Star aux Etats-Unis depuis l’imparable single Midnight City, le Français Anthony Gonzalez, alias M83, sort Junk, un album ultrapop et extrême. Reportage chez lui, à Los Angeles.
L’ambiance est familiale mais caliente. Nous sommes dans le gymnase du Dream Center, dans le quartier d’Echo Park, à L. A., centre social et pentecôtiste dont l’une des multiples fonctions est d’accueillir une compétition locale de futsal.
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Les hommes sont intraitables avec l’arbitre : de bruyants mais rigolards “Roja ! Roja !” ou “Falta ! Puta !” sont braillés depuis les chaises pliantes, entre deux galopades de gamins agités ou partages hilares de vidéos-gags sur smartphone. Les matches s’enchaînent et les sportifs suent, quelques joueurs tentent des grigris insensés mais vendangent leurs frappes, c’est viril mais correct, et surtout assez drôle.
M83 s’apprête à entamer une tournée mondiale
Un garçon nous intéresse plus particulièrement. Anonyme ici mais célèbre ailleurs, il porte comme ses coéquipiers un maillot de la Croatie. Il a un certain talent dans ses placements ou dans les frappes bien mieux cadrées que la moyenne, on sent qu’il a joué, plus jeune, à un bon niveau.
On perçoit également qu’il n’est pas à 100%, qu’il craint des contacts trop rugueux. Victime l’année dernière d’une sale rupture du tendon d’Achille, il est en retour de blessure et ne peut pas se permettre de flancher une nouvelle fois : le fameux anonyme est Anthony Gonzalez, alias M83, qui s’apprête à sortir son nouvel album, Junk, et à entamer une longue tournée mondiale qui le verra en tête d’affiche au primordial festival Coachella.
“Ah oui. J’y ai joué, avec un orchestre symphonique”
C’est en quittant avec lui le Dream Center que l’on réalise, très concrètement, le changement d’échelle qu’a subi M83 ces dernières années. En passant devant le Walt Disney Concert Hall, alors qu’on s’extasie devant les angles fous du bâtiment imaginé par Frank Gehry, il commente sobrement : “Ah oui. J’y ai joué, avec un orchestre symphonique”.
On ne peut alors s’empêcher, mentalement, de pousser un petit “Wow !” d’admiration pour le parcours zinzin du natif d’Antibes. Car si le groupe, originellement duo formé avec Nicolas Fromageau (désormais Team Ghost), a longtemps été un chouchou des gros médias musicaux indé US, son double, ambitieux et épique sixième album Hurry Up, We’re Dreaming (2011) a fait glisser son auteur sur une deuxième chaise : celle du mainstream, de la pop music, de la reconnaissance universelle et des chiffres en platine.
Midnight City a installé M83 dans la catégorie des artistes bankable
M83 a ainsi vendu quelque 600000 albums dans le monde, mais c’est surtout le single Midnight City qui a installé Gonzalez dans la catégorie des artistes bankable et dans les âmes de millions de nouveaux fans : il s’est écoulé à 1,5 million d’exemplaires, son clip a été visionné plus de 75 millions de fois sur YouTube. Il a, avec d’autres titres de l’album, servi de bande-son à d’innombrables pubs et à autant de bandes-annonces de films, il fut le lancinant générique officiel de l’Euro 2012 sur TF1.
Ultracinématique, Hurry Up, We’re Dreaming a, également ou surtout, ouvert en grand les portes des studios de cinéma au Français, un univers que ce boulimique d’images et grand cinéphile depuis toujours rêvait et ambitionnait clairement de conquérir lorsqu’il s’est installé à Hollywood il y a quelques années.
Gonzalez a ainsi composé la bande-son d’Oblivion, blockbuster à 120 millions de dollars avec Tom Cruise : nous sommes désormais à une poignée de main de l’acteur, et un autre “Wow !” un peu gamin nous résonne dans la tête. Il a écrit des morceaux pour le gros teen-movie Divergente, comme pour sa suite, et également – plus logique, et projet bien plus indépendant – la très belle BO du long métrage de son talentueux frère et proche collaborateur Yann, Les Rencontres d’après minuit. De partout, l’amour pouvait débouler en masse, et une certaine fortune était faite.
Le succès ? Une cage dorée…
Ce n’est pas une maison bleue, mais elle est adossée à une colline : Anthony Gonzalez est désormais installé, avec sa compagne, dans le havre vert, bohème et dispendieux de Silver Lake. Ses récents émoluments lui ont permis d’y acquérir une vaste et impeccable demeure au design moderne et anguleux, typiquement angeleno et dans laquelle il a pu installer un home studio presque autosuffisant.
Riche, célèbre et célébré, M83 aurait-il parachevé son rêve américain et ses fantasmes hollywoodiens ? Pas si simple, loin de là : Anthony Gonzalez est un garçon touchant car complexe, tiraillé entre confiance et angoisses, entre culot artistique et obligations commerciales. Le succès, pour lui, a eu un prix : il fut une cage dorée que ce garçon très libre a fini par trouver étouffante.
“Je suis conscient du risque de retourner à l’anonymat”
“Je mesure parfaitement la chance que j’ai eue, nous explique-t-il lors d’une interview dans son coquet cocon. Mais je sais que ça peut être illusoire, je suis conscient du risque de retourner à l’anonymat. Je sais que ça arrive souvent, ça me fait peur. Ça me pousse à essayer à la fois de me faire plaisir et de contenter mes fans.”
“Ce sont des questions qui reviennent sur chaque album, mais elles ont pris une place plus importante depuis Hurry Up, We’re Dreaming, avec un single qui a très bien marché et des gens qui ne connaissent que cette chanson. Tu te demandes ce que tu dois faire. Est-ce que je pars sur un album beaucoup plus pop, plus orienté radio ? Est-ce que je fais appel à un producteur “top 40” pour essayer de faire un gros truc, pour surfer sur la vague Midnight City ? Ou est-ce que, au contraire, je fais quelque chose qui me correspond, est-ce que je me fais plaisir ?”
Faire quelques pas en arrière et replonger dans le passé
Coincé dans ces questionnements sans fin, M83 a risqué la paralysie créative. Il a pourtant, après le futuriste grand bond en avant de l’album précédent, trouvé la solution : faire quelques pas en arrière et replonger dans le passé.
C’est le passionnant paradoxe du succès de M83. Le Français n’a assuré ni son avenir, ni son présent, car le futur l’angoisse et le présent l’emmerde – y compris le Star Wars de J. J. Abrams qu’il trouve trop moderne, trop synthétique, trop dans l’air banal du temps.
Et si mélancolie et nostalgie sont congénitaux à M83, le carton de Hurry Up, We’re Dreaming a accentué leur emprise sur son auteur, qui avoue avoir traversé une petite déprime et un gros mal du pays quant il s’est agi de composer Junk.
“Inventer quelque chose de totalement neuf est aujourd’hui impossible”
Un après-midi, lors d’une discussion avec son “music director” Chris Hartz (Passion Pit, Childish Gambino…), Gonzalez fait ce constat un peu désespéré : la musique est arrivée à la fin de son histoire. “Je pense qu’inventer quelque chose de totalement neuf est aujourd’hui impossible : tout a été fait et on ne peut rien y faire. La seule chose que l’on puisse essayer est de mélanger les influences, d’inventer de nouveaux collages.”
“Je développe parfois une jalousie envers les artistes des années 1970 ou 1980 : ils avaient tout à créer. Avec l’arrivée des nouvelles technologies, il y avait plein de choses à faire. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’on tourne en rond. Il y avait un livre à écrire, ce n’est plus le cas aujourd’hui.”
Gonzalez a réinventé son envie et ses horizons en jouant
Il y a donc, au moins, un livre à réécrire. Création, recréation, et récréation, avec un accent : après l’ouragan Hurry Up, We’re Dreaming, Gonzalez a réinventé son envie et ses horizons en jouant. Au sens propre du terme : en retrouvant le plaisir adolescent, initial, primitif de jouer, sans enjeu ni but, avec ses instruments.
En reprenant les chansons de ses vieilles idoles, des Français auxquels il tournait le dos étant jeune mais chez qui il trouve désormais un génie sincère (Michel Berger, Gainsbourg, Polnareff…), des Anglo-Saxons qui dessinaient, il y a deux décennies, une pop music universelle mais exigeante (Madonna, Michael Jackson, Bowie, Tears For Fears…). En pensant aux heures dorées passées devant les séries, dessins animés et films qui, plus de deux décennies plus tôt, ont fait ce qu’il est aujourd’hui, il se dit heureux d’avoir grandi avec les anime du Club Dorothée.
Junk, une sorte de créature de Frankenstein pop
Gonzalez a d’abord joué. Puis, comme un gamin brutal lâché dans un magasin de jouet géant, il a tout cassé, tout déconstruit. Et de ces débris multicolores, de ces souvenirs ravivés, il a fait Junk : sorte de créature de Frankenstein pop, une folie azimutée aux mille formes, styles, univers et époques.
“Il y a pas mal de choses que j’ai eu du mal à digérer sur le dernier album. Il y avait trop de grandiloquence, trop de moi, vocalement notamment. Je voulais faire un truc moins conceptuel. Plus pop, plus déjanté, plus fun, mais toujours empreint de mélancolie. J’avais cette vision d’un album un peu fourre-tout : un bordel organisé.”
Un sacré bordel, Junk. Mais, pour qui laissera ses idées préconçues de côté, un bordel sacrément jouissif. On y trouve des tubes pour secouer les masses (Do It, Try It, ravageur premier single, Laser Gun ou Go! et son improbable solo du guitar hero Steve Vai), des chansons au romantisme chamboulant (For the Kids chantée par Susanne Sundfør, le meilleur slow depuis 1974), une collaboration avec l’autre grand transformiste, Beck (Time Wind), des interludes instrumentaux (l’extraordinaire Moon Crystal, condensé brillant de tous les génériques TV des années 80), des chansons abyssales (Solitude et ses cordes arrangées par David Campbell, le papa de Beck, Sunday Night 1987 et son harmonica magique), des morceaux en français chantés par la pétulante Mai Lan (l’immense Atlantique Sud ou l’ultrasexuelle Bibi the Dog).
Un album jusqu’au-boutiste
Junk est riche et anarchiste, extrême voire jusqu’au-boutiste dans ses variations, ses références, ses effets, ses solos, ses saxos, son kitsch, son grotesque, son synthétique, sa séduction, ses jouissances, sa drôlerie, et par la qualité ébahissante de son songwriting.
“En vieillissant, on se rend compte que notre spectre d’émotion s’élargit, qu’on peut piocher dans des sentiments plus divers”, explique Justin Meldal-Johnsen, vieux compagnon de Beck et producteur des deux derniers M83, rencontré à Atwater Village, au nord de L. A., dans un restaurant casual chic collé à son studio.
“Le bon ou le mauvais goût ? Fuck that !”
“C’est de là que vient l’éclectisme de Junk : nous avons plus de terrains de jeux à disposition. Et il n’existe aucune zone sacrée, on se fout d’aller trop loin, on se fout des préjugés qui peuvent faire écran aux émotions des gens. Est-ce kitsch ? Est-ce un pastiche ? Là n’est pas la question, la question est la pureté des intentions. Le bon ou le mauvais goût ? Fuck that ! Les plaisirs coupables ? Fuck that ! Je n’en ai plus rien à faire : nous sommes trop vieux pour ça. Si on a une idée, quelle qu’elle soit, autant aller au bout. Autant être libre.”
Junk est ainsi à la fois un disque ultrapop et un geste ultrapunk. Comme a pu l’être le Random Access Memories de Daft Punk, il est un fabuleux contre-point au modernisme imposé, une claque mortelle collée aux règles castratrices des “bons” et des “mauvais” goûts.
Il est à la fois très sincère et très ironique : son titre même, “Déchet”, renvoie à la manière dont nous bouffons notre culture désormais périssable et jetable, et à l’image que se fait Gonzalez des débris de la culture humaine, flottant dans l’espace, matériel d’étude pour archéologues du futur ou civilisations aliens. Des “déchets”, Junk ? Plutôt le réenchantement, par une saine nostalgie, une mélancolie en Technicolor et l’humour d’un monde terriblement désabusé.
Album Junk (Naïve)
Concerts Solidays (Paris), Garorock (Marmande), Eurockéennes de Belfort, Cabaret Vert (Charleville-Mézières)…
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