Travaux conceptuels, films expérimentaux, performances en écho au body art : une magistrale rétrospective remet en lumière l’artiste américain Dan Graham. Pop culture et politiques de l’art.
J’ai la même date d’anniversaire que Descartes. » Assis à une table de la cafétéria vide du musée d’Art moderne de la Ville de Paris, Dan Graham sirote un grand verre de coca. Avec glaçons. « La même qu’Oshima, Warren Beatty, Al Gore, Francisco Goya et Charles Baudelaire. C’est quoi votre signe astrologique ? »
Grand moment que celui d’une discussion avec l’artiste américain. Les rides de son visage de vieux sage grincheux se plissent encore davantage à chaque nouvelle blague, à chaque vacherie lâchée avec un art consommé du grommellement. La voix suffisamment basse pour faire tendre l’oreille de son interlocuteur, tout juste audible pour faire mouche.Une maîtrise rare de l’éloquence en creux, par défaut, histoire de garder un contrôle total sur la conversation. Et c’est une litanie d’aphorismes vachards qu’il tortille du coin des lèvres : « Bill Viola est un bouddhiste d’entreprise », « Vito Acconci a tout pompé sur tout le monde », « La Belgique est un Versailles de banlieue », « Mes collectionneurs sont en général des médecins », « J’adore La Planète des singes, la première, la vraie », « Quand je veux me faire financer une uvre, je dis que c’est pour les enfants. » Une version décapée et hilarante de l’histoire de l’art, impitoyablement remaniée, qui rappelle l’humour acerbe d’un autre grand pourfendeur de la culture américaine, Mike Kelley. Soupir de Dan. « Mike… nous sommes tous les deux des rockers. Mais il a ses hauts et ses bas. » Pour l’heure, sous sa chemise jaune vif à fleurs bleues et son gros sac pendu au ventre, c’est plutôt un drôle de touriste ricain qu’évoque sa dégaine criarde. Ne pas se fier aux apparences.
Une heure plus tôt, c’est au cri de : « C’est vous, le magazine de jeunes ? » qu’il avait démarré l’interview, soudain inquiet : « Mais est-ce que vos lecteurs ont moins de 15 ans ? J’adore les magazines d’ados. » Dans le grand couloir du musée, une maquette présente le projet de Skate Park conçu par ses soins mais jamais réalisé, à l’instar de la plupart de ses propositions architecturales , dans lequel il souhaitait inviter les jeunes à glisser tout leur soûl sous un dôme impérial en forme de pyramide. « Vous avez remarqué à quel point dans les années 80 tous les bâtiments avaient une forme pyramidale ? » Petit rire étouffé et spéciale dédicace à Pei et à son intervention au musée du Louvre. Le mode d’emploi du Skate Pavilion demandait aussi à ses utilisateurs de taguer une sculpture de l’espace public. Par souci du détail, il a lui-même graffité sur la minuscule aire de glisse : « Dan Graham can’t skate board. » Hors de question de passer pour un faux jeune.
A 59 ans, il reste l’un des artistes les plus réticents à la classification par genre, à la catégorisation par courant et même par support et technique d’expression. Un artiste essentiel qui fait de son uvre un véritable médium critique, paradoxe en soi, qu’il pousse jusqu’à son paroxysme. A la fois compagnon et héritier de l’esprit contestataire de la décennie 60 (il ouvrit une galerie, ancêtre des Artists Space contemporains, avant de s’inscrire délibérément en dehors de la sphère marchande), il traverse les pratiques pour mieux les démonter, interrogeant au plus profond les mécanismes mêmes de l’ uvre d’art. Contempteur avéré du système de l’art et des règles de son milieu, il fut l’un des grands introducteurs d’une certaine conscience sociale, d’un désir politique, au sein d’ uvres à la plastique impeccable. Travaux conceptuels, performances en écho au body art, films expérimentaux, photographies, interventions dans les pages de magazines, installations néosécuritaires jouant de miroirs et de projections vidéo, structures pavillonnaires, immense uvre critique : il traverse les formes par leurs marges. En 1965, il investit les espaces publicitaires du grand magazine de mode Harper’s Bazaar par le biais de pages de poésie abstraite, dessine l’année suivante un tableau ultraprécis des effets des drogues les plus utilisées qu’il fait ressembler à une uvre conceptuelle (« C’est de l’art optique inspiré par le Mother’s Little Helper des Rolling Stones »), publie en 1966 sa grande série Homes for America : portfolio splendide de l’esthétique pavillonnaire du New Jersey, accompagné d’un texte conçu comme une parodie des reportages sociologisants alors en vogue dans la presse américaine, issus du New Journalism. Un travail exemplaire de la démarche de Graham, soucieux de questions urbaines, inquiet des modalités d’intervention dans l’espace public, fasciné par les phénomènes de micro-cultures et de sous-cultures, avide de répertoires formels mais aussi infiniment critique de la relecture qu’en donnent les intellectuels et, en règle générale, profondément sarcastique.
Impeccable créateur de formes, il s’impose aussi comme un impitoyable contempteur de la théorie postmoderne. Dedans et dehors. Figure incontestable de l’art le plus élaboré et acteur passionné de la culture populaire. C’est dire la position paradoxale qu’il occupe avec insistance depuis ces presque quarante dernières années dans l’univers codifié de la création contemporaine. Et l’importance de cette grande rétrospective que lui consacre le musée d’Art moderne de la Ville de Paris, sans doute l’une des plus complètes à ce jour. Un intellectuel fou de rock qui initia la toute jeune Kim Gordon à la critique d’art (on retrouve des photos de Graham dans le livret de l’album Sister de son groupe Sonic Youth), copina avec le musicien Glenn Branca et réalisa en 1984 un essai filmé habité sur l’essence de la pop culture : Rock my Religion. uvre géniale, érudite et enflammée, envoûtée par l’aura flamboyante de la toute jeune Patti Smith, dans laquelle Dan Graham trace un parallèle entre la culture rock et les rites religieux des Shakers, communauté rigoriste et mystique américaine de la fin du xviiie siècle. Avec ses images pauvres, lo-fi, de concerts et de rassemblements de jeunes, Rock my Religion stigmatise l’émergence de la figure de l’adolescent et décortique les mécanismes de la mythologie pop, à la manière d’un Greil Marcus dans son incontournable texte Lipstick Traces. Un moment d’anthologie, étonnamment intuitif de ce que devint par la suite le spectacle culturel.
Dure tâche que celle d’exposer Dan Graham. A partir des années 80, il se consacre à un ambitieux travail architectural, multipliant de complexes projets de pavillons, structures conçues comme des sculptures et des espaces autonomes, des situations à investir, à la fois commentaires et critiques des lieux spécifiques pour lesquels l’artiste les imagine. Effets de transparence, de lumière, qui déplacent le regard des visiteurs et les obligent ainsi à prendre position, au sens le plus littéral, dans le contexte qui les entoure. Trois exemples en sont présentés en exergue de cette rétrospective. La plupart des pavillons de Dan Graham ne furent jamais construits, ce qui l’inscrit encore davantage dans le champ de l’expérimental. C’est donc une longue rangée de maquettes qu’ont choisi de montrer les commissaires de l’expo, Corinne Disserens et Marianne Brouwer, pour un résultat austère mais finalement assez juste. Au grand désespoir de l’artiste, connu pour ses rengaines paranoïaques : « Personne ne veut produire mes pièces. C’est une tragédie. Mon travail n’est pas reconnu par les gens de pouvoir. »
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Jusqu’au 14 octobre au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 11, av. du président Wilson, Paris XVIe. Tél. 01.53.67.40.00. Indispensable catalogue publié à l’occasion de l’exposition : Dan Graham, uvres, 1965-2000. Rock my Religion, le texte, et autres critiques rock, à lire dans Rock/music textes, les presses du réel, 1999.