Dans un krach boursier jouissif à observer, 1997 aura marqué l’effondrement des valeurs sûres, Blur, Oasis ou U2, et le triomphe des petits porteurs aux idées longues. Sans bagages, souvent sans famille, ils ont ainsi confectionné fragment par fragment un puzzle aux limites floues mais aux reliefs passionnants, réservé aux curieux.
Dans un krach boursier jouissif à observer, 1997 aura marqué l’effondrement des valeurs sûres, Blur, Oasis ou U2, et le triomphe des petits porteurs aux idées longues. Sans bagages, souvent sans famille, ils ont ainsi confectionné fragment par fragment un puzzle aux limites floues mais aux reliefs passionnants, réservé aux curieux.
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C’était, la semaine dernière, sur la place d’un village anglais : la traditionnelle fanfare de l’Armée du Salut jouait, avec un lugubre et une rigidité comiques, ses hymnes de Noël ; à l’autre bout, tapant sur des bidons, une poignée de travellers (c’est, en Angleterre, une insulte : visiblement, les voyages ne forment plus la jeunesse) jouait une musique d’ailleurs, baladeuse et indocile, rigolarde et entraînante. Pendant que les premiers usaient leurs recettes jusqu’à la trame, les autres faisaient recette : c’était, en direct, l’affrontement de la brit-pop et de ce qu’on a, faute de mieux, appelé la « technosphère ». Il n’y eut, bien entendu, aucun vainqueur : on a toujours détesté choisir son camp, toujours considéré la soi-disant traîtrise aux dogmes comme une leçon de vie, toujours trouvé très suspects les drapeaux, les uniformes, toujours râlé quand il fallait choisir entre le beurre, l’argent du beurre et le cul de la fermière.
Pourtant, si le rock n’est, évidemment, mort que dans les fantasmes de fossoyeurs qui tentent de nous fourguer le même cercueil depuis plus de vingt-cinq ans (de mémoire d’homme, le premier fut Garnier, dès 72), l’espèce est néanmoins menacée. Son plus grand danger étant l’adaptation forcenée à l’air du temps : on a ainsi vu U2 se diluer dans un beat trois tailles trop grand ou Blur se couvrir de ridicule en se déguisant en jeune. L’autre grand danger du rock étant de bloquer sa respiration, son horloge interne : on a ainsi vu Oasis s’humilier à réanimer les fantômes ventripotents du pub-rock, des kilos de faux jeunes nous affirmer avec le plus grand sérieux qu’il était juste de réhabiliter Weather Report. Bref, on n’aimerait pas être à la place du rock. Par contre, on aimerait bien être à la place de quelques groupes de rock. Ceux qui avancent ainsi sans calculette en main, sans carte non plus, fonçant tête la première dans nos pathétiques petites questions existentielles : Radiohead, Mogwai ou Ulan Bator n’ont à l’évidence que faire de la mort du rock, eux qui chaque jour prolongent son existence, (r)assurent son futur.
Dans quelques années, quand on analysera, devant une cour martiale, les raisons de la mort de la pop-music, les premières balles seront pour quelques maisons de disques à l’inconscience et à la vue courte phénoménales. Prenons les charts anglais de la mi-décembre. Sur les trente premiers singles classés, au moins la moitié viennent de douteuses inventions calibrées en réunion marketing, recrutées sur casting et photocopiées à l’infini. De boys’ bands en bitches’ bands, jamais le cynisme, la vulgarité et le mépris de la musique n’avaient été à ce point revendiqués, imposés en règles. Si on travaillait aux X-files, on y verrait même un complot, destiné à humilier le rap la plupart de ces mistons ou de ces radasses incorporent des beats et rimes hip-hop dans leur soupe surgelée et à dégoûter à vie de tout désir de musique. On n’aimerait pas être à la place de la pop-music.
Heureusement, la résistance ne s’est pas fait attendre : en refusant tout contact avec l’industrie du disque, en crachant sur les promesses de gloire que lui font miroiter les médias, en vivant reclus et silencieux, un groupe comme Belle And Sebastian prouve qu’on peut effectivement être le meilleur groupe pop britannique de l’époque sans être complice du NME, sans le crier sur les toits. Car tout le temps que Belle And Sebastian ne passe pas à être vu dans les salons où l’on cause de rien ou à crâner dans les gazettes, il le consacre à une écriture débridée, fiévreuse. Ça paraît une évidence biblique pour des gens comme eux, Tricky ou Björk, mais on n’est pas certain du tout que l’écriture soit aujourd’hui l’activité principale de Damon Albarn, de Noel Gallagher ou de Michael Stipe. Car depuis les Smiths et leur succession effrénée de singles et d’albums, on n’avait pas connu groupe anglais aussi généreux et prolifique, chaque titre de ses singles méritant l’honneur de la face A. Morrissey, qui a sorti cette année un disque fesse-mathieu et mesquin, serait heureux de méditer cette leçon de prodigalité.
L’année dernière, quand on avait dit « meilleurs voeux », certains papys à l’oreille récalcitrante avaient compris « meilleurs vieux ». Soudain, il devenait possible d’écouter les mêmes disques que ses parents. On savait qu’on finirait par ressembler à son père mais puisque là on avait le choix, on ne tenait absolument pas à ce que notre discothèque soit l’héritière de la sienne, qu’on y retrouve, sous des noms et lunettes différents, les Stones, les Who, les Beatles. En 97, on a donc fait la chasse aux schnocks (on n’a pas dit aux vieux, Robert Wyatt, Steve Earle ou Dylan sentant moins la fuite d’urine que beaucoup de gommeux) : exit Blur, Oasis, Seahorses et toute cette brit-pop que la géniale Björk résumait récemment par cette phrase lapidaire : « La brit-pop, c’est le retour du drapeau victorien, de la peur des étrangers. » Il faudrait qu’un jour on dise à Björk à quel point on est amoureux de son cerveau.
Car aux antiquaires des boulevards on a toujours préféré les brocanteurs des faubourgs : quitte à visiter l’histoire, autant le faire loin du vernis et de l’acajou clinquant, dans les capharnaüms. C’est là que l’on a retrouvé deux groupes miraculés, donnés pour mort et pourtant animés d’une même flamme : celle d’un psychédélisme flamboyant, euphorique. Spiritualized et The Verve (ou, à une moindre échelle, les farfelus Super Furry Animals) ont ainsi redonné au rock anglais le panache que lui avaient fait perdre les très mesquins arrangements avec l’histoire de tous ces Cast, tous ces Paul Weller, aussi dangereux pour le rock que Puff Daddy pour le rap.
Comme en cinéma, l’Amérique a été la grande absente de 1997. Année rageante où tout ce qu’on attendait de génial préparait en studio des albums qui seront forcément récompensés dans un an : Eels, Spain, Beck, Tortoise, Gastr Del Sol. L’Amérique n’aura donc brillé qu’en de petites ampoules éparses plutôt que par ses habituels gros projecteurs : Chicago aura continué de chercher et de trouver des solutions à la pollution sonore de la planète, en déléguant les formidables Salaryman, Jim O’Rourke ou en prêtant Tortoise à différents rôles de production. New York, après avoir pleuré Jeff Buckley, applaudit la percée des gandins troubles de Jonathan Fire Eater, en inculquant à ses meilleures filles des leçons de spleen canaille (Elysian Fields) ou de rage (f)roide (Lauren Hoffman) avant de remuer les hanches de manière tout à fait licencieuse avec Luscious Jackson, responsable avec Naked eye d’un des meilleurs singles de l’année. San Francisco aura continué de distiller son élégant bourdon, servi sur du dur par Swell, sur du romantique par Mark Eitzel, sur du Chamallow par Tarnation.
En Amérique, on aura surtout vu l’émergence de singletons parfois cinglés, sans famille ni carte de parti (certains partis sans cartes) : d’abord le touffu et inépuisable premier album de Tranquility Bass, fourre-tout génial et grouillant de vie. Ensuite l’easy-listening un rien snob et dangereusement charnel de Thievery Corporation qui, avec Alpha en Angleterre et Kid Loco ou Air en France, prouve bien, à l’heure d’Internet, la rapidité et la fluidité des mouvements d’idées de par le monde. On aura aussi succombé à la folie douce mais inquiétante de Forest For The Trees un de ces Brian Wilson de poche que la Californie nous envoie à chaque étrenne ou à celle, joviale et très attachante, de Grandaddy, qui gagnent le titre envié de « barbus de l’année ». Une distinction ratée de peu par les Français sans patrie de Mendelson, aux séductions lentes mais irrévocables. Dans les campagnes, le travail de sape de l’héritage musical américain entamé historiquement par Palace Brothers auteurs d’une compilation indispensable cette année aura continué en beauté, avec un album presque radieux de Smog, un autre raffiné et pervers signé OP8, une excroissance haute en couleur en Floride (Jim White, dégoté par un David Byrne excellent sur son propre Feelings) et une autre haute en noir et gris dans l’Oregon (le merveilleux Elliott Smith).
A l’époque où les Postes viennent présenter leur calendrier, évoquons également le calendrier 97 du post-rock, appellation pas du tout contrôlée. Une jolie épidémie, où la France une bonne habitude prise depuis l’explosion techno n’est enfin plus à la traîne, offrant avec Ulan Bator, Sister Iodine ou Purr de solides arguments muets aux Américains lancinants de Labradford, aux Ecossais orageux de Mogwai ou aux très ludiques et séduisants Allemands de Mouse On Mars (après leurs compatriotes de Faust en 97, on attend pour 98 le retour de Can et de Kraftwerk, arlésienne de l’année passée). Car si, musicalement, rien ne lie ces groupes, il règne dans cette young team (le titre judicieux de l’album de Mogwai) un bel et même esprit d’aventure, une même envie d’en découdre avec les frontières et les douaniers.
En Amérique toujours, pendant que le rap comptait ses morts et ses racolages navrants le dévoyé Puff Daddy aura finalement fait plus de mal au hip-hop que des années de censure républicaine , le Wu-Tang Clan sauvait heureusement la mise, avant d’être rejoint par le grand Rakim, réveillé par le bruit infect des trahisons et des renoncements. En Angleterre, contrairement à la France où les régionaux de l’étape font recette, le hip-hop est moribond : normal, ses plus brillants cerveaux ont quitté le laboratoire pour s’installer à leur compte. De Portishead à Prodigy, d’Archive à Monk & Canatella, le trip-hop s’est révélé un matériau suffisamment souple pour supporter tous les étirements, suffisamment ferme pour tolérer toutes les glissades, suffisamment résistant pour mépriser l’usure du temps. On disait Bristol sinistré, rayé de la carte. De Portishead à la jungle chaleureuse de Roni Size, du label Cup Of Tea à la brillante écurie Melankolic (l’Ecossais Craig Armstrong et les locaux d’Alpha) fondée par Massive Attack, la ville a, directement ou indirectement, donné à la musique anglaise quelques-uns de ses plus riches albums de l’année.
Le big-beat a été l’une des grandes affaires anglaises de l’année : une technooligan aux beats castagneurs, au groove amphétaminé. On croyait le genre réservé à des singles fulgurants (Lo-Fidelity All Stars, Monkey Mafia, les géniaux Propellerheads et Rythmes Digitales) et à des concerts aussi exténuants qu’enthousiasmants. Mais l’étoile filante (aux contours gazeux et donc indéfinis) aura également réussi à abandonner sur son passage quelques albums aux arguments solides : un second Chemical Brothers ou un Death In Vegas cultivés et jouisseurs, un Bentley Rhythm Ace poilant. L’année prochaine, les gars, il faudra pourtant taper moins fort : vos beats musclés comme Rocco Sifredi, ils n’impressionnent plus qu’au couvent des oiseaux.
L’expression dit : les absents ont toujours tort. Cette année, ils ont pourtant eu raison. Sans sortir le moindre disque en 97, les Américains Eels, Beck, Beastie Boys, Tortoise ou Slint (disparus, eux, corps et biens depuis 91) sont ainsi devenus des références indiscutables, entrées dans le domaine public. La preuve : des Rolling Stones aux Fugees, on s’arrache les Dust Brothers, producteurs attitrés des trois premiers groupes, tandis que quelques-uns des nouveaux groupes américains les plus passionnants ont fait appel, pour élargir leur son, à des membres des deux derniers.
En France, quelques triomphes justes Miossec, IAM ou Louise Attaque ont prouvé au marketing qu’on n’avait pas besoin de s’agenouiller devant les robinets FM pour toucher un public, nous rappelant l’urgence et la nécessité qu’il y a à financer les salles de concert. Et la honte qu’il y a à les fermer au nom d’une idéologie qui sort son gun (sans doute un Lüger, héritage familiale) quand elle entend « jeune ».
98 n’a pas encore commencé que, déjà, on a commencé à établir des listes des meilleurs albums de l’année. De Bashung à Gastr Del Sol, de Tortoise à Goldie, de Perry Blake à Air, de Tue-Loup à Cuba, du nouveau Jay-Jay Johanson au second Arab Strap, des Propellerheads aux Apples In Stereo, 98 promet déjà un réveil en fanfare. Inutile donc de préciser que les blasés et autres traîne-la-mort (approximativement baptisés death-trainers en Angleterre), tous ces pisse-froid qui n’achètent jamais un disque mais les jugent quand même de haut, n’ont pas intérêt à nous servir leurs sempiternelles jérémiades. Car désormais, on aura un avocat à la hauteur de notre gourmandise de musiques : Nick Hornby, gourou de toutes nos mâles névroses depuis Haute-fidélité et à qui on devait bien ce mot de la fin : « Attention, collectionner les disques, ce n’est pas comme collectionner les timbres, les sous-verres de bière ou les dés anciens. Il y a tout un monde là-dedans, plus doux, plus sale, plus violent, plus paisible, plus coloré, plus sexy, plus cruel, plus aimant que ce monde où je vis. Il y a de l’histoire, de la géographie, de la poésie et mille autres choses que j’aurais dû apprendre à l’école même de la musique. »
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