En moins de dix ans, Marcel Broodthaers a signé une uvre qui a remis en cause la notion de musée. Le palais des Beaux-Arts de Bruxelles rend hommage à l’artiste belge disparu en 1976.
Parce que son nom était trop compliqué à retenir, à prononcer et à orthographier, Marcel Broodthaers signait ses uvres « MB ». L’artiste belge, né en 1924 et disparu en 1976, est l’homme d’une uvre considérable venue sur le tard, à 40 ans, et couvrant seulement une période de huit années de production plastique. Souvent citée, son uvre affecte une aura particulière auprès des artistes contemporains comme le Sud-Africain Kendell Geers et le Belge Wim Delvoye. Aujourd’hui, le palais des Beaux-Arts de Bruxelles lui rend hommage avec une importante rétrospective (la dernière ayant eu lieu en 1992 au Jeu de Paume à Paris) dotée d’un fort pouvoir affectif : c’est ici que Broodthaers a eu sa première rétrospective en 1974, Catalogue-Catalogus, une exposition pour laquelle il s’est permis, le jour du vernissage, d’être accompagné par un chameau venu du zoo d’Anvers.
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Avant de devenir artiste, Marcel Broodthaers a mené une vie d’homme de lettres, rythmée par des publications d’articles de critiques d’art et de poèmes dans des revues surréalistes belges. Il signe son premier coup d’éclat en 1958 au Festival du film expérimental de Knokke le Zoute où il ravit le premier prix à un certain Michael Snow, pape du cinéma expérimental, avec La Clef de l’horloge (un poème cinématographique en l’honneur de Kurt Schwitters), un court métrage de sept minutes tourné à partir d’une exposition Schwitters au palais des Beaux-Arts alors même que Broodthaers y travaillait en tant que guide-conférencier. Quatre ans plus tard, il rencontre l’artiste italien Piero Manzoni qui le déclare » uvre d’art authentique et véritable » en lui délivrant une carte d’authenticité.
Pour autant, en 1962, Marcel Broodthaers, uvre d’art avant d’être artiste, est profondément poète dans l’âme, et souffre d’une reconnaissance trop étroite, d’une activité littéraire qui parvient difficilement à le faire vivre. Il entame une mutilation systématique de quelques exemplaires de son dernier recueil de poésie Pense-Bête, en occultant des parties du texte avec des pastilles de couleur. Un geste de désaffection qui le conduit, un jour d’avril 1964, à la galerie Saint-Laurent à Bruxelles, à emprisonner Pense-Bête dans une masse ingrate, une sale traînée de plâtre qui jaunit avec le temps les cinquante derniers exemplaires invendus. Broodthaers entre dans le monde de l’art et déclare : « Moi aussi je me suis demandé si je pouvais vendre quelque chose et réussir dans la vie. » Libéré, décomplexé, l’artiste belge multiplie les uvres en matériaux pauvres, des panneaux composés de coquilles de moules et d’œufs, des matériaux pauvres facilement récupérables dans les rebuts des restaurants bruxellois, dont la portée reste néanmoins très provocante envers une société des années 60 et un empire belge en pleine décolonisation avec le Congo belge. « Des moules, des œufs, des objets sans contenu, autre que l’air, et sans grâce. Seulement leurs coquilles expriment le vide forcément. C’est le socle qu’il faut regarder. En fait, je vous livre de la réalité avec mes uvres », explique-t-il dans un article du Journal des arts, en 1965, simplement intitulé Marcel Broodthaers par Marcel Broodthaers.
A ce moment-là, Broodthaers est bien plus qu’un artiste local, un artiste spécifiquement belge, il pense sa production dans la perspective du pop art. « Avec le pop, dit-il, j’ai acquis une indifférence envers la plastique que je ne possédais pas avec la poésie. » Pourtant, durant l’été 1968, au lendemain de l’occupation du palais des Beaux-Arts de Bruxelles, il se détache de l’esprit pop et ouvre une nouvelle brèche dans l’histoire de l’art. Poursuivant sa réflexion sur ce qui n’allait pas dans le monde artistique belge, et pour analyser les rapports art-société », Broodthaers se transforme en collectionneur et crée, dans son appartement, son propre musée : Le Musée d’art moderne, département des aigles. Une entreprise qui, durant quatre ans, en s’appropriant l’économie des musées, va interroger sous tous les rapports la valeur de l’ uvre d’art dans son contexte d’exposition, exposant des caisses d’emballages sur lesquelles est inscrit » uvre », « picture », « sculpture », confondant documents d’archives et uvres, et ouvrant à l’occasion d’expositions entre Bruxelles, Düsseldorf, Cologne et Cassel de nouvelles sections. Une contestation radicale de la notion de musée et de son rôle que Broodthaers fait passer sur le ton de la fiction, car, dit-il, « la fiction permet de saisir la vérité et en même temps ce qu’elle cache ».
En exposant la section « L’aigle de l’oligocène à nos jours », composée uniquement de pièces rapportées par des conservateurs où sont reproduites des images d’aigles, l’actuelle rétrospective au palais des Beaux-Arts témoigne de cette extraordinaire aventure, riche en pièces de tout genre, mêlant peintures, images, dessins et écritures et qui prend fin en 1972. Marcel Broodthaers décède quatre ans plus tard, sa dernière exposition a lieu en 1975 à Paris, rue Berryer, dans l’ancien Centre national d’art contemporain, aujourd’hui devenu le Centre national de la photographie.
Si la rétrospective du palais des Beaux-Arts de Bruxelles, conduite par la commissaire Corinne Diserens, présente l’ensemble de la production de Broodthaers, elle demeure peu explicite sur la nature même du projet de l’artiste : démuni de quelques points de repère nécessaires, on tombe très vite dans des pistes simplistes telles l’accumulation et la variation. Difficile alors de saisir la véritable entreprise de l’artiste qui s’articule selon un seul et même principe : montrer que l’ uvre c’est l’exposition. Pour autant, la visite de l’exposition reste indispensable, ne serait-ce que pour faire l’expérience de l’ uvre, comme celle, tétanisante, de La Salle blanche, une des dernières installations de Broodthaers, vue et revue dans tous les ouvrages d’histoire de l’art, exacte réplique d’un appartement vide reconstitué dans lequel on ne peut pénétrer : un lieu indépendant et inviolable dans un espace d’exposition. La résistance à l’état pur.
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