Débarrassée des oripeaux de son ancien alias, Lingua Ignota, l’Américaine Kristin Hayter livre un nouvel album en forme de geste rédempteur ultime, entre avant-garde folk et lyrisme de fin du monde.
En novembre 2022, Kristin Hayter, précédemment connue sous le nom de scène Lingua Ignota (pour “langue inconnue”, en latin), annonçait dans un message posté sur Instagram que son chemin de croix touchait à sa fin : “Il n’est pas sain pour moi de revivre encore et encore mes pires expériences à travers Lingua Ignota. Ma guérison m’a finalement permis de *ressentir* à quel point celles-ci ont été douloureuses. Je prends une nouvelle direction avec ma musique et j’attends avec impatience l’avenir […] Les révélations sont à notre portée. Chers amis, nous pouvons lâcher prise. Merci d’avoir partagé l’obscurité avec moi, il est temps d’avancer.”
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Pendant des années, celle qui officie désormais sous son propre nom, précédé du titre honorifique de “révérant” à l’aune de son nouvel album SAVED!, a expurgé par le biais d’une musique sidérante de violence et assénée comme un exécutoire toutes les tortures, psychologiques comme physiques, que les hommes à la main leste et sans honneur lui ont fait subir. C’est le pote Luz, rédacteur en chef invité des Inrockuptibles le temps d’un numéro en novembre 2020, qui avait attiré notre attention sur les disques de la Californienne, aujourd’hui établie en Pennsylvanie, un territoire de cultes, où le racket du religieux demeure un business juteux. À l’époque, Les Inrocks avait eu l’occasion de parler à Kristin, l’interrogeant notamment sur sa perpétuelle mise en danger sur scène : “Je me suis fait plusieurs commotions cérébrales lors de ma dernière tournée. Je n’y vais pas de main morte avec moi-même. Afin de reproduire les émotions des morceaux, je dois m’engourdir. C’est pourquoi je me frappe la tête avec les lampes”, avait-elle confié, conférant au communiqué susmentionné un nouveau degré de gravité.
Révélation apocalyptique
L’année suivante, sa discographie devait prendre un autre virage, avec SINNER GET READY (2021), un album qui s’éloignait de l’instrumentation doom metal des précédents, et convoquait une batterie de nouveaux instruments plus traditionnels de la culture populaire américaine (orgue d’église, cordes et autres gadgets idiophoniques). Si Kristin Hayter a baigné jeune dans un environnement catholique, son rapport à la croyance n’est pas clair. Ce qui semble certain, en revanche, de la dimension rédemptrice de sa musique à la réinvention de celle-ci sous une forme plus liturgique encore, c’est que le religieux, et plus précisément tout le folklore Pentecôtiste made in USA, lui sert de support dynamique pour éclairer sa transfiguration d’une lumière éblouissante. On apprend ainsi que SAVED! procède de la “révélation apocalyptique sur le processus complexe, parfois hideux et toujours non-linéaire de la guérison” et que Kristin Hayter, rebaptisée Reverend Kristin Michael Hayter, documente ici “une tentative sincère d’atteindre le salut à travers les principes du christianisme charismatique, à travers le mouvement Pentecôtiste de Sanctification (Holiness Movement), qui dicte que la proximité de Dieu est démontrée par une expérience personnelle transcendantale”.
L’attrait du religieux pour l’Amérique, terre fertile en églises et mouvances diverses et variées, allant du culte austère et mortifère au culte joyeux et chaleureux, reste pour nous un mystère, certes, mais que l’on aurait tort de prendre à la rigolade. Il suffit de sillonner le vaste continent pour se rendre compte que le bon Dieu est, là-bas, partout : billboard affichant des messages de repentance, megachurch, autocollants estampillés “JESUS LOVES YOU” flanqués sur le cul des bagnoles, illuminés paradant pancartes à bout de bras pour dénoncer l’avortement et l’homosexualité, sectes en tous genres. Dieu, mais le diable aussi est omniprésent, ceci expliquant sans doute cela. Il faut bien conjurer le sort.
À l’écoute de SAVED! (dont le titre nous ramène à l’album Saved, de Bob Dylan, pas le dernier des born again christian), on s’est souvenu de cette rencontre en studio avec Jared Swilley, des Black Lips, au lendemain d’une biture qui venait rompre 364 jours de sobriété pour le leader tourmenté du groupe d’Atlanta. Au moment d’aborder le sujet de son enfance passée dans le sud des États-Unis, au sein d’une communauté de croyants fervents, il nous glissait : “Je vais te dire, je suis allé dans ce genre d’église où, dès l’âge de dix ans, on t’explique que le monde va partir en fumée et que l’Apocalypse est proche. C’est très flippant d’entendre des trucs pareils quand t’es gosse. J’ai jamais vraiment pensé que l’Apocalypse était imminente, mais j’étais persuadé d’une chose : c’est que j’allais être damné à vie et bon pour l’enfer.” Cette phrase faisait elle-même écho à une discussion avec Chan Marshall quelques semaines plus tôt, à Paris, au cours de laquelle elle évoquait les milieux baptistes du Sud, elle qui vient des mêmes environs que Jared, dans l’état de Géorgie : “Ils voulaient m’enseigner la crainte de Dieu, ils n’auront réussi qu’à me transmettre la peur des hommes.”
Croire ou ne pas croire
La peur des hommes, Lingua Ignota l’a amplement documentée. Par l’entremise du diptyque SINNER GET READY et, surtout, SAVED!, c’est désormais la crainte de Dieu qu’elle acte. “Get out, get out, get out while you can / On Judgment Day do you know where you’ll stand”, chante-t-elle dès l’ouverture du disque, sur une nappe branlante de piano arrangée. La bande saute, comme piratée par des esprits malins. On est dans une séance de spiritisme. Et puis tout devient cacophonique. Des voix vocifèrent, usant d’un dialecte non-identifié que l’on imagine maudit. Elles semblent émaner d’un vieil enregistrement sur cassette qui brouille encore plus les pistes. On pense au collage sonore Revolution 9 des Beatles dans lequel Charles Manson a vu le diable. Débarque alors la deuxième plage, sorte de version revisitée du War Pigs de Black Sabbath, à la sauce folk expérimentale. ALL OF MY FRIENDS ARE GOING TO HELL. La sentence tragique est magnifiée par ce piano de saloon transformé en orgue tout puissant à travers lequel c’est la main vengeresse de Dieu elle-même qui s’exprime.
L’album est ainsi un périple qui flirte avec le grand Guignol, la série B horrifique et le biblique apocalyptique, avant que la terreur nous rattrape dans un tourbillon d’échos, amplifiés par cette instrumentation country-folk traditionnelle qui lui donne des allures d’archive audio retrouvée dans une vieille grange centenaire, lieu de supplices oubliés depuis des générations. HOW CAN I KEEP FROM SINGING, le final, est ainsi un modèle de démence pure, où la tension entre la voix majestueuse de Kristin Hayter et les hurlements en essaims d’âmes ravagées nous fait vaciller et nous figent dans un même élan d’effroi et de stupeur. La crainte de la mort est partout. Ou plutôt, la crainte de la minute qui la précède, au moment où il est trop tard pour courber l’échine pour son salut. “Et il est écrit : tel que vous serez lorsque viendra la fin, ainsi serez-vous lorsque vous devrez lui faire face. C’est à l’auditeur de décider s’il s’agit d’illumination ou de folie”, nous dit encore Kristin.
Aucun autre endroit que l’Amérique n’aurait pu engendrer un tel disque expiatoire, fascinant, fun, dérangeant, terrifiant, sombre et lumineux à la fois qui, au final, semble rendre compte avec une certaine authenticité des tourments de la guérison quand celle-ci s’apparente à une rédemption vengeresse. On comprend mieux ce bon vieux Jared, de Black Lips. On prend mieux la mesure de la voie empruntée par Kristin pour se débarrasser des oripeaux de la violence subie. Croire ou ne pas croire, telle n’est alors plus la question.
SAVED! (Perpetual Flame Ministries). Sorti depuis le 20 octobre.
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