Dans les années 80, une poignée de Djs majoritairement Afro-Américains et gays inventent la house. Une musique hybride née de la rencontre jouissive du sample, du synthé et de la boîte à rythme, du disco et de la new-wave. Larry Heard, pionnier du genre, donnera l’un de ses rares concerts ce vendredi 17 février dans le cadre du festival The Peacock Society. Entretien avec le héros caché derrière le dernier tube de Kanye West.
Larry Heard, 56 ans, est le genre de type coincé dans un entre-deux. Si son nom suffit à affoler certains palpitants, il n’évoque absolument rien pour d’autres, amateurs de musique ou non, qui nous regardent avec un air hébété lorsque l’on évoque un rendez-vous sur Skype avec la légende. Sous l’alias Mr Fingers, Larry Heard a pourtant largement contribué à l’émergence de la house à coups de tubes imparables dont l’influence n’est jamais retombée. La basse sourde et entêtante qui offre au Fade de Kanye West tout son charisme ? Un sample de Mystery of Love, l’un de ses hits sorti en 1986 avec Fingers Inc. le groupe éclair qu’il forma avec les chanteurs et danseurs Robert Owens et Ron Wilson.
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Rembobinons. A la fin des années 70, à New York, deux jeunes Dj, Larry Levan et Frankie Knuckles, retournent le Paradise Garage, un club majoritairement fréquenté par un public gay, noir et latino. Leur secret a pour nom le sampling : Knuckles et Levan n’enchaînent pas les tubes disco et funk comme cela se pratique alors, mais les mélangent jusqu’à créer des tracks originaux qui rendent les danseurs fous. Un entrepreneur leur propose une résidence au Warehouse, le nouveau club qu’il ouvre à Chicago. Bingo, ils y posent leurs valises de 1977 à1982, Knuckles s’en allant ensuite créer son propre club, le Power Plant. Rebaptisé Music Box, le Warehouse n’en reste pas moins l’un des temples de la house.
Dans le même temps, l’invention des boites à rythme Roland TR-707, et Roland TR-808 – pour ne citer qu’elles- ouvrent un nouveau champ des possibles. Dans la moiteur de leurs chambres à coucher, les Djs se mettent à créer leurs propres tracks à l’aide de samples martelés par des beats aussi tranchants qu’une lame de rasoir. A la croisée du disco, du voguing, de la new wave et de la boite à rythme, naît un nouveau genre : la house, qui tire son nom du club qui la célèbre tous les week-ends, le Warehouse.
Une réaction à l’administration Reagan ?
En 1984, Larry Sherman et Vince Lawrence, deux autres Djs de Chicago, montent le label Trax, avec lequel ils sortiront entre autres Your Love, imparable collaboration de Knuckles et du chanteur à la voix haut perchée Jamie Principle, qui déborde encore de sensualité trente ans plus tard.
En 1985 et 1986, Larry Heard déboule avec Mystery of Love et Can You Feel It, deux de ses plus gros hits, et invente la deep-house, un sous-genre infusé de jazz-soul-funk. Alors que Ronald Reagan siège à la Maison Blanche, une jeunesse de contre-culture s’éclate jusqu’au bout de la nuit sur une musique qui allie érotisme et force de frappe, coups de rein et coups de langue, délire et empowerment et qui n’aura dès lors de cesse de conquérir les clubs de la terre entière.
Faut-il y voir une réaction face à l’Amérique conservatrice ? Le pendant de la scène voguing de New York ? Le prequel de la techno de Détroit ? Entretien avec Larry Heard, survivant un brin mutique d’une époque où ProTools et selfies n’existaient pas, qui sera en live au festival The Peacock Society (Parc Floral de Paris) ce vendredi 17 février. Ne le ratez pas, le mec se fait aussi rare sur scène qu’en interview.
Tu as sorti un nouvel EP, Outer Acid, en 2016 sous l’alias Mr Fingers, que tu avais remisé au placard depuis 2005. Pourquoi ce besoin de revenir ?
Larry Heard – Je suis musicien donc je suis toujours en train d’esquisser de nouvelles idées musicales, comme un peintre réalise des croquis, griffonne. Un second EP devrait arriver juste après la tournée.
Comment prépares-tu tes lives ?
Je ne les prépare pas vraiment. J’essaie juste d’offrir une version élargie de mes morceaux afin que ça parle davantage au public.
Comment as-tu commencé à faire de la musique ?
Probablement enfant, quand je tapais sur tout ce qui se trouvait à porter de main ! Ma mère et mon père jouaient du piano. Mes grands-parents aussi. Ils n’avaient pas de télévision, parce qu’ils avaient investi dans un piano à la place ! Je pense que cette tradition musicale a fait son chemin jusqu’à moi. Enfant, je voyais mes parents s’asseoir au piano. Donc quand ils n’étaient pas là, qu’est-ce que je faisais ? La même chose ! Je m’asseyais au piano, et je tapais sur les touches. On avait des banjos et des tambourins à Noël ou aux anniversaires. Puis au lycée j’ai eu une guitare. C’était une sorte d’évolution naturelle, que je n’ai jamais planifiée. A 17 ans, je me suis mis à faire de la batterie et à devenir sérieux au sujet de la musique.
Comment es-tu venu à la musique électronique ?
Je jouais de la batterie dans des groupes de rock, de reggae et de jazz-fusion. C’était marrant, ça me permettait d’acquérir de l’expérience. Mais je ne faisais que suivre le rythme, m’en tenir au beat. Je ne composais rien. Peu à peu j’ai commencé à m’intéresser au processus créatif.
Tu te rappelles de la première fois où tu as entendu de la musique électronique ?
Je ne peux pas dire que je me rappelle de la première fois. C’est quelque chose de progressif. Quand quelque-chose joue en fond sonore, votre oreille l’entend même si vous n’êtes pas vraiment attentif. J’écoutais des émissions de radio tard le soir qui passaient Kraftwerk et des trucs expérimentaux. Je pense que c’est comme ça que ça s’est fait, au début des années 70.
Tu étais plus Kraftwerk que disco ?
On avait aussi le disco à la fin des années 60, début 70. En 1970, mon père avait ramené le premier album de Funkadelic. On écoutait ces supers lignes de basses, ces rythmes de batterie et on se disait « wow ! ».
Pourquoi le rythme, le beat t’a-t-il autant marqué ?
J’ai été élevé dans un environnement musical, donc c’est rapidement devenu ma façon d’appréhender le monde, ma psyché. J’exprimais mes émotions à travers les sons, les notes, moins par les mots.
Quelle était la profession de tes parents ?
Mon père était flic à Chicago. Ma mère était à la maison, il fallait bien que quelqu’un s’assure qu’on n’ait pas d’ennuis !
Et tu en avais des ennuis ?
Rien de fou. Juste des trucs de gosses. Rien qui implique la police ! Mon père étant flic, j’étais déjà foutu, je ne pouvais pas m’attirer d’ennuis !
Tu te rappelles de la première fois où tu as mis un pied dans un club de Chicago ?
Non. Je suis sûr que ça s’est passé ! Mais je crois que si tu ne cherches pas délibérément à retenir un moment, tu ne t’en souviens pas. Tu expérimentes des choses, et tu penses à ce qui t’attend, pas à ce que tu viens de vivre.
Comment t’es-tu retrouvé dans la scène house ?
Je ne l’ai pas décidé. J’étais là au bon moment ! J’étais à Chicago, je traînais avec Ron Hardy et les Djs locaux. Il y avait une grande proximité. J’étais là, donc il ne s’agissait que d’une question d’argent et de temps avant que je me greffe au mouvement.
Comment as-tu composé tes premiers tubes, Mystery of Love, Can You Feel It…?
Dans ma chambre. J’avais une boite à rythme, un synthé, et un magnétophone. J’avais un budget très réduit. Je devais donc faire preuve d’ingéniosité afin de réaliser ce que je voulais faire.
Comment as-tu décidé de jouer tes morceaux en club ?
Là encore, je ne l’ai pas décidé ! J’étais là et ça se passait là. Il y avait une scène musicale et je faisais cette musique. On s’influençait tous. On était plus forts à plusieurs.
On te considère comme l’un des pionniers de la house music, comment le vis-tu ?
Cela se décide tout seul. Je crois qu’il ne faut pas trahir une sorte de niveau d’excellence. J’essaye à la fois de préserver un côté artistique très profond, et les basiques, do, ré, mi, fa, sol, que tout le monde connaît, et qui permettent donc de conserver une dimension universelle, qui ne parlera peut-être pas à la tête, mais ira droit au cœur des gens.
Quel est ton but ?
Amener de la beauté dans ce monde si négatif, ce monde qui grandit au milieu d’une décharge !
Tu as samplé un discours de Martin Luther King pour l’une des versions de Can You Feel It (1986), était-ce un moyen de politiser la house ?
Pas vraiment, ça se faisait déjà avant moi. Quand les discours de Luther King sont sortis en disque, les Djs de Chicago ont commencé à en incorporer à leurs tracks, à leurs mixes. C’était un moyen d’apporter une dimension nouvelle aux morceaux. C’était quelque chose d’assez courant à cette époque, les mashups, les samples.
https://www.youtube.com/watch?v=tS0zmgAcoxs
Tu n’étais donc pas dans l’activisme politique ?
Non, j’avais déjà mes mains pleines de musique. Tu ne peux pas tout faire dans la vie. Faire de la musique prend du temps, je n’aurais pas pu être maire de la ville en plus !
Pourquoi avoir ces différents pseudos ?
J’avais beaucoup d’idées musicales qui émergeaient et je me suis rappelé de cet album de Funkadelic de 1970. J’ai découvert que George Clinton avait aussi The Parliaments. J’ai trouvé ça cool. C’était un moyen de sortir toujours plus de musique, et de casser les codes.
Personnellement, je suis une grande fan de l’album Alien. Il t’a été inspiré par des films de science-fiction ?
C’est aussi mon préféré ! J’ai vu la trilogie Alien encore récemment. Mais ça ne vient pas de là. Mon manager Renée, qui me donnait parfois des idées, est venu me voir un jour avec ce titre de projet, « Alien ». Je l’ai trouvé intriguant. C’est la b.o. d’un film qui n’a jamais existé. C’était l’occasion d’utiliser tous les super sons que je produits constamment en studio. Cet album a vraiment une forme très libre. Je n’ai pas beaucoup réfléchi en amont. Je me suis laissé guider par la musique. Ça te parait compréhensible ? (rires)
Oui. Tu suivais une sorte de film dans ta tête ?
J’essayais. C’est pour cette raison que j’ai lu plein de choses sur le système solaire et plein de théories dans une encyclopédie. Je voulais être spatial. Pour ce faire, je devais absorber beaucoup d’informations sur l’espace.
L’espace t’influence plus que la Terre ?
Sur Alien totalement, mais le reste de ma production est plus ancré sur terre, dans nos interactions, nos sentiments.
Kanye West a samplé Mystery of Love pour Fade, comment cela s’est-il fait ?
Je l’ai découvert quand il a dévoilé le morceau lors d’un défilé je ne sais plus où. Des amis m’ont directement écrit en me demandant si je l’avais entendu. Je crois que des personnes sont entrées en contact avec mon manager, qui a fait le nécessaire au niveau administratif. Et voilà.
Tu ne l’as donc jamais rencontré ?
Non.
Quel sentiment ressens-tu à l’idée d’être toi-même samplé ?
C’est toujours un compliment quand quelqu’un aime ton idée. Ils pourraient juste dire « non, ça craint ». Et c’est drôle aussi car ils l’ont sorti trente ans après que je l’ai créé. Étrange coïncidence ! La musique dance et le hip-hop n’ont cessé d’entretenir une relation étroite. Le premier disque de hip-hop avait pour fond sonore une musique de Chic. Le jour où vous êtes samplé par un artiste de hip-hop, vous rejoignez cette tradition.
On oublie souvent que le hip-hop était à l’origine étroitement lié à la danse…
Oui ! C’était très énergique, presque terrifiant avec toutes leurs acrobaties ! C’était plus cool à l’époque. Le hip-hop jouait un rôle important dans la rue, différent de ce qu’il est aujourd’hui…
Toi-même tu étais fan de hip-hop ?
Chicago n’était pas vraiment dans le hip-hop, c’était plus New-York et le New-Jersey. Et puis j’étais déjà batteur pour Genesis, Yes. J’étais très loin de ce monde. J’écoutais plus du Frank Zappa !
Pour revenir à Kanye West, tu connaissais sa musique avant Fade ?
Je crois que c’est impossible de ne pas connaître ce genre de personnes, c’est comme Lady Gaga ou Niki Minaj. ça passe à la radio ! Mais le simple fait que trop de gens adorent me pousse à m’éloigner. Je ressens trop de pression sociale.
Tu n’aimes rien de mainstream ?
Ce n’est pas que je n’aime pas, c’est que ça ne me touche pas. Je l’entends mais rien de magique ne se produit. Quand le morceau s’arrête, il s’arrête et voilà. Je ne me dis pas « wow, je veux le réécouter ! » C’est une formule, comme les émissions de télé-réalité ou certains films où tu sais pertinemment ce qui va se produire. Il y a donc toujours de nouvelles têtes pour faire les mêmes choses, sans jamais rien inventer. S’il n’y a plus d’électricité, que vont-ils faire ? Certains vont continuer à jouer avec des instruments et prouver que ce sont de vrais musiciens ! Beaucoup de producteurs, d’ingénieurs du sons ne sont en réalité pas de vrais musiciens.
Tu n’as donc jamais cherché à faire un tube ?
Le public du tube ne m’attire pas. J’aime les ambiances plus intimes. Pas les foules. Quand je vois trop de monde, je me dis « ah, allons plutôt là-bas » (Rires). Je suis peut-être une sorte de gitan qui erre par-delà les montagnes en quête d’une aventure non-orthodoxe !
Pourquoi avoir quitté Chicago pour Memphis, où tu vis actuellement?
C’était il y a 18 ans. J’avais besoin de partir, de m’évader, de réévaluer ma vie, de ne plus la consacrer qu’à la musique. La musique est mon occupation principale mais j’ai aussi une vie. Des vacances, un quotidien. C’est un peu comme un libraire à qui l’on ne parlerait que de ses livres tout le temps !
D’après toi, pourquoi la house est apparue à Chicago ?
Je ne sais pas. C’est avant tout apparu au sein d’une communauté. On écoutait tous la Motown, Telex, Kraftwerk. Puis, on a commencé à penser à notre propre moyen d’expression, et on s’est tous dit qu’on avait quelque chose à apporter. Voilà ce qui s’est passé. C’était un mouvement local mené par Frankie Knuckles et d’autres mecs, qui habitaient tous à côté les uns des autres. Moi par exemple j’étais au lycée avec Jamie Principle !
Et Frankie Knuckles, comment l’as-tu rencontré ?
Je l’ai vu jouer plusieurs fois avant que l’on se rencontre véritablement. Je le regardais jouer mais je ne lui parlais pas, car la dernière chose à faire c’est emmerder un Dj qui joue. Sinon tu as tout le club qui te criait « dégage de la cabine du Dj !!! »
Et le chanteur Robert Owens, avec qui tu as monté le groupe Fingers Inc. ?
A une fête, où il mixait. Il a passé Mystery of Love. Je me suis présenté. On s’est échangé nos numéros de téléphone. C’était une rencontre tout à fait normale, pas un truc spécial à la X-files ! C’est genre « hey j’adore ce que tu fais, moi je fais ça, faisons un truc ensemble ! » Ainsi est né Fingers Inc. avec Ron Wilson aussi.
Quel regard portes-tu sur les avancées technologiques ?
Elles permettent de faire de la musique à moindre coût. Maintenant il te suffit d’un logiciel et d’un ordinateur. A l’époque, ça m’avait coûté 2500 dollars. Et ce n’était pas une pilule facile à avaler. C’était un gros investissement pour un mec célibataire comme moi.
Tu te vois faire de la musique jusqu’à la fin de ta vie ?
Bien sûr, parfois j’en ai marre, et j’ai besoin d’une pause. Du coup, je peins et je dessine, je travaille le bois aussi. J’élargis mon champ d’expression artistique ! Une fois que j’aurais fini avec cet EP et cette tournée, je ne veux plus entendre parler de musique. Parlons de ce que tu veux tant que ça ne concerne pas la musique !
La house music t’est-elle déjà apparue comme une nouvelle religion, avec les clubs pour temples ?
Possiblement. Surtout avec sa rythmique tribale. Ça rappelle un peu les danses rituelles qui rassemblaient les gens l’espace d’un instant. Le club produit des moments magiques qui sont difficiles à décrire. Il faut les vivre. Je suis allé dans ces clubs comme le Warehouse, et j’ai vu un public tout entier être dans le même délire au même moment et au même endroit. Là, tu te dis « wow ». C’est inattendu. Ça me rappelle l’époque du psychédélisme où les gens cherchaient à ne former qu’un esprit, à agir et prendre du plaisir tous ensembles constamment.
Y a-t-il une réaction que tu adores voir dans le public ?
Non, je recherche le mélange. Si tout le monde faisait la même chose, ça serait un public de robots. Je veux que les gens apprécient le moment. Parfois, on est trop occupés à analyser l’instant, et on le rate. C’est pour ça qu’il y a peu de documentation sur la scène house de Chicago ou le Paradise Garage ou Music Box [le nouveau nom du Warehouse suite au départ de Knuckles]. Les gens étaient trop occupés à danser pour prendre des photos ! Ça montre à quel point la musique nous absorbait. C’est ça que je veux voir, les gens dans l’instant présent. Pas les gens en train de se prendre en selfie devant la scène, avant de se casser sans même avoir écouté la musique !
==== >>>> Plus d’informations sur le festival The Peacock Society ici.
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