En avril, se déroulaient à Praia, capitale du CAP-VERT, deux événements : l’Atlantic Music Expo et le Kriol Jazz Festival. L’occasion de plonger, corps et âmes, dans les musiques capverdiennes et les sons voyageurs de la lusophonie. Un périple d’épices, de sel, d’amour et de nostalgie.
C’est un archipel, au large du Sénégal, à la croisée de l’Europe et de l’Afrique, dix îles bercées par les courants contraires de l’Atlantique, une poignée de terres ouvertes aux quatre vents, un territoire vierge colonisé par les Portugais au XVe siècle, un lieu phare de la traite négrière… C’est un archipel du métissage, un carrefour de navigateurs, où se croisent des récits d’aventures, de départs et d’éternels retours. Par sa géographie et son histoire, le Cap-Vert impose sa créolité douce, qu’éclairent les mots du musicien et poète Mario Lucio, ministre de la Culture de 2011 à 2016 : “Contrairement à d’autres terres métisses, l’identité de mon pays combine, de façon fluide, grâce à un stade de créolisation avancée, toutes les cultures – africaines, européennes – qui l’ont construite.” La chanteuse capverdienne, bombe d’énergie solaire et de son à haut voltage, Mayra Andrade, rayonnante sur son île de Santiago, abonde : “C’est la première nation créole, fondée sur un mélange, précoce dans l’histoire, de ses habitants. C’est un pays bâti par l’amour de ceux qui croyaient en son potentiel. Sa richesse niche dans le regard de son peuple.”
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Un séjour à Praia, la capitale, ville de 130 000 âmes, en bordure d’océan, au pied des montagnes arides de l’île de Santiago, confirme leurs paroles. Ici, sur cette terre d’accueil, les sourires s’étirent, doux comme le temps qui défile au ralenti. La morabeza, cette langueur toute capverdienne, s’expérimente de façon charnelle. Sur les plages, les pêcheurs remaillent leurs filets, déchargent les barques, avec dans l’air, cette tranquille nonchalance, ces chaloupes, ce rythme suave, gentiment égrené sur la peau.
La musique, première richesse du pays
En ce mois d’avril (du 8 au 14), Praia, en costumes de fête, rehausse pourtant le tempo, pour accueillir l’Atlantic Music Expo (Ame), du 8 au 11, un marché de professionnels de la musique, avec débats, conférences et showcases dans la rue, et le Kriol Jazz Festival du 6 au 13, organisé par José da Silva, ex-manager de Cesaria Evora. Six jours durant lesquels le Plateau, le cœur de ville, avec ses bâtisses coloniales pastels et ses rues pavées, vibre de tous les sons du monde : le mbalax-electro des Sénégalais Guiss Guiss Bou Bess, le maloya solide du Réunionnais Tiloun, le jazz prolixe de Stanley Clarke ou les diableries cubaines d’El Comité. Parmi toutes ces musiques, la capverdienne – une moitié de la programmation – impose ses couleurs. L’occasion d’interroger sa singularité et sa puissance, toujours actuelle.
Sur les sons insulaires, règne encore l’aura de la madone Cesaria Evora, seule musicienne au monde dont le saint visage illumine un billet de banque. Car la musique, ici, demeure la richesse principale d’un territoire privé de ressources naturelles et le socle fondateur de la nation, selon Mario Lucio. Mayra explique : “Une fusion s’est produite ici : un équilibre sensible entre plusieurs univers, qui rend les gens perméables à nos musiques. Comme un diamant issu de processus chimiques pendant des millénaires.” Le temps de deux festivals, une myriade de styles – le batuque percussif, le funaná bien cadencé, la douce morna, le fringant talaia baixo – et une foule d’artistes l’ont prouvé.
Ainsi, sur les planches, un ouragan de fraîcheur insolente, à la présence radieuse, transcende Praia : c’est Elida Almeida, égérie de 26 ans, repérée il y cinq ans, par José da Silva, dans un bar de la capitale. Depuis, cette native de Santiago, autodidacte formée à la musique par la radio et l’improvisation des batuques, brille sur les scènes du monde. L’une de ses aînées, Nancy Vieira a, elle aussi, ensorcelé le public de ses mornas, dont l’auditoire reprend les vers d’un seul chœur. Originaire de plusieurs îles – Santiago, Boa Vista, São Vincente –, elle synthétise les sons de son pays. “Au Cap-Vert, la musique reste notre solution pour survivre”, résume-t-elle.
Rire de sa disgrâce
Une solution pour survivre… La formule sied à la fougueuse Neuza, regard charbon parsemé d’éclats de tristesse et tempérament de feu, comme issu des entrailles de sa terre, Fogo, l’île du “pai grande”, le volcan. Avec sa gouaille de “rat de Santiago, d’enfant de Fogo”, Neuza exorcise en chanson la douleur de la disparition de sa mère, chanteuse de bar, morte d’un cancer, quand elle avait six ans. Mais Neuza ne saurait s’enfermer dans la complainte. Dans ses créations, sourdent le feu, les sons des bandeiras, ces troupes de tambour, des fêtes de village et du talaia baixo de Fogo, aux rythmes impétueux. “Nous sommes l’unique peuple qui rit de sa disgrâce”, sourit-elle. Il y avait aussi, en ouverture, les mythiques Bulimundo, chantre des bandes-son de l’indépendance, en 1975, qui remirent au goût du jour, tel un étendard de la libération, le funaná, musique aux couleurs de l’Afrique, typique de Santiago, enfouie sous le joug colonial, qui lui préférait la morna, plus “européenne”.
Parmi les autres pionniers, le groupe Simentera, fondé par Mario Lucio, enfant de Santiago, a dépoussiéré les musiques de l’île à l’orée des années 1990, à coup d’instruments amplifiés et de polyphonies. Aujourd’hui encore, sur la scène du Kriol Jazz, le groupe prouve qu’il n’a rien prévu de sa superbe ni de son élégance : une musique créole, à l’équilibre subtil. Citons aussi l’incontournable Tito Paris, auteur-compositeur de la diva aux pieds nus. Et attardons-nous sur son neveu, Miroca Paris, musicien de Cesaria, à l’énergie apaisée, qui mêle aux traditions de son île des chemins teintés de jazz et de funk. “Comme toutes les musiques insulaires, la nôtre possède l’odeur de la mer, dit-il. Chaque voyageur, chaque colon installé ici, a laissé une richesse, un rythme. Voici pourquoi, peut-être, notre musique sonne si familière aux oreilles du monde : parce qu’elle possède une part d’héritage de tous ceux qui ont foulé sa terre.”
Enfin, l’un des meilleurs concerts de la semaine fut assurément celui de Mayra Andrade. Avec Manga, son dernier disque, la sirène s’affranchit des traditions, en adoptant les bombes explosives d’une Afrique lusophone, version électronique, urbaine, alternative. La chanteuse au charisme fou, aujourd’hui lisboète, propose un show sans faute, contemporain et sensible, à l’image d’un Cap-Vert qui s’émancipe. En terre conquise, elle enflamme le public, imparable et envoûtante, avec sa musique, où se conjuguent le passé et le futur, et toutes les influences lusophones, ici réunies par son indéniable talent.
D’âme lusophone
Car, cette semaine-là, au Cap-Vert, résonnaient tous les sons cousins, issus des pays de langue portugaise, à l’histoire coloniale commune. Entre eux, des passerelles existent, vives. Il n’y a qu’à voir l’icône brésilien Zeca Pagodinho galvaniser le public capverdien, subjugué par les classiques de ce maître du samba. Angolaise de naissance, Lucia de Carvalho porte la lusophonie dans ses bagages et dans son cœur. Sur la scène de l’Ame, elle mêlait la langue Kimbundu de son pays natal à des tambours maracatu du Brésil. Née en Angola, Lucia a passé une partie de son enfance au Portugal dans un foyer, un “bout d’Afrique”, avant d’être adoptée par une famille française, vers Strasbourg. A l’adolescence, une troupe de musique brésilienne l’embarque à son bord, et lui fait remonter le cours de son histoire lusophone, jusqu’à l’Afrique, qu’elle finit par fouler. “Mon récent retour en Angola a reconstruit le puzzle de mon identité”, dit-elle. Aujourd’hui, au Cap-Vert, en résonnance, elle retrouve un petit écho d’elle-même.
Egalement présente à l’Ame, la pétulante Monica Pereira, fille de Montmartre, née en Guinée-Bissau, a renoué avec ses origines via la musique. “A quinze ans, dit-elle, des rythmes enfouis dans mon disque dur interne, ont ressurgi. Sans même savoir que je les possédais, j’ai tiré le fil et entamé ce voyage musical vers moi-même.” Ici, au Cap-Vert, elle retrouve des rythmes de son pays, qui a lutté conjointement, pour son indépendance, avec la patrie de Cesaria. Du Mozambique, le trio Continuadores livre une musique expérimentale : chant lyrique de TRKZ et incursions hip hop, posées sur les visuels poétiques et les samples de Thiago Correia (340 ML). Ce projet hors sentier balisé rend hommage au mouvement des jeunesses révolutionnaires, Continuadores, lancé dans les années 1980 par le premier président du Mozambique, Samora Machel. “Eu sou filho do mar”, scande leur tube. Ici, le trio révèle un Mozambique urbain, underground… Parmi les beats, la nostalgie s’impose comme le maître-mot d’une création puissante.
La nostalgie, justement, elle la porte de sa voix fiévreuse. Ces dernières années, la Portugaise Cuca Roseta s’impose en star du fado. Ici, la diva délivre son art un brin pompier mais triomphal. Plus tard, en loge, elle dira ce qui, selon elle, rassemble en musique le Cap-Vert, le Portugal et le Brésil. “Nous avons la même façon de conter des histoires, et ce besoin de sublimer la douleur. Les Brésiliens la transcendent par l’allégresse du samba ; à l’inverse, nous l’exprimons intensément avec le fado. Les Capverdiens, eux, avec leur morna, l’expriment de façon douce, suave.” Et bien sûr, il y a, dans le fado comme dans toutes les musiques lusophones, cet ingrédient essentiel : la saudade. Elle explique : “Ce mot typiquement portugais, à la base de ma musique, dit cette nostalgie de nos peuples lusophones, celles des femmes de marins qui attendent au port.”
https://www.youtube.com/watch?v=M3pZ5kE2D8o
Et c’est bien de cela dont il s’agit. Par-delà les cousinages rythmiques évidents, les échanges de musiques, les similitudes entre la morna et le fado aux racines africaines, les connivences entre le semba angolais et le samba, se dévoile ce supplément d’âme. Chaque artiste la définit. “La saudade, c’est un hommage à tout ce qui nous manque”, explique Mario Lucio. “Un mélange unique, élégant et harmonieux, entre joie et tristesse”, ajoute Miroca. “Un endroit plein de vide et en même temps, plein d’amour. Un combustible fort pour la création…”, précise Mayra. La saudade résume ces migrations et ces terres que l’on quitte ; et lorsque l’on s’envole du Cap-Vert, c’est bien elle qui nous hante, ce pincement de cœur et ce grand sourire. “Sodade, sodade”, chantait Cesaria. Comme un air qui traîne à l’heure des départs…
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