Les festivals et grands événements culturels sont menacés de report voire d’annulation à l’été 2024 en raison de la tenue des Jeux olympiques. Jean-Paul Roland, directeur des Eurockéennes de Belfort, revient sur les risques encourus par tout un pan de l’industrie culturelle.
“Je suis dans le pays des Lumières et de l’exception culturelle. Le lien entre le sport et la culture devrait être célébré, or, les propos du ministre de l’Intérieur vont dans le sens inverse et nous obligent à opposer les deux. Mais, nous, ne marchons pas là-dedans”, fulmine Laurent Domingos, coprésident du Off d’Avignon, à l’issue d’une concertation au ministère de la Culture ayant eu lieu ce mercredi 2 novembre.
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Réunissant les représentants du spectacle vivant et des festivals attirant plus de 100 000 spectateurs, la réunion avait pour objectif de poser les grandes lignes d’une feuille de route, après le tollé suscité par Gerald Darmanin qui évoquait, lors d’une audition au Sénat le 25 octobre, “le report ou l’annulation des grands événements culturels mobilisant de nombreuses forces de police et gendarmes” pendant la période des Jeux olympiques de Paris en 2024.
À seulement 18 mois de l’ouverture des Jeux, le ministère semblait ainsi découvrir que l’été 2024 mobiliserait un dispositif extraordinaire de forces de l’ordre, balayant d’un revers de main la question de la tenue des festivals qui, après une année blanche et une autre en demi-teinte, voyaient dans l’organisation du plus grand événement sportif mondial l’opportunité de sortir la tête de l’eau.
Rima Abdul-Malak, ministre de la Culture et ancienne conseillère à la culture du président Macron, au fait des problématiques des acteurs du secteur, a donc tenté de calmer le jeu en fixant une première évaluation en vue d’une réunion interministérielle très attendue par les professionnel·les (certain·es réclament même la présence du comité olympique), bien conscient·es que la balle est plutôt dans le camp de l’Intérieur que de la Culture.
D’ici le 15 décembre, les festivals devront donc se rapprocher de leur préfecture pour mesurer dans un premier temps les besoins en matière de représentation des forces de l’ordre (et prendre ainsi la mesure du manque potentiel d’hommes sur le terrain). Si la plupart des participants soulignent l’implication de la ministre, l’heure n’est pour l’instant pas aux réjouissances et beaucoup de questions restent en suspens : quid des plus petits festivals ? quid d’une éventuelle compensation en cas d’annulation ?
Jean-Paul Roland, directeur des Eurockéennes de Belfort, revient sur les enjeux de cette concertation et les échéances à venir.
Avant la prise de parole du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin au Sénat, la question d’un éventuel report des festivals à l’été 2024 s’était-elle posée ?
Jean-Paul Roland – Les professionnel·les ont commencé à être alerté·es début octobre, et je dois avouer que, naïf·ves que nous sommes, nous n’avons jamais pensé à poser la question avant. Si l’on m’avait demandé, j’aurais répondu que tout s’enchaînerait naturellement et que les JO bénéficieraient à tous. Cela a donc été la douche froide.
On nous parlait d’une période allant, en gros, du 23 juin au 8 septembre, entre la préparation des Jeux, le trajet de la flamme et le début des Jeux paralympiques. Et puis, quand Gérald Darmanin a pris la parole dans le cadre de l’audition au Sénat, on a compris que ce n’était pas de la rigolade. C’était la panique, tout le monde a sollicité sa préfecture pour savoir ce qu’il en était. Sans parler de rétropédalage, le ministre de l’Intérieur, puis la ministre de la Culture (Rima Abdul-Malak, ndlr.) ont par la suite nuancé les propos du ministre, en disant que rien n’était définitif.
L’organisation des Jeux olympiques a été attribuée à la Ville de Paris en septembre 2017, il y a cinq ans. Comment expliquer cette prise de conscience soudaine au ministère de l’Intérieur, selon vous ?
C’est la question que tout le monde se pose. Cet acte de candidature nécessite une vision très large. Cela serait intéressant de le voir en détail. Mentionne-t-il que toute la force publique doit être concentrée sur les Jeux, au détriment de l’activité festivalière ? Le paradoxe, c’est que nous partageons avec les JO les mêmes valeurs et que l’on encourage le développement d’un volet culturel pendant cette période (via, notamment, l’Olympiade culturelle, sous l’égide du ministère de la Culture, ndlr.).
Les forces de l’ordre, par le biais de leurs représentants, ont informé le ministère de l’Intérieur qu’avec une mobilisation quotidienne de 45 000 policiers et gendarmes et une suppression de leurs congés pour les besoins des JO, elles ne pourraient pas être mobilisées pour d’autres événements. À mon avis, et c’est personnel, cela expliquerait la soudaineté de l’annonce de Gérald Darmanin. Comme une prise de conscience tardive, qui obligerait le ministre à prendre acte.
Je rajoute qu’en 2018 est arrivée la circulaire Collomb. On parle alors d’optimisation du déploiement des forces de sécurité sur le territoire, avec des “périmètres missionnels” réduits. En contrepartie, ceux dévolus aux organisateurs de festivals ont augmenté. Je ne dis pas non plus que la sécurité privée a remplacé les gardes mobiles, mais en tout cas, les espaces ont largement été redéfinis.
En 2012, la Ville de Londres avait profité de la tenue des Jeux olympiques pour multiplier les événements culturels, saisissant cette opportunité pour faire rayonner la ville et le Royaume-Uni.
Oui, même si cette année-là, le festival de Glastonbury n’a pas pu se tenir, pour des raisons de manque de matériel. Mais il y a eu le fameux concert à Hyde Park (avec Blur notamment, ndlr). Nous avons une certaine idée de la culture qui est là, qui existe, mais qui reste à valoriser. On est ravis, aux Eurocks, de se dire que pour la première fois, des visiteurs asiatiques pourraient venir sur le festival.
Par ailleurs, la culture festivalière est l’exemple le plus probant de la décentralisation. Les plus gros festivals ne sont pas à Paris. Au-delà des conséquences d’un éventuel report, le message transmis n’est pas le bon.
Les Eurockéennes de Belfort se tiennent traditionnellement fin juin, début juillet. Un report de l’édition 2024, la même année mais à une date ultérieure, est-il envisageable ?
Il faut bien comprendre que les dates d’un festival et son positionnement géographique ne sont pas dus au hasard. Cela participe de tout un écosystème. Pourquoi le premier week-end de juillet ? Parce que les événements plus anciens de nos voisins belges, par exemple, on permis de faire venir des artistes dans le cadre de tournées, profitant ainsi à notre festival. Et puis, à Belfort, la fenêtre de tir est nécessairement estivale, mais pas en août, car la ville est déserte à cette période.
Il ne faut pas oublier non plus les nombreuses associations avec lesquelles on travaille, la prise en compte de la disponibilité des techniciens ou encore des prestataires. À l’heure où il existe une forte tension autour de la fabrication des festivals, imaginer concentrer cette activité en juin et en septembre, c’est la mort directe du système. Il ne resterait que les gros, et encore.
Une concertation réunissant les syndicats du spectacle vivant et des représentants des festivals de plus de 100 000 personnes a eu lieu mercredi 2 novembre, au ministère de la Culture. La ministre a-t-elle évoqué la possibilité d’une annulation des événements culturels à l’été 2024 ?
La ministre a pris attache avec nous très rapidement après les propos du ministre de l’Intérieur. Lors de cette réunion, elle a commencé par souligner notre inquiétude légitime. Il y a chez elle un vrai attachement au spectacle vivant, elle était d’ailleurs aux manettes en tant que conseillère du président de la République au moment de la crise.
En revanche, elle hérite ici d’un dossier dont, le cas échéant, les conséquences pourraient lui être reprochées étant donné qu’il s’agit de notre ministère de tutelle. Elle n’a jamais parlé d’annulation, mais j’ai quand même posé la question. Que se passerait-il si tel était le cas ? Quel serait le plan B ? A-t-on pensé à quelque chose de compensatoire ? Les Eurocks, c’est neuf salariés, 600 embauches et des retombées économiques comprises entre 11 et 13 millions d’euros.
Quelle est la part des forces de l’ordre mobilisée pour un événement tel que les Eurockéennes de Belfort et comment celles-ci se répartissent ?
Nous sommes considérés comme un “grand rassemblement”, nous avons donc besoin d’une autorisation préfectorale avec un dossier à monter chaque année, présentant notre dispositif technique et de sécurité. L’année dernière, il y avait précisément 310 agents de sécurité privée, ce qui mobilise cinq entreprises locales, ainsi que 210 gendarmes qui, en majorité, sont réservistes et viennent de Belfort et des unités de garde mobile.
La circulaire Collomb évoquée plus haut est très précise : les gendarmes ne font que les missions régaliennes de sûreté et de gestion des incivilités sur la voie publique. Il faudrait un cas extrême pour qu’ils interviennent à l’intérieur du festival. Leur présence est indispensable dans le cadre d’un dispositif à l’anglaise visant à rassurer par la présence.
Maintenant se pose la question de la rupture d’égalité. Un festival qui existe depuis 20 ans, présentant toujours le même dossier à qui on dit toujours oui, peut risquer de s’entendre dire non, parce que toutes les forces de l’ordre seront aux JO. Et en dehors des événements culturels, il me semble que tout citoyen a droit à la sécurité, sur les routes, par exemple, ou ailleurs.
À l’issue de cette concertation avec la ministre, quelles sont les prochaines étapes ?
À partir de maintenant, on prend attache avec nos préfets avant la mi-décembre et on remonte les difficultés au ministère. Mais encore une fois, avec des éléments qui manquent : comme celui du passage de la flamme olympique, dont le parcours ne sera connu qu’en janvier. Si elle passe par Belfort aux dates du festival, il peut y avoir un problème.
Par ailleurs, les préfectures ne sauront pas d’ici décembre quelles forces seront à leur disposition. À titre d’exemple, en temps normal, quand on rencontre la gendarmerie à la fin du premier trimestre, c’est-à-dire à trois mois du festival, on nous dit toujours qu’ils ont lancé la demande pour obtenir la compagnie nécessaire mais qu’à date, ils n’ont pas de visibilité. Et cela, c’est en temps normal.
La question aujourd’hui est de savoir si les préfectures sont prêtes à envisager une baisse du dispositif. Il y a aura aussi une réunion interministérielle. On a très bien compris que le ministère de l’Intérieur aurait le dernier mot, malgré le soutien indéfectible de la ministre de la Culture. Et l’autre étape, c’est la mobilisation des élu·es, qui montent déjà au créneau. J’ai quand même une vraie inquiétude, notamment pour les événements plus près de Paris, proches des sites olympiques.
Au cours de la concertation, la question de la trop grande concentration de festivals sur la période estivale en général a également été évoquée. Qu’en est-il ?
C’est l’hyperréalisme de la ministre, qui anticipe déjà les difficultés à termes du CNM (Centre national de la musique, ndlr.) à aider tous les projets de festival, à l’heure où l’on s’aperçoit qu’il est difficile de maintenir un équilibre financier. Je me demande si la question aurait été abordée si la contrainte des JO ne s’était pas imposée à nous.
Propos recueillis par François Moreau
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