Dans le delta du Mississippi, au milieu des champs de coton, rien n’a changé depuis un siècle.
Planqué dans un bâtiment défoncé de l’autre côté de la voie ferrée, le Red’s fait partie de ces authentiques juke-joints qui jalonnent les routes du Mississippi. Toute l’année, il attire une population locale quasi monochrome. Dans la petite salle à peine éclairée, vissé sur un tabouret, Mark “Mule Man” Massey, imposant gaillard d’une trentaine d’années, malmène une Stratocaster dont il tire une musique aride, un désert harmonique qui rougeoie dans la pénombre. L’air est brûlant, le son crade. Le propriétaire des lieux, Red, bourru et peu loquace, surveille l’entrée et sert des bières fraîches, tirant du frigo des montagnes de ribs qu’il déverse sur le trottoir où grésillent d’immenses barbecues.
Sur la scène, Mule Man parle de sa petite ferme de Senatobia, de la nuit sur le Mississippi, et évoque son passage au pénitencier de Parchman : “On n’apprend pas le blues, on le vit. Je suis un bluesman à cause de la vie… A cause des conditions de détention déplorables à Parchman, aussi… C’est comme ça, down home Mississippi.” L’évocation de Parchman par un jeune homme est encore un indice dans ce Mississippi moderne.
Dans la mythologie du blues, cette prison construite en 1901 qui enferme encore près de 5 000 détenus est connue pour avoir abrité les héros Son House ou Bukka White. Mais là, dans ce club, l’évocation de Parchman ne témoigne plus des guitares romantiques d’avant-guerre, plutôt d’une insistante répétition de l’histoire, de la proximité malheureuse de la misère sociale, de la délinquance et du blues dans le Grand Sud.
Durant ces dernières décennies, T-Model Ford, Junior Kimbrough et tant d’autres ont hurlé entre les barreaux l’amère mélodie du Mississippi blues. Sur la route qui conduit à Greenville, le soleil frappe à nouveau à la verticale. Dans le calme désertique, le toit tordu d’un cabanon de guingois se découpe sur le ciel bleu. Ruinée par les ans, cette cahute en bois déglinguée abrite le Po’Monkey’s, un des plus vieux juke-joints du coin. Ce club approximatif fréquenté par les locaux fait danser son monde chaque jeudi jusqu’au petit matin. Les parrains des campagnes alentours, T-Model Ford, Duck Holmes ou Big T Williams, y déglinguent leurs guitares dans une joyeuse foire bluesy où se mêlent la musique et la bière.