Dans une chambre de Clermont-Ferrand, une vie fut changée à tout jamais par l’écoute d’Aretha Franklin, force tellurique montée des entrailles. Alors que la chanteuse et pianiste américaine vient de disparaître, Ondine Benetier se souvient.
Il a longtemps été la voix soul, la seule. Celle qui a bercé mon enfance, mon adolescence, mes jours et mes nuits. Celle qui paraissait inégalée, inégalable. Si puissante, si indomptable, et pourtant si douce et bouleversante à la fois. Un timbre trop grand pour ce monde, et les histoires déchirantes, répétées à l’infini, d’un homme, toujours, qui semblait prêt à se damner pour (re)gagner l’affection de sa dulcinée.
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Otis Redding me chantait My Girl, Try A Little Tenderness, Cigarettes and Coffee et These Arms of Mine en boucle. Et à une époque où Netflix et Genius étaient encore de lointains mirages et mes compétences en anglais très limitées, l’adolescente que j’étais, biberonnée à la fois au girl power des Spice Girls, au prince charmant de Disney et au Romeo + Juliet de Baz Luhrmann, ne pouvait s’empêcher de se perdre dans des rêveries éveillées pleines de clichés : celles d’un amour sans limite et d’une reprise de Respect entonnée à la guitare, un soir de pleine lune, par un jeune prétendant transis d’admiration sous un balcon que notre appartement n’avait pas.
Et puis la reprise tant attendue est venue d’ailleurs. Non pas d’un ado pré-pubère à appareil dentaire et jogging Sergio Tacchini, mais d’une femme. Et pas n’importe laquelle.
Je ne me souviens pas de la première fois où j’ai écouté le Respect d’Aretha Franklin – cette chanson fait partie de celles qui semblent toujours avoir été là, de mes premières booms aux soirées de fac fortement alcoolisées, option karaoké. Mais je me rappelle très bien du moment où, la vingtaine à peine et un niveau d’anglais amélioré par un petit ami sujet de la Couronne britannique, j’ai enfin compris le sens ultra conservateur de la chanson originelle écrite par Redding, et à quel point celui de la version réinterprétée (allez, réécrite) par Franklin marquait, à son époque et à la mienne, un renversement des points de vue salvateur, un virage radical.
Ce R-E-S-P-E-C-T et ces « sock it to me » (« montre-moi de quoi tu es capable ») à double sens scandés comme un hymne impérieux. Cette manière de montrer que l’amour pouvait être raconté et vécu autrement, par une femme aux facettes multiples, aussi sûre d’elle qu’éperdument amoureuse.
À un âge où on se sent poussée à rentrer dans des cases, dans des (jeux de) rôles prédéfinis et incroyablement chiants, à une période où on ne se pense pas toujours capable ou en droit d’exiger quoique ce soit, ni même de s’imposer en tant que femme, la voix d’Aretha Franklin – toute aussi poignante et étourdissante de puissance que celle de son compatriote –, est devenue pour moi l’autre voie : celle d’une histoire chantée et menée par une femme forte, qui sait ce qu’elle veut et ce qu’elle vaut, qui exige, donne, demande et aime avec toutes ses contradictions, là où Otis Redding n’attendait que le respect de bobonne pour avoir ramené de quoi acheter le gigot de midi. Un dézingage en musique précurseur et incontestablement féministe de la destinée sacrificielle (et tristement hétéronormée) à laquelle les femmes sont encore si souvent soumises qui a participé à bouleverser ma vision des relations et allez, soyons fous, de l’amour en général.
« La prochaine chanson est une chanson qu’une fille m’a prise » a un jour dit Redding sur scène avant d’entamer son Respect au mythique festival de Monterey. Avec tout le respect que je te porte, Otis, je crois qu’Aretha ne te l’a pas enlevée : elle l’a élevée.
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