Dans le delta du Mississippi, au milieu des champs de coton, rien n’a changé depuis un siècle.
Grossissant les faubourgs de Detroit ou de Chicago, où l’industrie offre des salaires plus élevés, le blues se branche sur l’électricité, découvre l’énergie urbaine et le dynamisme de labels qui propulsent dans le monde entier Muddy Waters ou Willie Dixon, parmi les plus illustres. Pour ceux qui restent, il fait encore nuit sur le Mississippi : “Les musiciens, les tenanciers de ‘juke-joints’ (petits clubs de blues – ndlr) et une partie de l’audience noire du blues est restée ici”, explique Roger Stolle, disquaire, libraire et fondateur de Cat Head Records, label de blues implanté à Clarksdale.
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Sur la grande place de Clarksdale, un blues binaire déchire l’après-midi moite. Perché sur la scène du Sunflower River Blues & Gospel Festival, Eddie Cusic écorche son répertoire. Casquette en cuir et chemise à carreaux, le vieil homme au regard flétri improvise sur le Rising High Water Blues de Blind Lemon Jefferson : “Ce qui fascine chez ces bluesmen, c’est qu’en termes artistiques, ils n’ont pas évolué, commente Roger Stolle qui finance des enregistrements de ce blues rural via son label. Leur blues est archaïque, rudimentaire, directement lié à leur expérience dans le delta. Ils ne recopient pas le dernier hit, ils jouent comme si leur vie en dépendait, et c’est le cas.”
Certains musiciens du delta comme T-Model Ford ou Robert Belfour tournent aujourd’hui dans le monde entier mais l’immense majorité vit de subsides, de pensions, de petits boulots. Pour beaucoup, le blues demeure un à-côté, une bouffée d’air après le travail, un défi qu’on lance au diable ces soirs où la poisse colle aux basques comme la glaise sur les rives du vieux fleuve. Mais on n’en fait pas une vie : “La grande tragédie est que les bluesmen les plus authentiques sont aussi les plus délaissés, poursuit Roger. La plupart ne savent ni lire ni écrire, sont incapables de concevoir un site web, une affiche de concert. Certains n’ont même pas de compte en banque, de carte de crédit.”
Il suffit de faire quelques pas au milieu de bâtiments en lambeaux, de magasins condamnés aux fenêtres crevées, pour saisir les traces de cette histoire immuable. Avec un taux de chômage parmi les plus élevés du pays et près de 20 % de la population en dessous du seuil de pauvreté, le Mississippi semble avoir traversé le XXe siècle sans changer. Dans le fond, l’Etat le plus pauvre de l’Union n’a pas besoin de capitaliser sur son passé comme le fait Memphis.
Il peut en revanche compter sur une poignée de labels, de musées ou d’organisations qui tentent de développer le tourisme sur ce terreau vivant. En 2001, l’acteur Morgan Freeman et son compère Bill Luckett, qui brigue le poste de gouverneur sous la bannière démocrate, injectaient un million de dollars dans l’économie locale en rachetant une ancienne usine pour en faire un club de blues. Installé au centre de Clarksdale, ce Ground Zero Blues Club est devenu incontournable : “Il y a des concerts toute l’année, les musiciens du Mississippi jouent tous ici, commente Roger. Ça a motivé d’autres clubs comme le Red’s, en sommeil depuis des années.”
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