A 29 ans, la Galloise Kelly Lee Owens, désormais installée à Londres, sort son premier album de musique électronique sobrement baptisé « Kelly Lee Owens ». Un bijou de fluidité aquatique. Interview.
Il faut s’immerger intégralement, tête comprise. Et y rester, longtemps. Le premier album de Kelly Lee Owens ne s’écoute pas à la va-vite dans une playlist Youtube entrecoupée de publicités reloues. Il se savoure. Avec cette voix dream-pop qui caresse un mélange d’ambient, de house et de techno, le bien nommé Kelly Lee Owens se révèle d’une fluidité moderne et nous rappelle vaguement Björk (en plus aquatique, moins magistral). Son auteure l’a composé, enregistré, mixé et produit seule, mais encouragée par sa bande d’amis : Daniel Avery, Ghost Culture, Gold Panda et Erol Alkan, qui ont su déceler chez cette jeune Galloise une poésie en clair-obscur d’une grâce intemporelle.
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On la retrouve dans la salle de petit dej’ d’un hôtel parisien. Elle porte une robe noire moulante, les cheveux ondulés au carré. Elle rit beaucoup, plisse les yeux pour nous fixer, et se révèle si agréable qu’on aurait pu rester là, à l’écouter discourir sur la vie, des heures durant.
Pourquoi as-tu décidé de quitter le Pays de Galles pour Londres ?
Kelly Lee Owens – Londres est la ville où j’ai grandi musicalement, c’est une sorte d’incubateur pour jeunes gens créatifs. C’est un bel endroit pour s’exprimer. Mais on ne comprend rien si je ne commence pas par le Pays de Galles, qui a d’ailleurs hérité du surnom « La patrie du chant » [« the land of song » en vo]. C’est une nation dédiée à l’expression de soi, à la narration, à la poésie, aux chorales, aux chansons folk. Cette tradition est très présente et la performance encouragée. J’ai participé à un festival de chants. Tout n’est que chansons galloises, poèmes gallois, mythologie galloise. Quand t’es jeune tu trouves ça nul, pas cool, mais en grandissant, tu commences à apprécier d’où tu viens. Tu prends du recul, et tu comprends que quelque part cet endroit t’a en partie formé. J’étais dans une chorale. Ma voix était mon instrument. Je ne savais ni écrire ni lire la musique. J’étais trop feignante pour ça, et c’était trop mathématique. La musique a donc toujours été un truc naturel, pas quelque chose de technique. Au Pays de Galles, la voix c’est l’émotion.
Ensuite, tu as déménagé à Manchester c’est bien ça ?
Manchester c’est la ville où j’ai découvert les groupes avec des guitares, les festivals, les concerts. Au lycée, j’étais la fille bizarre, l’outsider. Tout le monde était un peu chav. Moi, non. Je me suis sentie soulagée quand j’en suis partie. A Manchester j’ai découvert le sens de la communauté, de l’excitation collective. Je faisais tout ce que je pouvais pour faire partie du monde de la musique. J’aidais au merch’, dans les festivals. Je posais plein de questions, je voulais tout savoir. Puis j’ai rencontré des gens qui déménageaient à Londres. Et je les ai suivis.
Et tu as bossé chez un disquaire ?
Oui. Pure Groove m’a offert un job avec un salaire. Ça n’arrive jamais ce genre de trucs donc j’ai sauté sur l’occasion. C’est là-bas que j’ai rencontré Daniel Avery, Ghost Culture, Gold Panda… En face, il y avait Fabric [mythique club londonien désormais fermé, ndlr]. J’ai donc commencé à être exposée à toute cette scène. J’ai joué dans un groupe un temps mais je ne me sentais pas très sûre de moi. Un jour, Dan [Avery] m’a demandé de venir enregistrer des voix en studio. C’était Drone Logic. Quand Erol Alkan a entendu ce premier morceau il nous a dit « Vous deux, vous devriez bosser ensemble ! » Ghost Culture était l’ingé son. On était trois super potes dans un studio et c’est ça qui était incroyable. J’étais au bon endroit, au bon moment. On est tous si impatients aujourd’hui. On veut tout, tout de suite. J’étais comme ça moi aussi. Quand j’ai commencé à bosser avec eux, j’ai compris comment ça marchait. J’ai découvert le processus derrière la musique, comment créer des sons, et ça m’a excité. Je me suis intéressée à la production et donc à la dance.
Quand as-tu commencé à créer ta propre musique ?
Il y a quelques temps, j’ai posté un premier morceau, Lucid, sur Soundcloud. Plusieurs personnes m’ont encouragé en me disant qu’elles trouvaient ça vraiment bien. Je me suis donc dit que je devais continuer. Ça a été graduel. J’ai pris mon temps et c’était bien comme ça. On devrait tous ralentir le rythme, ne pas se mettre trop de pression sur les épaules. J’ai l’impression que les femmes de moins de 30 ans passent leur temps à se dire « Mon dieu, je ne réussis pas« . Non, c’est bon, relaxe ! J’ai 29 ans et je connais cette angoisse. Mais c’est juste un chiffre, ça n’a pas d’importance. Il faut se faire confiance. Si j’avais fait un album il y a dix ans, ça aurait été de la merde et j’aurais tout fait pour éviter le sujet avec toi aujourd’hui !
https://www.youtube.com/watch?v=Tj3g0SH5pNo
Pourquoi intégrer ta voix très pop-folk à ta musique électronique ?
Ma voix a été mon tout premier instrument. Elle devait donc faire partie de l’album. C’est elle qui déclenche les émotions. Tout comme ces sons bizarres que j’enregistre tous les jours pour mes samples. Voilà qui je suis. Il faut juste se faire confiance car c’est le seul truc qui pourra te différencier, marquer ton individualité. Moi par exemple, je vois les sons. Pas comme des couleurs mais comme des formes qui ne sont pas nécessairement bien définies. Je voulais que ma musique ait une forme arrondie. Pour moi, les beats sont séparés les uns des autres et il faut donc tisser quelque chose entre eux pour les relier. Ça fait sens ? (elle rit).
Tu écoutes beaucoup de musiques électroniques ?
Je ne me limite pas. Ça serait ennuyeux. Je ne suis pas qu’une seule chose. Un rêve, un goût, un genre. Surtout vu que je bosse chez un disquaire, et que j’ai été exposée à tellement de musiques différentes. Il y a tant de choses à connaitre là-dehors ! J’ai toujours trouvé très agaçant le rangement par genres dans les magasins de disques d’ailleurs. J’ai toujours questionné cette organisation. Tout le monde entend et réagit différemment à ce qu’il écoute. Mais nous avons ce désir très humain de mettre les choses dans des boites, de les catégoriser. L’industrie de la musique adore le packaging. Moi je trouve ça restrictif. Les gens ne se résument pas à un style. Aujourd’hui, il y a davantage de fluidité. On sent que ça prend de l’importance, non ? Les gens se rebellent contre ces restrictions imposées par la société, et j’en fais certainement partie !
Arthur a été utilisée comme b.o d’un défilé Alexander McQueen en 2016, comme cela s’est-il passé ?
J’ai reçu un mail une semaine avant le show d’un directeur artistique. Je croyais qu’il voulait utiliser dix secondes de mon morceau ou le remixer dans une playlist. En fait, il l’a diffusé deux fois en entier ! Je regardais le show en streaming sur mon ordi car je bossais, et je trouvais ça irréel. J’étais si excitée que je ne pouvais plus contrôler ma respiration, ni mes réactions. Je poussais de petits cris ! Je me sens connectée à Lee McQueen. Je sais qu’il est décédé, mais je me sens toujours liée à son état d’esprit. Il venait d’un milieu populaire et n’a jamais fait de compromis ou attaché d’importance à ce que les gens pensaient de lui, de ses créations. Il voulait toujours que le public se sente légèrement effrayé par ses femmes et j’adore cette idée. Si des jeunes filles peuvent entrer dans un club, me voir balancer de la techno et de la house lors de mes dj-sets et se dire « voilà ce que je veux faire !« , je serais heureuse.
Tu souhaites montrer aux femmes qu’elles aussi peuvent faire de la musique électronique ?
J’aurais espéré voir plus de femmes artistes en grandissant. Björk m’inspirait beaucoup car elle avait cette force, ce contrôle, cette conviction. Je ne vois pas beaucoup de femmes dans la techno et la house. Elles font souvent des dj-sets. Il y en a certes de plus en plus mais un déséquilibre persiste. C’est étrange. On me questionne à ce sujet, comme toi, et je ne peux m’empêcher de me dire « putain, on en est encore à parler de ça ? » Je sais que c’est nécessaire mais ça m’énerve quelque part. Est-ce qu’on se limite nous-mêmes ? Est-ce qu’on laisse les autres nous limiter ? Je ne me suis jamais sentie limitée en tant que femme dans la musique. J’ai bossé dans un magasin de disques avec dix mecs blancs d’âge moyen et je ne me suis pas sentie différente, ou coincée, ou restreinte. Il faut se lancer, y aller !
A quoi penses-tu en composant ? A faire danser les gens ?
La seule fois où j’ai pensé comme ça, c’est quand j’ai bossé sur le morceau Anxi avec Jenny Hval. Quand j’ai entendu ses paroles, je me suis imaginé un drop dans un club. Mais généralement, je compose pour moi. Ça peut paraître égoïste mais je suis juste fidèle à ce qui me vient, à ce qui coule de moi-même. Si les gens connectent, c’est tout ce que je peux souhaiter de mieux ! Je ne veux pas leur dicter leurs émotions. La musique peut être source d’espoir, d’angoisse, donner envie de s’évader en elle. Je veux juste que les gens tirent de ma musique ce qu’ils souhaitent, ce dont ils ont besoin. Je ne me dis donc jamais « tiens je vais mettre telle fréquence ici comme ça ils vont adhérer« .
La musique électronique est liée à la nuit pour toi ?
Avant, ça l’était. Mais quand j’ai commencé à faire moi-même de la musique électronique, je ne l’ai plus vu comme ça. Par exemple, Bird et Arthur intègrent des sons d’oiseaux au ralenti. Au début d’Arthur, l’oiseau que tu entends c’est vraiment moi tenant mon téléphone à bout de bras par la fenêtre de chez mes parents pour enregistrer les pigeons ramiers. Ça me rappelle la maison. Je crois que ces deux morceaux parlent donc plus du jour, ou bien introduisent une certaine lumière dans le monde de la dance. Ils représentent le matin, le recommencement, l’espoir.
Tu as enregistré tous les sons que l’on entend ?
Oui pratiquement. Mon EP Oleic commence avec le bruit d’un cracker fondant dans de la soupe chaude. Il y a un autre track qui intègre des bruits de bières pressées. Des bulles, des gouttes. Je suis obsédée par le quotidien. J’essaye de faire en sorte que ça ne soit pas une évidence. Tu ne le savais pas, parce que comment l’aurais-tu su après tout ? Mais une fois que tu le sais, c’est intéressant aussi finalement. Ça apporte une autre dimension au morceau. Je suis la fille cheloue qui enregistre le bruit de l’escalator dans le métro à Londres, ou les essuie-glaces cassés de son mec. Tous ces sons peuvent me donner une idée de morceau. Pour CBM, j’ai mis mon téléphone dans ma poche et j’ai descendu des escaliers. On dirait que je marche dans de la neige, « Tchssss, tchssss« . Il y a de la musique partout !
Ça ne te manque pas de ne pas jouer d’instruments plus organiques?
J’adorerais savoir jouer du violoncelle. J’aime les gens qui s’emparent d’un instrument classique et en font quelque chose d’étrange. Comme Dorothy Ashby, une incroyable harpiste de jazz qui a fait un disque d’afro-harpe avec des beats afro, de la harpe psyché. Ou Alice Coltrane aussi, qui a joué de la harpe psyché non-traditionnelle. Ou Arthur Russell et le violoncelle justement. J’aime quand on fait quelque chose auquel je ne m’attends pas.
Tu écoutes toi-même beaucoup de musique ?
Je passe la plupart de ma vie à écouter de la musique ! Quand je bossais à plein temps chez ce disquaire, j’en écoutais toute la journée. Puis je rentrais composer chez moi. Entre les deux, j’en écoutais au casque. A part quand je dors, j’écoute de la musique tout le reste du temps. Une fois, j’ai oublié d’emmener mes écouteurs lors d’un voyage en Italie. Je n’ai donc pas écouté de musique pendant une semaine. C’était étrange. Au retour, je me suis mis In Rainbows de Radiohead au casque. J’adore cet album, si tu as de bons écouteurs ou de bonnes enceintes, tu peux entendre toutes les nuances, c’est magnifique. Bref, je l’ai trouvé encore plus incroyable que d’habitude. Pourquoi ? Parce que j’avais offert du repos à mes oreilles. On est assaillis de sons en permanence, surtout dans les grandes villes. On est saturés. Je recommande donc de faire ce genre de pause d’une semaine et ensuite d’écouter ton album préféré !
Ton morceau Arthur est un hommage à Arthur Russell. Pourquoi l’admires-tu autant ?
J’aime les personnalités. Les gens vrais, solides, déterminés. Je suis naturellement connectée à leur musique car c’est la traduction de ce qu’ils sont. Arthur faisait de la musique tous les jours, sans faire de compromis. Même mourant, il continuait à se produire. C’était tout son être. Moi je suis très paresseuse en comparaison. Je dois me mettre des coups de pied au cul parfois pour me motiver. Je l’admire pour sa motivation et sa liberté. Du moins c’est ce qui transparaissait. Je suppose qu’au fond de lui il était pétri de doute et de paranoïa comme nous tous !
Kelly Lee Owens, Kelly Lee Owens (Smalltown Supersound/La Baleine). En concerts le 20 avril au Badaboum dans le cadre de la Fils de Vénus Birthday Party Day 1 (Paris, 11e), et le 11 juin au festival We Love Green.
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