Après “Movement” et “Power, Corruption and Lies”, c’est au tour de “Low-Life” de New Order de se voir gratifié d’un coffret luxueux, bourré de versions demos, inédits et vidéos de concerts de l’époque. Retour avec les ex-membres du groupe mancunien sur cet album de 1985, fondamental dans leur carrière et au-delà.
Début 1984. Après une année plus que mouvementée, marquée par leur virage résolument dance avec le succès hors norme du single Blue Monday (le maxi 45t le plus vendu de toute l’histoire phonographique), mais aussi par la sortie de Power, Corruption and Lies, salué par les critiques dithyrambiques des mêmes qui les avaient enterré·es avec Movement (leur premier album après Joy Division), les quatre membres de New Order ont décidé de faire une pause, s’offrir une année de transition et se recentrer sur la suite à donner à leur musique.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Il faut dire qu’entre les tournées incessantes, les voyages à New York pour enregistrer avec Arthur Baker, le producteur electro-funk en vogue, l’étrange et bordélique single Confusion pour lequel leur inspiration est au plus bas, les virées dans l’acmé de la nuit new-yorkaise entre la Danceteria, le Funhouse, le Paradise Garage ou des concerts d’Afrika Bambaataa en plein cœur de Times Square qui finissent en batailles rangées entre gangs, Bernard Sumner, Peter Hook, Stephen Morris et Gillian Gilbert, gavé·es au speed pour tenir le rythme, n’ont guère le temps de s’ennuyer.
Début des tensions dans la nuit new-yorkaise
C’est avec tous ces souvenirs de défonce, de lieux interlopes, de sons sortis du futur et de colossales gueules de bois, dans une nuit new-yorkaise à son crépuscule (l’épidémie de sida commence à faire la une des magazines), que New Order décide de se lancer dans l’écriture de nouveaux morceaux. Histoire d’ébaucher des maquettes solides de titres écrits à la va-vite et que la formation mancunienne joue, ou plutôt teste sur scène, dans des versions brutes de décoffrage pas encore envahies d’ornements électroniques. Des sessions déjà marquées par des différends entre Peter Hook, éternel grognon, et le reste du groupe à propos des horaires de travail respectifs des uns et des autres. Hookie souhaitant commencer tôt le matin pour ne pas avoir à passer ses nuits entières en studio, alors que le reste de la troupe se pointe tranquillement en milieu d’après-midi après avoir fumé des joints une partie de la nuit devant 2001 : l’odyssée de l’espace. Des tensions amplifiées quand, le matin, en arrivant en studio, Peter Hook se rend compte que les trois autres resté·es jusqu’à pas d’heure ont viré toutes ses lignes de basse pour ajouter encore plus d’électronique.
“Même si je garde un souvenir ému de l’enregistrement de Low-Life, qui, avec le recul, a été notre disque le plus agréable à composer, déclare Peter Hook, joint depuis l’Australie où il est en tournée avec son projet Peter Hook and the Light qui revisite les standards de New Order et Joy Division, ça a été le début de notre brouille et de discussions sans fin, qui vont totalement exploser sur Brotherhood, l’album suivant. Les autres étaient obsédés par le succès d’Orchestral Manoeuvres in the Dark ou de Depeche Mode alors que je passais mon temps à leur rappeler que nous étions quatre, et que les décisions se prenaient de manière collective. Mais surtout que nous n’étions pas un groupe de synthpop, ce qu’ils rêvaient de devenir, mais de rock électronique.”
Synthés, samplers et boîtes à rythmes
1984 est aussi l’année où les quatre New Order, tenté·es par des expériences solitaires, vont plus ou moins se lancer dans la production pour d’autres artistes signés chez Factory ou appartenant à la mouvance mancunienne. Bernard Sumner va ainsi donner un coup de pouce à Quando Quango, formé par le DJ de l’Haçienda Mike Pickering, 52nd Street ou The Durutti Column ; le couple Morris/Gilbert à Thick Pigeon et Life, formé par un de leurs roadies ; pendant que Peter Hook va jeter son dévolu sur les merveilleux Stockholm Monsters ou The Royal Family and the Poor, plus proches de sa sensibilité rock.
“À cette époque, on s’occupait de produire d’autres groupes sous le nom Be Music, rappelle ce dernier. Nous présenter sous la forme d’un collectif, alors que nous travaillions seuls, c’était une idée de notre manager Rob Gretton, qui tenait à ce qu’on nous voie comme une entité parce qu’il avait peur qu’on se sépare et que l’un de nous se fasse un nom en dehors de New Order. Comme on s’en foutait royalement, on lui a obéi, d’autant que Bernard et moi, qui cherchions en permanence à nous évader du groupe, nous étions ravis. Mais que les choses soient claires, nous n’avons jamais reçu la moindre rémunération pour ce travail, comme toujours avec Factory ! Nous l’avons juste fait par amour pour la musique et pour l’expérience à en tirer.”
“L’album a été bouclé en quatre semaines !”
Deux compilations fabuleuses (Twice As Nice et Cool As Ice) exhument le meilleur des productions Be Music tout en livrant un éclairage lumineux sur une période où les musicien·nes de New Order se passionnent pour les synthétiseurs, les samplers et les boîtes à rythmes, qui commencent à envahir le marché, comme des gamin·es devant un sac de jouets. “Le truc, c’est que Tony Wilson [le boss du label Factory] n’arrêtait pas de signer des groupes et nous demandait d’aller leur filer un coup de main parce que, disait-il, nous étions devenus les rois de la technologie, se souvient Stephen Morris au téléphone depuis Manchester. Mais, pour être honnête, c’était plus de l’aide que de la production pure, car on dépassait très vite les budgets ridicules qui avaient été alloués aux sessions d’enregistrement et, surtout, entre les tournées et nos propres sessions de composition, nous n’avions pas le temps nécessaire à consacrer aux artistes avec qui nous travaillions. Disons que ces expériences nous ont appris à mieux maîtriser les machines, qui avaient été la source de nombreux casse-tête pendant l’enregistrement de Power, Corruption and Lies. Je ne me souviens plus du nombre de nuits blanches passées en studio, à travailler plus vite, et donc de manière plus économique, ce dont Tony raffolait. Avec le recul, ces expériences nous ont beaucoup servis, on a progressé techniquement, notamment pour l’enregistrement de Low-Life, qui a été bouclé en quatre semaines !”
Souvent, les membres de New Order ont recours à des techniques très personnelles quand un clavier rechigne à fonctionner. Comme avec l’échantillonneur Emulator 1 qu’ils viennent d’acquérir, qui s’acharne à ne pas charger les samples des disquettes, mais qui devient bien plus docile après avoir été jeté avec force par terre. Avant que le groupe ne se rende compte qu’un bon coup sur le côté supérieur gauche fonctionne largement aussi bien ! “On était devenus de tels génies de la technique, plaisante Peter Hook, qu’un jour Erasure nous a appelés pour nous demander : ‘On a entendu dire que vous aviez fait fonctionner l’Emulator 1 en le cognant avec un marteau. Vous l’avez frappé où exactement ?’”
Une vingtaine de concerts énervés en 1984
Le désir de faire une pause, décidée en début d’année par le groupe, sera au final de courte durée. Cerné par les déboires de l’Haçienda, qui s’avère un gouffre financier pour le boss de Factory, le groupe doit repartir sur les routes dès le mois de mai 1984, pour une vingtaine de concerts énervés et incandescents à travers l’Europe. Où, fidèle à ses racines punk, New Order refuse de jouer plus de trois quarts d’heure et s’interdit les rappels. Tout en essayant tant bien que mal d’éviter les crachats et les bouteilles que le public des premiers rangs ne manque pas de leur jeter dessus, en réponse aux retentissants “Fuck you !”, assortis de doigts d’honneur, que New Order adresse à son public.
Pendant cette tournée, qui se terminera triomphalement le 27 août avec un concert au Heaven à Londres, New Order en profite pour roder plusieurs titres inédits dont Sunrise, Face Up, Sooner Than You Think et The Perfect Kiss, dans des versions brutes de décoffrage, loin des versions rutilantes et blindées d’électronique qu’on retrouvera sur l’album final. À l’époque, le groupe, entraîné dans un tourbillon de concerts, de fêtes, de plans cul et de sessions d’écriture, semble paradoxalement confiant. À l’after-party organisée pour fêter la fin de la tournée, Bernard Sumner, sous acides, répond le plus tranquillement du monde à un journaliste du magazine Sounds, qui l’interroge sur le successeur de Power, Corruption and Lies : “On file en studio dans deux semaines pour y enregistrer un album et un single. On a déjà cinq morceaux prêts à être enregistrés et pas mal d’autres idées en chantier.”
Il faudra finalement attendre le mois de novembre pour que le groupe se décide enfin, délaissant les Britannia Row en travaux où il a ses habitudes pour le studio Jam, situé dans le quartier de Finsbury Park. Toujours accompagné de Michael Johnson, leur fidèle ingénieur du son, qui déclare ceci dans la biographie new orderienne Des larsens sur le dancefloor (Camion Blanc, 2013) : “Notre association fonctionnait bien. Nous étions tous à peu près du même âge. Comme eux, je venais du nord du pays et on partageait le même sens de l’humour. On s’entendait vraiment bien. Et comme je ne prenais aucune drogue et que je ne faisais pas autant la fête qu’eux, ils savaient sans doute aussi que je serais toujours sur pied pour bosser les lendemains d’excès.”
Soirées underground et BDSM à Londres
Il faut dire que les quatre semaines passées au Jam, pendant lesquelles le groupe, qui fonctionne encore de manière collégiale, met en boîte la totalité de Low-Life, sont aussi le prétexte pour explorer la nuit londonienne jusqu’à plus soif. “On a commencé à traîner toutes les nuits dans Londres, entraînés par Kevin Millins, qui gérait le club gay Heaven, se souvient Peter Hook. Il nous a emmenés au Kit Kat Club, où se retrouvaient tous les goths et les punks de l’époque, au Blitz, où il nous a présenté Steve Strange, Leigh Bowery, Marc Almond. On passait aussi pas mal de temps avec Rusty Egan, l’ancien batteur des Rich Kids, qui gérait l’Ambassy Club, où il œuvrait comme DJ et où on traînait nos guêtres avec Richard Jobson des Skids, Killing Joke et les Banshees. Mais notre lieu préféré restait les soirées fétichistes Skin Too, organisées dans un club gay tout pourri. Stephen et Gillian détestaient cette ambiance, mais Barney et moi adorions ce mélange de filles en latex, de mecs le cul à l’air et tous ces couples qui baisaient devant tout le monde.”
Une soirée underground et BDSM où, pour entrer, Barney et Hooky ont revêtu blouson de cuir et bottes de motard, le minimum syndical face au déluge de créatures en caoutchouc et autres harnais qui s’ébattent avec vigueur et se font fouetter sur des chants grégoriens. Comme ils ne rechignent pas non plus à prendre part aux festivités, quitte à choper la chtouille.
C’est en enregistrant par mégarde, sur le morceau This Time of Night, le journaliste Jeffrey Bernard, alcoolique et oiseau de nuit notoire, prononcer à la télévision la phrase “I’m one of the few people/Who lives what’s called a low life” (“Je suis l’un des rares à mener une vie que l’on peut qualifier de dépravée”) que le groupe décide d’intituler l’album Low-Life. “On trouvait que ça résumait exactement ce qu’on avait vécu pendant l’enregistrement, résume Peter Hook, lorsqu’on sortait quasiment tous les soirs, entre les clubs punk illégaux comme le Blitz, où se retrouvait toute la scène glam et poseuse des nouveaux romantiques, et ces soirées BDSM où des dominatrices montaient sur scène pour humilier des types en extase.”
Précédé du single The Perfect Kiss et ses samples de grenouilles, clairement inspiré par Let the Music Play de Shannon, et remixé en trois jours non-stop par le groupe pour que la version extended soit différente de celle proposée sur l’album, Low-Life paraît le 13 mai 1985 et divise les critiques, comme les fans, déboussolé·es par le virage clairement dance et assumé pris par les ancien·nes punks. Ce disque marque manifestement le passage de New Order – cette bande qui refusait les interviews comme les photos et envoyait chier tout le monde – à l’âge adulte ainsi que le début des concessions.
À commencer par un contrat de licence signé avec le label américain Qwest dirigé par Quincy Jones, qui a de grandes ambitions pour le groupe et qui inclut deux singles – The Perfect Kiss d’abord et Sub-Culture ensuite – dans l’album, ce que le groupe avait jusqu’ici toujours refusé. Puis affiche leurs trombines sur la pochette du disque, chose qu’ils avaient jusqu’alors balayée d’un revers de main.
“‘Low-Life’ a été un disque très amusant à faire, nous étions encore très soudés et travaillions encore comme un groupe. C’est après, avec ‘Brotherhood’, que tout est parti en vrille !” Peter Hook
“Peter Saville [le directeur artistique de Factory] a été très malin, explique Stephen Morris, il savait pertinemment qu’une photo de groupe ne mènerait à rien, alors il nous a convoqués l’un après l’autre. Il a fait un gros plan de nos visages au Polaroid. On pouvait choisir la photo qui nous plaisait le plus, mais on n’avait pas le droit de voir celles des autres, puis il les a déformées avec l’un des tout premiers ordinateurs. C’est ainsi que je me suis retrouvé sur la pochette, ce qui n’était pas forcément une bonne idée. Quand nous sommes partis au Japon commencer l’enregistrement de Brotherhood, notre album suivant, tous les fans se ruaient vers moi, pensant que j’étais le chanteur et le leader !”
Recouverte d’une feuille de papier calque qui nécessite d’être déchirée pour accéder au vinyle (obligeant ainsi les fans à acheter l’album en deux exemplaires), la pochette de Low-Life, véritable chef-d’œuvre graphique, renforce l’aura de mystère qui accompagne New Order depuis ses débuts. Sans oublier le clip de The Perfect Kiss, réalisé par Jonathan Demme, qui capture, visages en gros plan, dans toute leur splendeur scénique, les quatre membres jouant pendant plus de dix minutes le morceau qui va influencer The Walk de The Cure.
Disco, electro et funk blanc
L’album, un des meilleurs de New Order – à l’époque comme aujourd’hui avec le recul –, voit ses membres plonger à corps perdu dans ce qu’ils ont initié avec les singles Blue Monday, Confusion et Thieves like Us. Et effectuer un grand saut en plein cœur de la club culture naissante. New Order pique autant au disco qu’à l’electro balbutiante telle que ses musicien·nes l’ont vécue lors de leurs escapades à New York, qu’au funk blanc développé par des groupes comme Quando Quango, 52nd Street ou A Certain Ratio que le groupe côtoie au sein de Factory ou dans la luxuriance de la new wave, de l’italo-disco et de la Hi-NRG qui planent sur la nuit londonienne de ce début des années 1980. Sans jamais perdre de vue leurs racines rock, faisant exploser les guitares comme jamais, New Order, à la grande différence de Kraftwerk, ne cherche jamais à devenir esclave de ses machines, les maltraitant comme tout·e bon·ne punk qui se respecte.
De Love Vigilantes, inspiré par le chanteur de country Kenny Rogers, qui ouvre l’album en un assaut pop-rock irrésistible, à Sub-Culture, avec sa ligne de basse empruntée au Beat It de Michael Jackson et son rythme eurodance irrésistible, de la ballade crépusculaire Elegia en hommage à Ian Curtis à Sooner Than You Think, complainte déchirante qui télescope guitares et électronique avec brio, en passant par Sunrise, déflagration rock en hommage à Ennio Morricone que le groupe écoute en boucle, Low-Life passe de l’euphorie à la mélancolie avec une finesse rare. Mélangeant la sophistication et le clinquant des machines avec la brutalité et la rage des guitares, tout en accompagnant la naissance de la club culture qui influencera profondément la scène acid-house de l’Haçienda, ce troisième album est surtout la bande-son d’un groupe qui a définitivement enterré le fantôme de Joy Division pour enfin laisser New Order danser en liberté.
Album charnière dans la discographie du groupe, Low-Life marque aussi une époque où l’entente interne est à son maximum et où le succès n’a pas encore déréglé les ego respectifs. Comme le confirme, avec une certaine amertume, Peter Hook : “Movement avait été très difficile et violent à composer car nous étions consumés par le chagrin et inquiets pour notre avenir. Power, Corruption and Lies a été plus simple à réaliser car nous commencions à apprivoiser la technologie. Low-Life a été un disque très amusant à faire, nous étions encore très soudés et travaillions encore comme un groupe. C’est après, avec Brotherhood, que tout est parti en vrille !”
Low-Life (Definitive) (Warner Music). Sortie le 27 janvier.
{"type":"Banniere-Basse"}