Les Londoniens reviennent en janvier avec un troisième album qui met de la fête et de la pop dans les idées noires. Entretien exclusif.
A la fin des années 2000, on découvrait The xx, trois jeunes Londoniens efflanqués jouant une musique qui évoquait une version malade, anorexique de The Cure. Le trio jouait minimal, limité par ses compétences et son faible arsenal : un clavier de brocante, des guitares où toutes les cordes ne servaient pas, des programmations balbutiantes.
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Le son était étroit, étranglé, mais les intentions, elles, étaient déjà vastes : marier une pop farouchement timide et mélancolique avec l’ivresse du clubbing, du two-step alors triomphant dans la nuit londonienne. Entre abandon, démission et hédonisme, le premier album, XX (2009), imposait une esthétique désolée mais curieusement euphorisante. Une musique de crise, et pas de rire, mais riche d’espoir.
Coexist (2012), un second album peut-être sorti trop tôt, se chargera de confirmer les intentions, sans oser encore casser un moule si patiemment modelé. Car Romy Madley Croft (guitare, voix) et Oliver Sim (basse, voix) se connaissent depuis la maternelle, et ils ont rencontré Jamie xx Smith (programmations, rythmes) en primaire : même si les uns et les autres rêvent de changements, d’échappées belles, le trio est prisonnier de cette longue amitié, avec ce qu’elle implique de non-dits, d’habitudes, de compromis.
Il faudra le succès, en solo et en tournée, du timide Jamie xx pour que le groupe, immobilisé par cette absence et affaibli par un deuil familial, se pose enfin des questions. Eloignés géographiquement, humainement et peut-être même musicalement, les trois Londoniens ont profité de ce long silence pour régler en interne les différences, les quiproquos.
De cette période de flou, de doutes et de désœuvrement, The xx est sorti grandi, élargi. En changeant considérablement ses habitudes, en sortant de son garage londonien pour un enregistrement international, le trio s’est échappé d’un son désormais trop étroit pour son écriture, a laissé la pop pénétrer ses ténèbres, a découvert les ivresses du lyrisme.
Influencé par les fugues solo de Jamie xx, l’album I See You, qui sortira début janvier, pourrait facilement passer tout 2017 au sommet des albums importants de l’année. Car comme, par exemple, Bon Iver ou Kanye West, The xx y cherche et trouve souvent une autre façon de jouer de la musique populaire, en prise avec son temps et son tempo diabolique, avec ses vertigineuses sautes d’humeur.
Une pop-music affranchie, émancipée qui fera danser et songer dans le même élan. Les frontières entre les genres deviennent de plus en plus incertaines chez The xx, groupe fascinant, toujours aussi distant et pourtant sensuel, qui parle ici comme rarement de ses règles internes, des affres de la création et du Velvet Underground.
On ressent une impression de libération en découvrant le nouvel album I See You. Est-ce le cas ?
Oliver – Quand nous avons fait Coexist, nous avons beaucoup réfléchi à ce que notre public aimait dans The xx, nous nous sommes accrochés à ce que nous savions faire. Cette fois-ci, nous nous sommes beaucoup plus lâchés, même si nous ne pouvons pas échapper à notre son, à nous-mêmes.
Jamie xx – Même si elles n’étaient pas écrites, il existait des règles strictes sur ce qui était ou non autorisé dans une chanson de The xx. Une des règles était que les chansons devaient être jouables live, sans bandes, sans musiciens additionnels. Mais là, nous n’avons pas pris en compte cette donnée, nous avons décidé de nous poser plus tard la question du live. Par exemple, Stella de Warpaint joue de la batterie sur un titre. Ça donne des idées.
Romy – Avant que ça ne devienne presque un dogme, nous avions commencé à sonner “minimal” par pur hasard : le manque de moyens, la timidité, l’incompétence… On faisait ce qu’on pouvait de notre mieux. Là, on n’a écarté aucune piste, on a importé dans notre propre musique la liberté des titres solos de Jamie. Rien n’est plus trop ceci ou trop cela pour The xx.
Quel regard portez-vous sur votre carrière ?
Oliver – Je me pince souvent. J’étais et reste estomaqué que tant de gens aiment notre musique. Un jour, en tournée, nous nous sommes arrêtés dans un relais routier en plein désert texan et ils passaient notre premier album. Je sais aussi que des chefs cuisiniers ou des couturiers travaillent en nous écoutant. Ce grand mélange de public et d’utilisation de notre musique me sidère.
Qu’est-ce qui crée cette intimité avec votre musique ?
Oliver – Ça vient sans doute des rapports que j’entretiens moi-même avec la musique que j’aime, toujours très chargée émotionnellement. Ça tient aussi sans doute à la nature de la relation qui nous lie tous les trois, c’est très intime. Nous en avons parlé avec Romy au moment d’écrire les paroles, on voulait raconter nos expériences en laissant la place au public de se projeter. C’est pour cette raison qu’il n’y est jamais question de temps, de lieu, de genre. Quand nous rencontrons les fans, ils nous interrogent beaucoup sur nos paroles, qu’ils se sont appropriées. Ils ne nous parlent jamais de nous, de notre vie, c’est parfait comme ça.
Jamie xx – Le public ressent l’honnêteté de notre musique. La proximité de trois personnes qui ont tout vécu et vaincu ensemble. Car pour atteindre la luminosité de I See You, il a fallu vivre dans le noir, parmi les ombres. L’album reflète ce cheminement.
Votre amitié a-t-elle été malmenée par le succès, les tournées ?
Oliver – Je connais Romy depuis vingt-quatre ans et nous sommes potes avec Jamie depuis seize ans. Alors bien sûr, il y a eu des passages à vide. Au moment de démarrer cet album, nous n’avions jamais été aussi éloignés, affectivement et géographiquement, depuis que nous nous connaissons. Jamie était en tournée, Romy passait le plus clair de son temps à Los Angeles, j’étais à Londres… Ça a été une période très dure pour moi. Sans dispute, sans même la moindre discussion, j’ai eu pour la première fois l’impression que nos chemins s’écartaient.
Romy – Après avoir passé des mois loin les uns des autres, il a fallu se réhabituer à vivre ensemble. Ça n’a pas été facile au début. J’avais fini par garder en tête des images des autres qui n’étaient plus justes. Mais il n’a pas fallu longtemps pour rectifier ces erreurs de jugement, pour se souvenir que nous étions amis intimes avant de devenir membres du groupe. On avait eu tendance à prendre cette amitié pour argent comptant, par la négliger même. On avait fini par avoir un besoin vital d’espace et de temps. Ce “temps” a juste duré trop longtemps.
Continuez-vous à écrire quand vous n’êtes pas ensemble ?
Oliver – Nous l’avons toujours fait. Romy et moi avons toujours écrit les paroles chacun dans son coin, Jamie nous fait régulièrement écouter des beats, des boucles.
Jamie xx – Même si ce sont mes meilleurs amis, je ressens toujours de l’anxiété, voire de la panique quand je leur présente de nouvelles idées. L’avis des autres compte tellement dans ce groupe.
Oliver – Malheureusement, la communication n’est pas le point fort de The xx. On ne se dit pas tout, on reste sur le statu quo, le non-dit (silence)… On avait fini par croire qu’on se connaissait tellement que beaucoup de choses pouvaient se passer de mots. C’est faux. Nous avons fait beaucoup d’efforts pour affronter cette timidité, cette lâcheté et enfin trouver les mots pour exprimer ce qu’on ressent. Le silence, c’est le meilleur moyen pour se faire des idées, tout interpréter, tout extrapoler.
Jamie xx – Nous nous efforçons d’être plus honnêtes, moins diplomatiques les uns envers les autres. Ça a toujours été complexe de faire la part des choses entre le groupe et notre amitié.
Parmi ces non-dits, y avait-il une forme de jalousie face au succès de Jamie en solo ?
Oliver – J’étais certain d’être jaloux, je m’en étais convaincu. C’est une expérience très bizarre d’aller le voir dans ses vastes concerts, d’entendre nos voix utilisées alors que nous sommes avec Romy dans le public. Etre jaloux, ça serait lui interdire ce plaisir, cette liberté : ça ne serait pas juste. Car fondamentalement, je suis fier de lui, de son succès. C’est même de l’avoir vu sur scène qui m’a motivé pour relancer The xx quand nous étions au point mort.
Romy – J’étais jalouse dans le sens où il me manquait. Grâce à lui et ses concerts, j’ai enfin compris que j’avais un besoin impérieux d’être sur scène. Je lui en voulais de freiner l’avancée du nouvel album et en même temps, je me rends compte aujourd’hui que sans sa carrière solo, je n’aurais jamais eu tout ce temps à consacrer aux nouvelles chansons. Et à ma vie privée.
Il vous a redonné l’énergie avec ses DJ-sets ?
Oliver – Quand nous jouons avec The xx en concert, nous sommes tellement concentrés sur nos instruments, Romy et moi, que nous ne regardons jamais derrière ce que fait Jamie en fond de scène. Et là, dans ses concerts solo, je l’ai vu sur scène pour la première fois, il danse sans arrêt, totalement libéré.
Jamie xx – Il m’a fallu beaucoup de temps pour m’amuser. Depuis l’arrière de la scène, j’ai pu voir Oliver et Romy devenir de plus en plus présents, à l’aise. Alors que moi, je me trouvais lourd, pataud. Je me suis rendu compte qu’ils jouaient parfois un rôle, qu’ils étaient toujours bons, présents, communicatifs même quand le cœur n’y était pas. Désormais, en tournée, nous serons tous les trois sur un pied d’égalité.
Votre musique a toujours été atmosphérique. Sur I See You, elle devient plus concrète, plus pop presque.
Oliver – Jamie ayant longuement tourné, Romy et moi avons eu beaucoup de temps pour réfléchir à cet album. Nous avons énormément dialogué sur ce que nous voulions exprimer… Petit à petit, nous avons pris confiance en notre écriture. Je n’ai plus ressenti le besoin de me dissimuler derrière des images, des métaphores. Et puis, nous adorons la pop-music, ce côté très direct… Ce n’est jamais un plaisir coupable : juste un plaisir.
Jamie xx – Jamais nous n’aurions osé un album aussi expressif, ouvert, confiant il y a quelques années. C’est le destin qui a voulu ça : nous aurions pu sortir de notre crise avec notre album le plus triste, le plus sombre – c’est l’inverse qui s’est produit.
Romy – D’entrée de jeu, je voulais des chansons plus rythmiques, plus dynamiques. Nous avions déjà bougé dans cette direction sur les derniers concerts. Nos influences pop sont lentement remontées à la surface. C’est aussi lié à une plus grande compétence en tant que musiciens et chanteurs, grâce à la scène. Je contrôle bien mieux ma voix aujourd’hui, je ne suis plus aussi timide qu’à nos débuts. Car avant The xx, je n’avais encore jamais chanté en public, pas même à la chorale de l’école. Aujourd’hui, il m’arrive même de chanter chez moi ! Cette libération, je la vis également avec l’écriture, qui n’est plus cryptique. Pour la première fois, je me suis imposé d’écrire des paroles positives sur l’amour. Plus sur la séparation, l’absence… C’était un vrai défi d’écrire sur le bonheur sans tomber dans le mielleux. Mais j’ai un gros avantage : je n’ai plus de squelettes dans mon placard. Je suis libérée de toute cette noirceur.
D’où vient l’idée de cette pochette en miroir ?
Romy – J’ai grandi seule avec mon père, qui avait une drôle d’habitude : pendant le dîner, il mettait un album sur la platine et on l’écoutait en silence. Il passait souvent le Velvet Underground. Leur chanson I’ll Be Your Mirror a été une influence constante sur notre nouvel album. Comment un ami peut devenir un miroir, voir en toi des choses que tu ne vois plus toi-même… Cette chanson me fait penser à mon père, à mon enfance, à notre amitié dans le groupe aussi. Les paroles disent “Please put down your hands ‘cause I see you”, ça explique le titre de l’album, I See You…
Avez-vous changé vos méthodes de travail ?
Oliver – Il n’y a plus de méthode unique. Pendant longtemps, nous avons fixé des limites, des règles parce qu’on y prenait plaisir. Nous avions besoin de barrières pour nous concentrer. Là, nous avons tout décloisonné. Ça ne nous a certainement pas apporté la sérénité, nous avons eu des hauts et des bas mais maintenant que nous sommes sortis de ce carnage, je suis ravi de ce qu’il a induit. Dans ma vie personnelle, dans ma vie de musicien, j’ai vraiment morflé pendant la fabrication de cet album. D’où ce besoin conscient de chansons plus gaies, plus optimistes.
Jamie xx – Je n’ai jamais entendu parler d’un grand album qui soit né dans la joie, sans le moindre traumatisme… Là, il y a eu des abysses, l’album est le fruit d’une lutte sans merci contre l’impuissance… J’ai besoin de l’influx de Romy et Oliver, je ne produirais que de la merde sans eux. Heureusement, des chansons comme I Dare You nous ont remis dans le sens de la marche. Nous étions alors en Islande, nous étions si heureux, si soulagés. C’était la première fois que nous avions l’opportunité de sortir de mon garage et d’enregistrer dans de vrais studios : Reykjavík, Texas, Los Angeles, New York, Londres… Il fallait sortir de notre petite bulle. Nous avons tout tenté, il existe des dizaines de versions radicalement différentes de chaque chanson. Mon travail peut être très laborieux, fastidieux. Au fond de moi, je suis un nerd qui en a fait son boulot. Je suis par exemple incapable d’écouter une chanson : je la dissèque. Pas les paroles, je m’en fiche le plus souvent. Mais je veux comprendre le son, je reste fasciné par ce mystère. Comme avec James Blake : je ne comprends pas et ça me fascine.
Oliver – Plusieurs fois, nous avons pensé que l’album était fini. Mais on ne peut pas s’empêcher d’y revenir, de retenter un truc, de repousser à perte de vue la ligne d’arrivée. Ça a parfois été très frustrant. A tel point qu’on a supplié notre manager de nous imposer une deadline. Et c’est à cette date butoir que plein de nouvelles idées, fraîches et dingues, ont surgi !
Romy – Grâce à un logiciel tout simple comme Garage Band, j’ai pris goût au travail de studio. Toute seule, j’ai ainsi pu enregistrer des maquettes assez complexes, des chansons entières que j’ai envoyées à Jamie. Il était ravi de ne pas avoir à remplir les blancs. Comme je me sentais capable de composer des chansons plus pop, avec des sections rythmiques et des arrangements, je suis partie écrire pour d’autres, des artistes pop, à Los Angeles. J’ai ainsi co-composé de vraies pop-songs, entourée de producteurs et de musiciens de studio, qui se reposaient sur moi pour les mélodies vocales… Ils sont en train d’essayer de placer mes chansons chez de grosses stars (sourire)… Cette méthode de travail, où je devais improviser des chants au milieu d’inconnus, m’a d’abord angoissée puis désinhibée. J’ai beaucoup appris en termes de mélodies, de structures. Ma façon de chanter sur I See You a été marquée par cette expérience. Notamment une chanson comme Dangerous, vivante, dansante et optimiste, qui a donné le la à l’album. Le clubbing a toujours fait partie de notre quotidien. Il est donc normal que cette musique irradie la nôtre. J’adore ce mélange entre l’euphorie des rythmes et la mélancolie des chants.
Vos rôles ont-ils changé au fil des ans ?
Oliver – Romy et Jamie sont aujourd’hui beaucoup plus à l’aise, en confiance. Romy, par exemple, s’implique de plus en plus dans tout ce qui est visuel. Jamie reste le maître du studio, même s’il ne se transforme jamais en dictateur. Moi, j’aime écrire et jouer, ce qui a longtemps été douloureux, je ne sais pas ce qui m’a motivé, m’a fait tenir le coup pendant des années. Jouer sur scène n’est devenu un plaisir que récemment.
Romy – Même chose pour moi. Nous avons donné des centaines de concerts avant que je ne relève la tête. Jusqu’à il y a quatre ans, je donnais en concert l’impression qu’on m’avait forcée à monter sur scène ! Mais à la fin de la tournée Coexist, nous avons vraiment commencé à bouger, à prendre du plaisir, à être en confiance.
Ecrire, ça aide ?
Jamie xx – Cet album m’a servi de purge, m’a débarrassé d’émotions que je traînais. Comme je ne parle pas beaucoup dans la vie de tous les jours, j’exploserais si je n’avais pas ma musique comme moyen d’expression.
Oliver – Cet album a été une violente thérapie pour moi. J’ai reçu beaucoup d’informations de la part de Romy en découvrant ses paroles. Des choses que je ne soupçonnais pas et qu’elle m’a avouées.
Romy – Comme nous détestons les affrontements, les conflits, des messages passent par les chansons. Là, pour la première fois, il y a eu explication de textes, car nous avons écrit ensemble. Nous sommes du coup nettement plus honnêtes l’un envers l’autre. Ecrire m’a toujours aidée… Gamine, j’étais très introvertie, timide, un garçon manqué, qui faisait du skate-board et dessinait. Mais déjà, j’avais la soupape de l’écriture, grâce à la poésie. J’ai fait écouter l’album à ma famille, en restant avec eux dans la pièce – une première. Ils avaient l’air enchantés. Alors que quand je leur avais fait écouter Coexist, ma tante m’avait dit en découvrant les paroles : “Romy, je dois m’inquiéter pour toi ?”
album I See You (Young Turks/Beggars), sortie le 13 janvier
concerts les 14 et 15 février à Paris (Zénith), le 17 à Strasbourg, le 21 à Lyon, les 1er et 2 mars à Bruxelles
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