Dans le delta du Mississippi, au milieu des champs de coton, rien n’a changé depuis un siècle.
T-Model Ford, 89 balais, raconte cette ambiance à l’ancienne : “J’ai rarement vu, dans mon enfance, des bluesmen faire des concerts, ils restaient là tant qu’il y avait du monde. Ça durait deux heures ou toute la nuit, ils jouaient pour les danseurs. Moi je peux jouer toute la nuit.” Et toute la nuit, il joue. Entre ces riffs boursouflés d’une gaieté amère ressurgissent des vies passées à travailler sans fin, à se torcher au whisky et à régler ses comptes au couteau, à se méfier des juges autant que des patrons de labels.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Et lorsqu’on évoque la persistance du passé ségrégationniste de la région, c’est toute l’histoire cachée du Grand Sud qui vient ébranler les murs de bois du petit club : “J’ai passé la nuit avec une Blanche pour la première fois à l’âge de 70 ans, mec. 70 ans. Une Blanche.” En descendant le fleuve, les oreilles bloquées sur Robert Johnson, on oublie que cet Etat n’a levé l’interdiction des mariages entre Blancs et Noirs qu’en 1987 ; qu’il n’a ratifié que huit ans plus tard le 13e amendement abolissant l’esclavage, pourtant adopté par le gouvernement fédéral en 1865.
On oublie – mais on le voit – que ce sont les Blancs qui possèdent les exploitations agricoles, les hôtels et les restaurants dans lesquels les Noirs conduisent les camions, changent les draps et font la cuisine. Près de la frontière louisianaise, la plantation Laura est une des rares à ne pas éluder la question. Dans le parc subsistent encore les maisons de bois habitées par les esclaves puis leurs descendants, qui y séjournèrent jusqu’en 1977.
Désormais la plantation se visite, et les petits-enfants ont été déplacés de quelques centaines de mètres, dans un quartier dépareillé de maisons en bois, de caravanes et de pick-up désossés. Lorsqu’on suit le Blues Trail, on s’arrête pour regarder, mais dans le fond il n’y a pas grand chose à voir. Le blues ne s’inscrit pas sur des panneaux, il est ici et maintenant, vivant aujourd’hui comme aux heures les plus glauques du Grand Sud. “Le blues existe encore ici dans sa forme la plus pure, parce que nous sommes dans un Etat rural, pauvre, avec un fort taux de criminalité, des gens à la traîne, résume Theo D. Cela aide à faire venir des touristes et à tirer l’économie mais, dans le même temps, c’est une tragédie, une réalité cruelle.”
Ses héros, que l’on croise au Red’s ou au Po’Monkey’s, ont à bien des égards la même vie que leurs grands-parents, arpentent les mêmes routes pour ramasser leurs dollars et se retrouvent encore emprisonnés à Parchman. Ils ont la fierté de Robert Johnson, la morgue de Charley Patton, le doigté de Muddy Waters. Ils traînent eux aussi des vies d’errance qui rempliront les magazines après leur mort. Ils seront à leur tour des fantômes que personne n’aura vu passer et l’on plantera un écriteau devant leur maison.
{"type":"Banniere-Basse"}