A l’occasion de la sortie du hors-série 1969 – une année de rêves et de révolutions – abordons le deuxième thème principal, dédié à Woodstock. Entre victoire de l’utopie et triomphe du rock business, le festival de Woodstock regonfle à la mi-août le moral de l’Amérique avec son affiche de stars devenue légendaire.
La fusée ou le funk ? Neil Armstrong et son pas de géant sur la Lune ou Sly Stone proposant avec I Want to Take You Higher un trip parmi les étoiles ? Pour prendre de l’altitude, l’Amérique de l’été 1969 a le choix entre Apollo 11 et les 33 tours qui font planer. Si la génération de la Seconde Guerre mondiale s’enthousiasme en juillet pour les astronautes de la NASA, les baby-boomers leur préfèrent des héros à guitares et refrains hallucinogènes, dont l’élite se donne en août rendez-vous pour l’événement musical de l’année.
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Choix simplissime : Be there or be straight, soigne ton karma ou sois un vieux kroumir. Résultat : embouteillages de fin du monde, voitures abandonnées sur les bas-côtés, files de pèlerins cheminant vers la version Flower Power du paradis. S’ensuivent communion des esprits, vibrations de choix, chansons du matin au soir et du soir au matin – en trois jours de paix et de musique, l’émergence de la Woodstock Nation alimente en rêves les imaginaires du monde occidental. Et la paisible bourgade de Bethel – 2760 âmes en temps ordinaire – se voit propulsée troisième ville de l’Etat de New York.
Une petite entreprise
A l’origine de ce triomphe de l’utopie, une entreprise relevant du pur capitalisme. Début février, une annonce paraît dans le Wall Street Journal : “Jeunes gens aux ressources financières illimitées cherchent occasions d’investir intéressantes et légitimes…” Des idées innovantes, Michael Lang en a plein la tête : à 24 ans, ce fils de Brooklyn a déjà fait venir à Miami Jimi Hendrix et Frank Zappa. Bob Dylan ayant élu domicile dans une bourgade des Catskill Mountains, Woodstock, pourquoi ne pas tirer parti de son aura pour organiser dans les environs le plus fantastique des festivals de rock ? Tope là !
Qu’importent les réticences des municipalités pressenties pour accueillir les 50 000 spectateurs escomptés ou la nécessité d’obtenir la paix sociale en versant un bakchich au yippie en chef Abbie Hoffman. Surmonter les obstacles, Lang fait ça comme personne ; face à son charisme et à sa tchatche, un fermier de Bethel accepte en juillet de louer à Woodstock Enterprises l’un de ses champs. C’est donc dans un amphithéâtre naturel situé à une centaine de kilomètres du lieu originellement prévu que les préparatifs s’accélèrent.
Libérations
Affiche mirifique : pour ne citer que les méga-vendeurs de disques et les légendes vivantes, Richie Havens, Tim Hardin, Joan Baez, Country Joe McDonald, Santana, John Sebastian, Canned Heat, Grateful Dead, Creedence Clearwater Revival, Janis Joplin, Sly & the Family Stone, The Who, Jefferson Airplane, Joe Cocker, Ten Years After, The Band, Johnny Winter, Blood Sweat & Tears, Crosby, Stills, Nash & Young et Jimi Hendrix doivent se succéder sur scène du vendredi 15 jusqu’à l’aube du lundi 18. Soit le meilleur du folk, du blues, du funk et du rock – autrement dit de la contre-culture dans ce qu’elle a de plus vital et sexy.
Par-delà la diversité des styles musicaux, un message unique : quand Richie Havens entonne le vendredi après-midi Freedom, vêtements, tabous et traditions sont symboliquement jetés au feu. Et les inhibitions au beau milieu.
Par-delà la diversité des styles musicaux, un message unique : quand Richie Havens entonne le vendredi après-midi Freedom – et quand les Who balancent dans la nuit du samedi au dimanche l’un des titres phares de Tommy, I’m Free –, vêtements, tabous et traditions sont symboliquement jetés au feu. Et les inhibitions au beau milieu : dans l’élan collectif vers la liberté – toutes les libertés, des plus cruciales aux simples manifestations de narcissisme –, le droit des corps à l’exultation prime sur toute autre considération. A l’exception, notable, de la revendication de ne pas sauter sur une mine ou se faire trouer la carcasse au Vietnam.
Au pacifisme, Woodstock fait cadeau d’un hymne : quand, en ouverture d’une chanson d’une ironie bien sentie (I-Feel- Like-I’m-Fixing-to-Die Rag et son “Be the first on your block/To see your son come home in a box” – “soyez le premier de votre quartier/à voir votre fils revenir à la maison entre quatre planches”), Country Joe McDonald invite le complexe militaroindustriel à aller se faire foutre (“Gimme an F, gimme a U, gimme a C, gimme a K, what’s that’s for?”), le Pentagone tremble sur ses bases. Car à ce stade ils sont déjà 300 000 à se dresser pour hurler leur haine de la guerre. Et d’ici le dimanche seront près d’un demi-million à téter des joints, faire trempette en tenue d’Adam et Eve ou s’envoyer en l’air devant les objectifs des caméras.
Un moment de légende
Omniprésentes, les caméras, et très occupées à filmer l’acte de décès de la propriété – face à la marée humaine, les clôtures cèdent et le festival devient nolens volens gratuit – ou à immortaliser quelques moments clés de l’épopée rock : Joe Cocker se faisant des amis par milliers en reprenant le With a Little Help from My Friends des Beatles ; Sly & the Family Stone transformant prairies et futaies en dancefloor ; le volcan Who entrant en éruption ; Jimi Hendrix déconstruisant au point du jour l’hymne américain. Autant de performances d’exception, qu’un film et un disque vont rendre mythiques.
A son magistral usage du split screen et à la virtuosité d’un assistant réalisateur nommé Martin Scorsese, le documentaire signé Michael Wadleigh doit l’année suivante de remplir les salles. Sortie dans la foulée, une sélection des temps forts de la B.O. fait un carton chez les disquaires. Pour le prix d’un double album, tout un chacun peut vivre (ou pour les plus chanceux, revivre) Woodstock dans son salon ; gouffre financier dans un premier temps, le festival devient pour ses organisateurs un placement hautement rémunérateur. Car même si les médias privilégient avec un bel ensemble la dimension édénique de l’événement – sur la couverture du numéro de septembre de Rolling Stone, un barbu et un enfant nus se baignent dans des eaux que l’on imagine purificatrices –, la marque Woodstock vaut de l’or.
Et a un bel avenir devant elle : en novembre dernier, un Michael Lang toujours aussi fringant annonçait pour l’été à venir une édition du cinquantième anniversaire. Problème : un mois plus tard, le Bethel Woods Center for the Arts faisait état d’un projet concurrent, destiné à “éduquer et inspirer les nouvelles générations à contribuer positivement au monde à travers la musique, la culture, la communauté”. Aux dernières nouvelles, Keith Moon, Janis Joplin et Jimi Hendrix seraient partants pour les deux raouts commémoratifs, sous forme d’hologrammes cette fois.
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