Désormais mené par le seul Richard H. Kirk, le groupe phare de Sheffield poursuit son œuvre passionnante, toujours défiant les lois de l’electro.
On pensait ne plus jamais entendre parler de Cabaret Voltaire, groupe phare du Sheffield des eighties, à la confluence de l’expérimentation électronique, de l’art contemporain, de la performance artistique et de l’engagement politique. Formé en 1973 par Richard H. Kirk, Chris R. Watson et Stephen W. Mallinder, le trio dissèque à ses débuts un savant mélange des obsessions de l’époque : punk et indus, boîtes à rythmes et jazz improvisé, bruitisme et bandes magnétiques trafiquées.
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Pourtant, dès leur premier tube, Nag, Nag, Nag (1979), on sent déjà les Anglais en quête d’horizons plus axés sur la dance et l’électronique. Chris Watson, peu enclin à suivre cette nouvelle direction, quitte le groupe en 1981, laissant au duo Kirk & Mallinder carte blanche pour construire sa version d’un funk blanc, visionnaire et futuriste.
“On adorait la dance music des seventies, la soul, le funk, le disco, explique Richard H. Kirk, confiné à 64 ans dans son studio de Sheffield, mais on n’avait pas les moyens d’en produire. Et puis les premières boîtes à rythmes et synthétiseurs, avec lesquels on pouvait construire des séquences répétitives, nous ont permis de nous lancer.”
“Notre philosophie a toujours été ‘no nostalgia”
Pendant une quinzaine d’années, le duo plus prolifique que jamais impose sa marque, avec ses mélodies hypnotiques, ses slogans tirés de discours politiques comme de VHS porno, ses paroles scandées par un Mallinder possédé et ses influences courant du reggae au hip-hop, de l’afro aux mélodies arabes. Le groupe crée une dance dystopique qui, tout en se tenant sur le bord du dancefloor, aura une influence indéniable sur les premiers producteurs de Chicago et de Detroit.
Prolifique, Richard H. Kirk n’a pourtant pas attendu 1994 et le départ de Stephen Mallinder, donc la fin présumée de Cabaret Voltaire, pour se lancer dans d’autres projets comme Sweet Exorcist qui, avec le titre Testone, va poser les bases de la bleep music, affoler les raves et donner libre court à un groupe comme LFO, ou se jeter tête première dans le club avec son alias Sandoz et sa techno pure et dure, efficace et minimale, brutale et béate, tout en gardant en tête de remettre en route Cabaret Voltaire.
“Au départ, c’est venu d’une demande en 2013 du festival Berlin Atonal pour un live de Sandoz, raconte-t-il. J’étais malade à l’époque et je leur ai dit que je jouerais l’édition suivante. Sauf qu’entre-temps j’ai eu envie de proposer une performance de Cabaret Voltaire. Il était hors de question que ce soit un concert en forme de best of. Notre philosophie a toujours été ‘no nostalgia’, vivre avec son temps et ne pas se tourner vers le passé, ce qui explique pourquoi vous ne verrez jamais Cabaret Voltaire sur scène jouant Nag, Nag, Nag, Sensoria ou James Brown.”
D’inquiétantes collusions visuelles diffusées en live
Le premier concert de Cabaret Voltaire depuis vingt-deux ans, à l’Atonal 2014 – avec des écrans géants diffusant d’inquiétantes collusions visuelles, pendant que Richard H. Kirk pilotait dans un coin sombre ses machines et leurs crachats métalliques –, au-delà du succès, marquait une nouvelle étape pour un groupe s’approchant de plus en plus de son concept de base : la performance artistique totale !
“Tous les morceaux interprétés en live étaient inédits, explique Kirk. C’est de la réception enthousiaste par ce public, curieusement plutôt jeune et loin des fans historiques, que m’est venue l’idée de réaliser un nouvel album de Cabaret Voltaire, même s’il ne contient aucun des morceaux joués en concert.”
Shadow of Fear, premier album de Cabaret Voltaire depuis vingt ans, est un disque aussi foisonnant que passionnant, sur lequel le producteur a passé de longs mois, ressortant les vieilles machines des débuts tout en usant des prouesses du digital : “Ça m’a rappelé mes anciennes expériences avec Cabaret Voltaire car nous n’avions pas beaucoup d’équipement, donc il fallait vraiment utiliser son imagination. Je cherchais à retrouver ce qui faisait notre originalité à l’époque et à la transposer aujourd’hui sans tenir compte de la scène actuelle.”
Le refus de la nostalgie
Si Richard H. Kirk refuse la nostalgie, Shadow of Fear surfe intelligemment sur vingt ans de Cabaret Voltaire, passant des bidouillages punk des débuts à leur fascination pour la house, de l’amour pour le krautrock à leur trouble pour le dub, de l’obsession pour les samples chocs à leur goût pour les collages surréalistes, de morceaux parfaitement dansants à de l’ambient psychédélique.
On retrouvera dans ce mille-feuilles sonore des bribes rythmiques piquées à Code (1987), des incursions dans la bleep comme sur International Language (1993) ou le l’electro-funk updatée façon The Crackdown (1983). Disque angoissé et addictif, comme la bande-son de la crise que nous vivons, Shadow of Fear confirme, comme plaisante son auteur, “son goût pour les conspirations complotistes et son tempérament paranoïaque” et constitue l’album électronique le plus singulier et avant-gardiste de l’année.
Comme si Richard H. Kirk avait compris où piocher exactement dans la discographie de Cabaret Voltaire, tout en gardant ses distances face aux nouvelles mutations des musiques électroniques, histoire de mieux s’en affranchir.
Shadow of Fear (Mute/PIAS)
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