Depuis 2015 et Currents, album clé des années 2010, on était sans nouvelles de Tame Impala. The Slow Rush, affirmation pop d’une intense richesse sonore, pourrait bien, lui, être l’album de la décennie qui s’ouvre. Le fruit du cerveau en ébullition de Kevin Parker, devenu entretemps producteur convoité.
Paris, lundi 2 décembre 2019, La France n’est pas encore en grève. On aurait pu retrouver Kevin Parker aux abords du Jardin du Luxembourg, où a été immortalisée la pochette de l’album Lonerism (2012), ce chef-d’œuvre perfusé à la MDMA qui aura donné de belles couleurs au quinquennat de François Hollande.
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C’est finalement dans le salon cossu du Pavillon de la Reine, un hôtel hors du temps situé place des Vosges, que le leader anti-charismatique de Tame Impala a préféré nous donner rendez-vous à l’heure du petit-déjeuner. Un lieu familier pour l’Australien qui a vécu un an dans la capitale au début des années 2010 : “J’avais un appart à 50 mètres d’ici, dans cette direction”, nous rencarde-t-il en désignant du doigt un point à l’est.
“En fait, j’ai pas mal bougé parce que je n’avais pas de visa à cette période. Difficile d’avoir un appartement dans ces conditions. Je connaissais un gars, Tom, qui me trouvait toujours un endroit où vivre. Un mec super. Je réalise que je n’avais pas remis les pieds ici en hiver, je n’ai pas connu ce Paris depuis un moment. J’ai toujours en mémoire l’odeur de la ville quand il fait froid, ça m’avait manqué.”
Sa rencontre avec Julien Barbagallo
Histoire de creuser un peu plus le sillon de la nostalgie, on évoque sa rencontre avec Julien Barbagallo, musicien français made in Albi, batteur de formation et ancien membre actif de groupes comme Aquaserge ou Tahiti 80, devenu depuis le métronome de la formation de Perth, capitale de l’Australie-Occidentale. La scène s’est déroulée un soir d’été de l’année 2012, dans un bar culte du XIe arrondissement parisien, le Motel.
“Le groupe n’est pas né au Motel, comme d’aucuns le disent, mais dans un sens, c’est là-bas que l’orientation artistique actuelle du groupe s’est forgée à travers cette rencontre avec Julien. Ça avait été un moment très fort”, se souvient-il, avant de reconnaître toutefois que l’issue de la soirée lui échappe et de se demander si Nick Allbrook, frontman de poche des mégatonniques Pond, faisait encore partie de Tame Impala à l’époque (il y officiera en tant que guitariste puis bassiste de 2009 à 2013).
Contacté par téléphone quelques jours avant de filer à l’autre bout du monde rejoindre le reste de sa clique, Julien n’a pas les idées beaucoup plus claires. Huit longues années se sont écoulées depuis, autant dire une éternité à l’heure de l’hyperconnexion. Une amnésie toute relative, qui témoigne surtout d’un rythme de vie à vitesse grand V, dans un secteur de l’industrie du divertissement, celui de la musique, miné par les échéances, les annonces et les tournées mondiales.
La surprise Coachella
Pas plus tard que l’année dernière, en janvier 2019, Kevin Parker confiait au journal australien The Sunday Times qu’il avait “oublié” de prévenir ses potes du groupe que Tame Impala devait jouer les têtes d’affiche du festival de Coachella trois mois plus tard : “Ils ont dû se réveiller, voir l’affiche et penser que c’était une blague”, rigolait-il dans les colonnes de l’hebdomadaire, avant d’ajouter que ce n’est pas le genre de la maison de célébrer ce genre de nouvelle.
Barbagallo confirme : “On l’avait presque appris par voie de presse, comme on dit. J’avais retrouvé le fil de la conversation sur WhatsApp, Kevin disait ‘Ah, au fait, les gars, on est tête d’affiche de Coachella’, se remémore-t-il en se marrant. C’est assez symptomatique d’une manière de faire décontractée : c’est pas qu’il ne pense pas à nous, c’est juste une façon très relax de fonctionner. C’est beaucoup moins de pression. Enfin, pour nous en tout cas : la pression, c’est lui qui la porte sur ses épaules.”
La pression. Devant notre fastueux petit-déjeuner, Kevin Parker n’a pas tellement l’air de la ressentir. Tout semble inexorablement relax, flegmatique, chez lui : “C’est pas le café, ça, c’est la carafe de lait, mec. C’est du café que tu veux ?”, nous dit-il d’une voix profonde, qui n’a pas grand-chose à voir avec le registre qu’on a l’habitude d’entendre sur ses disques. “Je sais, on me le dit tout le temps. Je ne vais quand même pas répondre à tes questions en falsetto !” Et pourquoi pas ?
Avachi sur le canapé dupetit salon, Kevin respire. The Slow Rush, quatrième album de Tame Impala, le premier depuis le carton intersidéral et inattendu de Currents en 2015, est dans la boîte. Depuis peu, remarquez : “Je l’ai terminé il y a quelques semaines seulement… Disons plutôt, pour être exact, que le moment où j’ai arrêté de changer tout et n’importe quoi dessus, c’était il y a quelques semaines. D’habitude, je ne peux pas écouter mes disques avant des mois, non seulement je ne veux pas en entendre parler, mais je ne veux tout simplement pas les entendre du tout. Celui-là, c’est différent. Je l’aime. Je l’aime comme si c’était mon enfant et j’ai hâte qu’il sorte.”
Il y a des mots qui reviennent à longueur d’articles comme des lieux communs et celui de “perfectionniste”, quand il s’agit de parler de l’attitude de l’Australien, en fait partie. Prenez l’exemple de Borderline, single dévoilé lors du passage de Tame Impala sur le plateau du late show SNL le 31 mars dernier, quinze jours avant leur performance sur la grande scène de Coachella (et qui laissait présager à l’époque une sortie de disque imminente).
Le morceau, sorte d’anti-hit disco joué au bord du gouffre à destination de l’adolescent solitaire errant à l’aube sur le parquet d’un dance-floor déserté et constellé de cotillons, est d’une perfection totale. Bien que décevant pour certains, et notamment pour ceux qui regrettent amèrement l’ère “rock psychédélique” joué façon Black Sabbath si Ozzy Osbourne avait été un Beach Boy des deux premiers albums.
Comme George Lucas avec sa saga de l’espace, Kevin n’a pas pu s’empêcher de remettre les mains dans le cambouis et de proposer une nouvelle version pour l’album : “Ouch, George Lucas, tu me fais mal (il se marre). La sortie de Borderline était un peu précipitée. Je veux dire, précipitée dans le sens où il fallait que ça sorte avant notre date à Coachella. Pour le reste, je pense que ce titre n’avait pas déployé tout son potentiel. Mais ne t’inquiète pas, la version single restera disponible, tu pourras toujours l’écouter sur Spotify ou ailleurs.”
A toutes fins utiles, et pour les quelques-uns qui ne suivent pas au fond de la classe, Tame Impala a beau être un groupe, ses albums ne sont l’œuvre que d’une seule et unique personne, Kevin Parker, qui compose, joue et produit. C’est encore plus vrai depuis Currents (2015), puisque, déjà à l’époque, il s’était affranchi de l’aide précieuse du légendaire producteur et ingénieur du son américain Dave Fridmann, actif depuis le début des années 1990.
Ce même Dave Fridmann que l’on retrouvait derrière la console de mixage sur Innerspeaker (2010) et Lonerism (2012) – ainsi qu’au générique d’un paquet de disques des Flaming Lips, Mercury Rev, Mogwai, Sparklehorse, Low, ou encore de ces sales gosses de MGMT, qui furent très certainement à l’origine de la grande vague psychédélique qui, de 2007 jusqu’au mitan des années 2010, aura fait main basse sur la scène musicale indépendante.
“C’est ma façon de travailler et ça a toujours fonctionné comme ça, reconnaît Kevin Parker. Il arrive toujours un moment, surtout quand j’arrive près du but, où j’aimerais être avec quelqu’un pour partager la responsabilité de ce qui vient d’être fait. Après Currents, je me suis dit : ‘Plus jamais ça ; je ne recommencerai plus jamais tout seul, c’est hors de question. La prochaine fois, je me trouverai un producteur, je m’entourerai du groupe et peut-être même de quelques auteurs’, dans une sorte de grand élan collaboratif. Mais comme on dit, l’Histoire aime se répéter encore et encore. Je me suis retrouvé une fois de plus à travailler seul. Ce n’est pas que je ne veux pas collaborer, c’est juste que bosser seul sur ma musique, il n’y a rien de pour moi. Aucune autre expérience ne procure ce sentiment d’accomplissement. C’est tellement gratifiant.”
Currents avait été enregistré dans la petite localité de Fremantle, à quelques encablures de Perth. The Slow Rush procède quant à lui davantage d’une volonté de Kevin de voyager. Ce qu’il appelle un “recording trip” ; un peu comme Lonerism (2012), qui s’était élaboré entre sa ville de Perth et notre Paris à nous. Novembre 2018, il file donc à Los Angeles, dans les Hollywood Hills.
“Voyager pour enregistrer de la musique, c’est comme une séparation mentale, nous confie-t-il. J’ai mon propre studio, j’aime y être, travailler là-bas, mais ce n’est pas la même chose que d’être ailleurs, en transit, loin de cet endroit trop familier. C’est important pour moi d’investir un nouvel espace de travail. Ça t’engage à éprouver de nouvelles choses, explorer une nouvelle intimité.”
Le 8 novembre 2019, il loue une maison à l’abri des regards, à Malibu, et commence à y entasser du matériel. Il n’y restera qu’une nuit, les autorités californiennes ayant commencé à évacuer les habitations des comtés de Los Angeles et Ventura à cause d’un feu de forêt qui ravagera tout sur son passage. Comme un écho anticipé aux gigantesques incendies qui consument actuellement l’Australie, son pays. Il partira avec son ordinateur portable et sa basse sous le bras, contemplant depuis la Highway 1 les maisons en flammes au sommet des collines.
“J’ai loué une villa sur Airbnb avec derrière la tête l’idée d’y rester seul pendant une semaine. C’était comme organiser une grosse fête juste pour moi, se remémore-t-il. Je venais d’y passer une nuit quand j’ai vu que des incendies étaient en train de dévaster les collines. J’ai laissé le matériel que je ne pouvais pas rentrer dans la voiture et je suis parti. Je pensais que j’allais pouvoir revenir quelques heures plus tard, que c’était une sorte de blague. Je ne m’attendais pas à ce que les feux soient si énormes et apocalyptiques.”
The Slow Rush, un titre d’album qui colle à l’époque et semble habité par les préoccupations climatiques et spatiotemporelles contemporaines. Comme si chaque pas de danse suscité par l’écoute de ce disque, conçu comme un amas de sonorités post-disco, s’accomplissait sur les vestiges d’un monde calciné. Cette fuite en avant de la modernité – utopie ultime revenue dans nos dents comme un boomerang après le sursaut écologique des consciences – est d’ailleurs documentée d’un point de vue strictement graphique par les pochettes de l’album et des singles, inspirées du travail du photographe français Romain Veillon et de son recueil Ask the Dust.
Prises dans le village enseveli de Kolmanskop, dans le désert de Namibie, les photographies de Veillon préfigurent le désastre à venir avec une mélancolie faite de la même matière que le disque de Kevin Parker. L’abondance de sable transforme les pièces des bâtiments en sablier, nous rappelant que la fin des temps est inéluctable, quand la musique de loner de Tame Impala nous engage à danser une dernière fois sur des rythmes en sourdine à la lueur d’un dernier crépuscule.
“Les chansons que j’écrivais évoquent l’idée du temps qui s’écoule inexorablement. Durant tout le processus d’enregistrement de ce disque, je me suis vu comme une personne d’un certain âge. Je pense que, parfois, les gens se sentent comme ça et les chansons de cet album parlent de ces moments-là : l’obsession du temps qui passe, la nostalgie, les regrets, la peur du futur. Et puis il y a aussi ces brefs moments durant lesquels tu t’en fous de tout ça.”
Kevin Parker n’est pas ce qu’on appelle à proprement parler un songwriter : “Appelle ça comme tu veux, mais je déteste m’asseoir pour écrire une chanson. C’est peut-être trop difficile pour moi, trop engageant. Ou c’est peut-être que je trouve ça tout simplement mortellement chiant”, dit-il en se marrant.
Pour invoquer ce genre de tapisseries sonores plus que jamais exaltées dans The Slow Rush, Kevin Parker se met donc davantage dans la peau d’un metteur en son, cerné par un nombre considérable de claviers, de guitares et de matériels qu’il déniche sur reverb.com en tapant comme seul mot clef : “vintage”.
A titre d’indication, Innerspeaker, le premier album du groupe sorti, avait été mis en boîte en ayant recours durant l’enregistrement à cinq instruments différents. The Slow Rush en compte plus de cinquante. Le plus troublant dans cette histoire, c’est que les prodiges réalisés au début de la carrière du groupe avec si peu de matos relèvent d’une richesse sonore et d’une force d’évocation tout aussi fortes qu’aujourd’hui.
Mais l’ambition de Kevin Parker ne se résume pas à cette accumulation d’instruments. A part peut-être sa basse, une vieille Hofner de 1960 sur laquelle il a l’habitude de composer, l’Australien n’est pas dans la fétichisation. Il est en quête de groove. Un détail, pour certains. Pas pour Julien Barbagallo, qui s’éclate derrière sa batterie lorsqu’il est sur scène avec Tame Impala.
“Je suis verni dans ce groupe, parce que Kevin est un super batteur. Il adore les grooves et les beats en tout genre”, confirme-t-il, avant de prendre acte de la longue et complexe quête du son parfait entreprise par Kevin en studio et qu’il faut désormais traduire sur scène : “L’exemple de Coachella, c’est typique de nos évolutions sonores et techniques. C’est le moment où l’on a expérimenté pour la première fois les deux sets de batterie sur scène : un acoustique, l’autre électronique.”
“Les trois semaines qui nous ont conduits à la date du festival ont été une course contre la montre pour régler ça techniquement. Le boulot de batteur, c’est d’adapter à tes quatre membres le travail fait en studio autour des textures et des nouvelles sonorités que Kevin utilise. Cette envie d’avoir un son live qui se rapproche du son de l’album, c’est une envie qu’il a toujours eue. Et là je crois qu’on est proche du Graal.”
L’autre facette du travail acharné de Parker pour se barricader derrière des murs de synthés, c’est celle de la reconnaissance de ses pairs. Déjà après la sortie de Lonerism, et plus encore après celle de Currents, Kevin Parker n’aura cessé d’être sollicité par toute la scène indé à tendance psychédélisante, mais aussi par la planète hip-hop (Travis Scott, A$AP Rocky, Kendrick Lamar), en quête (elle aussi) de nouvelles sonorités. Et de nouvelles sphères d’influences.
“Currents est un album qui m’a beaucoup exposé. Je me rappelle, quand j’ai terminé le disque, je me suis dit que si, au pire, c’était un échec commercial, il me servirait au moins de plateforme publicitaire pour montrer que je suis un bon producteur.” Une sorte de version rénovée de la guerre de Troie, avec un cheval orné des derniers vestiges de la pop mainstream des années 1980. Julien, lui, parle de l’admiration qu’il a pour Kevin et sa capacité à sortir de sa zone de confort.
Cette avalanche de collaborations en marge de Tame Impala est l’une de ses manifestations : “Ça a été un truc nouveau et assez effrayant pour moi. Particulièrement quand il s’agit de gens que tu ne connais pas personnellement. L’idée de me retrouver en studio avec quelqu’un que je n’ai jamais rencontré et de bosser directement sur une chanson est folle. Et excitante.” La sortie de The Slow Rush, labyrinthe monumental et fascinant, ne va pas arranger ses affaires.
The Slow Rush (Modular Recordings/Caroline), sortie le 15 février
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