Membre fondateur de Cabaret Voltaire, groupe post-punk qui a embrassé la technologie, l’Anglais restera comme l’une des têtes chercheuses les plus déterminantes des 40 dernières années.
“Je suis fan de Miles Davis depuis des années et il ne jouait jamais rien du passé – la seule fois où il l’a fait, c’était juste avant de mourir. (…) Qui veut jouer de la musique faite il y a 30 ans et constamment se répéter ?” Comme l’illustrent ses propos tenus à Fact Magazine en 2017, Richard H. Kirk n’était pas du genre à se caricaturer, même pour l’argent, et jusqu’à sa mort, annoncée par son label Mute le 21 septembre, à l’âge de 65 ans, il a tenu sa parole.
Sandoz, Sweet Exorcist, Bit Crackle, Destructive Impact, Dr Xavier, PSI Punky Dread Allstars, Wicky Wacky, Agents With False Memories… La liste des groupes auxquels il a appartenu ou des pseudonymes qu’il a utilisés en près d’un demi-siècle d’activité se révèle aussi longue que sa discographie, reflet d’un appétit gargantuesque pour les musiques déviantes et, accessoirement, dansantes. Mais lui, qui était tout sauf carriériste, restera à jamais associé à Cabaret Voltaire, chaînon manquant entre la beat generation, le mouvement dada, la musique industrielle, le punk et la techno.
Provoc
Né en 1956 à Sheffield, Richard H. Kirk grandit dans cette cité prolétaire du nord de l’Angleterre, bastion de la révolution industrielle qui, la nuit, le berce aux sons des machines de l’industrie métallurgique. Enfant, il arbore un badge du parti communiste local – son père y adhère – mais, une fois adulte, il imagine son salut dans l’art le plus provocateur, celui qui fait bouger les lignes et trembler l’ordre établi, plutôt que dans la lutte des classes.
Après avoir tenté d’apprendre la sculpture, Kirk forme en 1973, avec d’autres fans d’étrangetés, Cabaret Voltaire. Le groupe doit son nom au café arty créé en 1916, à Zurich, par les acteurs du mouvement dada (Tristan Tzara et les autres) pour leur servir de quartier général – jusqu’à ce que leurs occupations dérangeantes et leur culture du contre-pied en provoquent la fermeture. En 1974, après une année plutôt floue, Cabaret Voltaire se resserre et prend la forme d’un trio avec Kirk, Stephen Mallinder et Chris Watson, réparateur de téléphones et futur ingénieur.
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Désinhibés par le rôle d’électron libre tenu par Brian Eno au sein de Roxy Music, les trois se mettent à répéter dans le grenier de Watson. Le rock’n’roll ne les concerne pas, eux préfèrent créer avec un matériel rudimentaire des collages inquiétants sur lesquels planent les fantômes dadaïstes, mais aussi l’influence de William Burroughs, l’écrivain américain qui a perfectionné l’art du cut-up. À l’époque, Kirk manipule des bandes et joue de la clarinette dont il trafique les sonorités pour les rendre intrigantes.
Concassant free jazz et musique concrète, fracas métallique et électronique bricolée (voir le laboratoire de Methodology – ’74/’78 The Attic Tapes), Cabaret Voltaire veut foutre le feu aux conventions. Le trio cherche la confrontation et donne son premier concert en mai 1975 devant des étudiant·es éberlué·s – c’est soirée dansante et ils·elles s’attendent à du rock. Le public en furie finit par monter sur scène pour arrêter ce boucan et la soirée se finit en bagarre générale.
Preuves que Kirk & cie aiment l’ambiguïté : ils intitulent un morceau Do the Mussolini (Headkick), ce qui, sur un malentendu, leur attire un temps un public fasciste, et dédient une de leurs démos à Ian Brady et Myra Hindley, les “meurtriers de la lande” qui ont assassiné cinq enfants anglais dans les années 1960.
Electro rock mutant
Après des années passées à hanter le grenier de Watson, Cabaret Voltaire investit Western Works, un immeuble où il va pouvoir franchir un cap en disposant d’un magnétophone multipiste et d’une table de mixage. C’est là qu’il enregistre ses premières sorties discographiques, comme Extended Play (1978) ou Mix-Up (1979). Capturé à Londres, le single Nag Nag Nag (1979) donne l’aperçu le plus clair du son des “Cabs”, à la fois abrasif et sautillant, euphorisant et caverneux. Mallinder, tout en jouant des lignes de basses sourdes, y éructe de sa voix froide et déshumanisée sur de l’electro rock mutant – pas loin du kraut de Can ou de Neu! – un alliage de boîte à rythmes raide, d’éclats de guitare et de synthés trafiqués jusqu’à la déraison.
Si le trio signe avec le label londonien Rough Trade pour plusieurs albums, il figure aussi, aux côtés de Joy Division ou a Certain Ratio sur A Factory Sample (1978), le manifeste historique de Factory Records, émanation de la scène post-punk de Manchester. Signe du respect que lui voue Joy Division, c’est à Western Works que les survivants et futurs New Order viendront enregistrer juste après le suicide d’Ian Curtis. Avec The Voice of America (1980), inspiré par un voyage aux États-Unis et une fascination pour les prêches des télé-évangélistes illuminés, et Red Mecca (1981) qui embrasse à sa manière la situation politique d’alors, le groupe – où Richard H. Kirk joue de plus en plus le rôle d’homme-orchestre – s’installe dans les charts de la musique indépendante.
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“Conform to deform”
Mais Cabaret Voltaire n’a pas été imaginé comme un cadre pérenne où règne la routine. Après le départ de Watson, Kirk et Mallinder, électrocutés par le Planet Rock d’Afrika Bambaataa, emboîtent le pas (de danse) à New Order et son virage techno-pop. Conseillés par Stevo Pearce, le manager de Soft Cell, ils signent même sur Virgin pour attaquer le système de l’intérieur, démarche résumée par le slogan “conform to deform” (soit “se conformer pour déformer”).
Premier groupe à donner un concert à l’Haçienda, le club de Manchester et propriété de New Order, Cabaret Voltaire réussit sa mue grâce à Dave Ball de Soft Cell et le producteur Flood. Sorti en 1983, le single Crackdown / Just Fascination pave la voie à cette nouvelle approche, plus directe et club. Le duo formate son étrangeté, Mallinder rend sa basse funky et Kirk contrôle le groove des machines.
Vers la techno
À Detroit, Derrick May et les futurs créateurs de la techno y voient un encouragement à persévérer dans leurs hybridations. Au cours des années 1980, s’opère un rapprochement de plus en plus évident entre Cabaret Voltaire et la scène techno-house américaine – voir la participation de Ten City, le groupe de house vocale à Easy Life, vrai pont aérien entre Sheffield et Chicago.
Kirk va en club et retrouve DJ Parrot, déjà croisé sur une tournée de Cabaret Voltaire. Ensemble, sous le nom de Sweet Exorcist, ils signent le minimal Testone (1989-1990), track fondateur de la techno britannique, troisième sortie d’un label voué à durer (Warp) et manifeste esthétique avec ses samples du Yellow Magic Orchestra et de la BO des Rencontres du troisième type (1977). À partir de là, Kirk se jette avec appétit dans la techno. “Les gens sortaient juste des white labels et personne ne savait qui était derrière. Ce qui était super pour moi parce que je portais toujours ce bagage : ‘Oh, c’est le mec de Cabaret Voltaire !’”, raconte-t-il à Fact Magazine en 2017.
Sous le pseudo de Sandoz, il publie des morceaux euphorisants et lumineux. “J’ai senti qu’il était temps de produire des morceaux chaleureux, des morceaux qui vous fassent vous sentir bien”, explique-t-il à Jon Savage en 1993. Après le départ de Mallinder en Australie, Cabaret Voltaire appartient définitivement au passé, ce qui ne dérange pas Kirk, au contraire. Pour canaliser sa créativité jamais démentie, il fonde son propre label, Intone, et multiplie les alias.
Quand il finit par reformer seul Cabaret Voltaire en 2014, après avoir refusé une grosse offre financière du festival californien Coachella, c’est pour interpréter sur scène des morceaux inédits. Ces derniers mois l’avaient vu publier trois albums de son groupe fétiche sur Mute Records, preuve que l’urgence ne l’avait pas quitté. Son décès laisse son glorieux fan-club – de Derrick May aux Chemical Brothers en passant par Barney Sumner de New Order, 808 State ou Arnaud Rebotini – sous le choc.