Figure majeure de la photographie contemporaine, l’Américaine Cindy Sherman retrace vingt ans de création dans un livre événement.
Photographie Pour l’heure, et malgré les efforts de certains, rien ne laisse prévoir la diffusion en France du film Office killer, réalisé par Cindy Sherman en 1997. L’histoire de Dorine, une journaliste qui tue d’abord accidentellement un collègue de bureau. Puis d’autres meurtres surviennent, la jeune femme ramenant les cadavres chez elle, les mettant en scène dans son appartement, composant avec eux des tableaux une pratique qui n’est pas sans rappeler les derniers travaux photographiques de Cindy Sherman elle-même, et dont la jeune Dorine ne serait au final qu’une nouvelle doublure. Il y a dans l’oeuvre globale de Cindy Sherman une petite histoire du cinéma et un dialogue profond avec le 7ème art : tout irait donc, dans la « Rétrospective Sherman », de l’image arrêtée à l’image mouvement, des photographies de plateau fictives à la réalisation effective, des Untitled film stills commencés en 1979, à Office killer, 1997, pièce essentielle et encore manquante, du moins en France, dans le puzzle compliqué de la photographe américaine.
Faute de pouvoir boucler la boucle avec le cinéma, il faut donc prendre l’oeuvre de Sherman dans un autre sens. Ce qui ne devrait pas être difficile : avant le passage à Bordeaux en février 1999 de sa « Rétrospective », exposition itinérante qui circule actuellement entre Chicago, Los Angeles, Prague et Londres avant d’aller à Sidney et Toronto, le livre édité en français par Thames & Hudson démontre la richesse et l’assurance d’une oeuvre qui s’impose comme l’une des plus importantes de ces trente dernières années. Et d’emblée, à parcourir les planches et les illustrations, on est frappé par la multiplicité des visages et des masques endossés par l’actrice et performeuse Cindy Sherman : blonde hitchcockienne, brune à la plage (tendance Le Mépris), femme mariée dépressive, femme au foyer façon néoréalisme italien, nageuse sportive, icône bergmanienne, figure androgyne, errante pasolinienne, pin-up porno mais pas vraiment sexy… Sherman adopte tous les visages de la femme. Une identité explosée, un Moi multiple qui se construit à travers des stéréotypes féminins repris au cinéma, à la mode ou à la presse, qui interroge et dénonce donc au passage les représentations médiatiques de la femme. Pour le dire mieux, autant reprendre la citation éclairante de Susan J. Douglas qui ouvre le livre : « De la même manière que nos parents, les moyens de communication de masse nous ont élevées, socialisées, diverties, réconfortées, trompées, disciplinées et dicté ce que nous devions faire ou ne pas faire. Ils ont de plus joué un rôle essentiel en transformant chacune d’entre nous, non en une femme unique, mais en une femme plurielle un pastiche de toutes les femmes vertueuses ou non qui nous ont été présentées par la presse écrite, les projecteurs de cinéma et les ondes hertziennes d’Amérique » (Where the girls are: growing up female with the mass media, 1994). Où l’on voit la boucle se retourner sur elle-même : la fascination évidente de Sherman pour le cinéma ne va pas sans heurt, sans une dénonciation évidente des stéréotypes qu’il transporte, des modèles de comportement qu’il impose.
A ce titre, l’oeuvre de Cindy Sherman est éminemment politique : sa pratique de la photographie de mode, suite aux commandes des magazines Vogue ou Harper’s Bazaar, le montre à l’évidence, l’artiste refusant absolument le jeu du glamour, utilisant les vêtements de Gaultier ou Comme Des Garçons pour des mises en scène macabres et grotesques qui interdisent toute image sexy de la femme. Dans les dernières séries plus effrayantes et drôles, l’artiste s’ajoute des prothèses difformes, triture des poupées dans des décors baroques, les macule de sang, les traîne dans la vomissure. Une autre boucle se forme, qui noue ensemble l’effroi et le désir, le viol et le fantasme : Cindy Sherman met dos à dos nos obsessions et nos répulsions, nos envies de stéréotypes et leur carcan épouvantable.
Cindy Sherman, Rétrospective (Editions Thames & Hudson), 285 f, 220 pages, 279 illustrations.Jean-Max Colard
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