Le rade, situé dans le quartier de Dalston, témoigne du bouillonnement créatif et intellectuel de la capitale britannique. On y était pour une soirée mémorable.
Vendredi 10 février 2023. C’est l’affluence des grands soirs sur Ashwin Street, petite rue dissimulée dans le quartier de Dalston, à Londres, où se niche le Cafe OTO. La salle underground, devenue en l’espace de quinze ans d’existence l’un des points névralgiques de la pratique des musiques expérimentales du Royaume-Uni (et du monde), accueille ce soir-là et le lendemain le saxophoniste et clarinettiste allemand Peter Brötzmann, légende du free jazz, le Mozart du vibraphone en la personne de l’Américain Jason Adasiewicz, John Edwards à la contrebasse et le batteur britannique Steve Noble, réunis sous le nom de Mental Shake.
Une résidence de deux jours pour un quatuor légendaire dont l’histoire est intimement liée à celle du “café” londonien : “C’est un événement immanquable pour toi, ce quartet fut l’une des premières signatures de notre label maison Otoroku”, nous précise par mail la responsable de la communication de la salle, alors qu’on l’informe de notre visite prochaine.
Un lieu atypique
Des artistes tel·les que Yoko Ono, le Sun Ra Arkestra ou Thurston Moore (Sonic Youth) sont passé·es par ce point de ralliement des amoureux·ses d’aventures sonores exploratrices. D’autres, moins connu·es du grand public mais tout aussi cultes, s’y produisent régulièrement, comme le percussionniste Eddie Prévost, membre éminent de l’AMM, trio de musique improvisée fondé en 1965 à Londres, ou encore l’ancien indie kid Daniel Blumberg, dont Eddie est le mentor, passé des formations pop Cajun Dance Party et Yuck à l’improvisation, à l’aune d’un premier album solo sorti en 2018 (Minus), avec les contributions du saxophoniste Seymour Wright ou de la violoncelliste Ute Kanngiesser.
Autre invité fréquent des lieux, l’Australien Oren Ambarchi, fondateur du label Black Truffle et proche collaborateur de Jim O’Rourke. Nous l’avions croisé en mai 2022, tandis qu’il livrait au Cafe OTO une performance sensible, équipé d’une simple guitare et de quelques pédales d’effets. Dans la pénombre de cet antre, il jouait avec le signal électrique comme un charmeur de serpent et réussissait le prodige de rendre presque palpable le mouvement des ondes se déployant dans la pièce comme des valseuses avant de disparaître dans le néant.
Le Cafe OTO est fréquenté par des curieux·ses de passage, des touristes en goguette, mais surtout des habitué·es
Dans la queue, les trois types qui nous précèdent, le genre British et la cinquantaine bien sonnée, se remémorent cette soirée passée avec l’Australien, justement. Un drôle de hasard, mais pas si étonnant que ça. Le Cafe OTO est fréquenté par des curieux·ses de passage, des touristes en goguette, mais surtout des habitué·es, qui – et cela se remarque au premier coup d’œil – ont fait de ce lieu atypique une sorte de quartier général.
L’espace consiste en une grande pièce, avec quelques bacs à vinyles, un bar et un coin librairie où l’on trouve tout un pan de littérature sur la musique (des exemplaires du mensuel britannique The Wire, le bouquin de Dan Charnas sur J Dilla, des ouvrages sur le compositeur Karlheinz Stockhausen ou encore de la poésie et des textes sur tous les undergrounds, du punk au jazz, en passant par la musique électronique). Quelques rangées de chaises entourent la zone de performance (il n’y a pas de scène à proprement parler) et des petits groupes d’ami·es sporadiques s’envoient des bières ou des verres de vin en attendant le début du show.
Sans relâche, sans temps mort
Sur les coups de 21 heures, le quatuor star débarque sous un mur du son d’applaudissements. Peter Brötzmann, 82 ans au compteur, a la dégaine d’un Georges Clemenceau et semble amoindri. Il se déplace lentement, le geste hésitant. Quelques semaines après le show on apprendra son hospitalisation. Passé par les soins intensifs, il est depuis sorti de l’hôpital sans trop savoir de quoi l’avenir sera fait.
Ce soir-là, néanmoins, la puissance des deux sets consécutifs de 40 minutes chacun est sidérante. C’est Brötzmann, d’ailleurs, qui lancera au sax l’assaut, avec un souffle démoniaque qui aurait pu faire office de cri d’alarme annonçant le Thrène à la mémoire des victimes d’Hiroshima, composition apocalyptique constituée de cinquante-deux instruments à cordes du Polonais Krzysztof Penderecki.
Jamais la performance ne faiblit ou, plutôt, elle ne rompt pas
Très vite en sueur, les musiciens atteignent un premier niveau de transe au bout de quelques minutes seulement, se tirant la bourre dans une cavalcade free haletante, provoquant des spasmes dans le public (littéralement, on ne déconne pas). Plus le temps passe, plus la tension est à son comble, sans relâche, sans temps mort. On se dit que le point de rupture, nécessairement, doit arriver.
Mais jamais la performance ne faiblit. Ou plutôt, elle ne rompt pas, et le groupe, en phase, tient bon. Il émaille son set de solos virtuoses, mais ne la joue pas démonstration de force. Le collectif prime. Et puis, doucement, la pression retombe, et le voilà lancé sur un nouveau segment improvisé tout aussi passionnant. Au Cafe OTO, par l’entremise de vieux briscards, une brèche s’est ouverte ce soir-là. Et c’est comme ça à chaque fois, dans d’autres registres, dans des nouvelles configurations.