genesis, deux groupes qui me faisaient suprêmement chier : moi, j’adorais les guitar-heroes et je craquais sur Johnny Winter lorsque je le voyais sur scène dans les années 70. Musicalement, ça ne valait pas un clou mais le personnage et la chaleur qu’il dégageait me fascinaient. Je viens d’ailleurs de m’acheter un truc (il sort une guitare double manche de son étui)… Regarde, je suis sûr qu’on n’a pas vu un groupe sur scène avec ce genre d’outil depuis Jimmy Page en 73, je pense que je vais la sortir bientôt. Je cultive une passion pour les Stones, Santana et même les ballades des Eagles même si je sais que citer les Eagles est la meilleure manière de passer pour un crétin intégral. Pour autant, je ne me permettrais jamais d’utiliser des samples des Eagles dans une composition du groupe. Quoique, bien déformé… »
L’anecdote vaut comme une invitation à réécouter Installation sonore, histoire d’y dénicher quelques pépites du même genre, comme ces lignes de guitare rythmique nichées pas très loin d’un ventre de basse dub, dans Radiocapte ou 323 secondes de musique répétitive avec guitare espagnole, pour lesquels Jean-Philippe et Patou revendiquent, sans rougir, l’influence majeure des Gipsy Kings. « Allegria, le premier Gipsy Kings, est un des plus grands disques que je connaisse, sans doute un des dix avec la banane du Velvet Underground qu’on prendrait si nous devions être exilés sur la Lune. Ici, ce disque s’est vendu sous le manteau pendant des années, sur les marchés, dans les caravanes de Montpellier et des environs, bien avant que le business ne les prenne en main. J’ai multiplié les leçons de guitare dans le quartier gitan pour apprendre les cumpas du jeu de guitare flamenco. De toute façon, il n’y a pas d’autre manière pour apprendre le coup de main, c’est une culture qui se transmet oralement. Chaque fois que j’allais là-bas, je me mettais au milieu de trois mecs qui me faisaient tourner la main jusqu’à ce que j’y arrive et lorsque tu le tiens, ils se mettent à claquer des mains pour t’accompagner sur la rythmique, puis t’invitent à revenir le lendemain pour en apprendre un autre. »
Pour assumer sa belle différence, en studio d’enregistrement et sur scène, « Rinôçérôse » a dû forcir, prendre du poids et des bras, redevenir un groupe sans que le noyau fondateur perde le contrôle de la direction artistique. Naturellement, « Rinôçérôse » est donc devenue une nurserie, une maison d’accueil pour des gens qui eux aussi se sont cassé les dents sur le macadam rock, comme le programmateur de samples Johnny Palumbo, qui a débarqué dès le début de l’aventure, les valises chargées d’échecs avec son ancien groupe Zwap!, ou Rémi Saboul, qui chaparda dans les cahiers perso de Wes Montgomery le riff Blue Note du Mobilier.
Sur scène, quand les intégristes du minimalisme techno s’acharnent à réduire les effectifs, « Rinôçérôse » aligne sept musiciens, pour une techno à visage humain. Des apparitions en public parcimonieuses, comme pour garder en bouche le goût de l’inédit, ne jamais connaître l’usure de la lassitude. « En mettant un humain derrière chaque instrument, il faut savoir gérer son énergie, d’autant plus dans la musique répétitive. Tu ne peux pas faire trois cents dates par an quand tu es guitariste et que tu dois répéter quarante-huit fois la même mesure de guitare sur un morceau. Il faut y croire, avoir l’envie d’oublier les anciennes grilles pop ou rock. Il faut protéger cette envie. Nous ne sommes pas des rappers, la musique ne représente pas de plus-value sociale pour nous : c’est un luxe, un privilège de la petite bourgeoisie. Nous partons donc en tournée comme en vacances. »
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