Il est capable, avec ses musiciens, d’enregistrer cent-quinze morceaux en quatre jours. La Canado-Haïtien Jowee Omicil vient de sortir « Love Matters ! », l’une des pièces les plus audacieuses et libres de cette rentrée jazz. Rencontre avec un homme qui se bat pour décloisonner la musique en créant des cérémonies sur scène et en remettant l’improvisation au cœur de son art.
Après Let’s BasH!, sorti l’an dernier, tu sors désormais Love Matters!. Pourtant, ces deux albums sont issus des mêmes sessions d’enregistrement, effectuées près d’Avignon. Es-tu en train de sortir une suite d’albums ?
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Jowee Omicil – Oui, et on a enregistré pleins d’albums là-bas. Love Matters! est un peu le tome 2 de ces sessions. Je voulais en faire une série, comme sur Netflix, avec de nombreux épisodes. Mais le jazz, ou les labels, ne sont pas encore adaptés à ce genre de format. Pourtant, on en a dix ou douze en stock.
Dix ou douze albums ?
Ouais, on a enregistré environs cent-quinze morceaux. Si tu en mets dix par album, tu arrives à ce chiffre.
En combien de temps les avez-vous enregistrés ?
En quatre jours ! Je peux te dire qu’on taffait (rires)…
Mais comment réussir à construire des albums si différents au sein des mêmes sessions ?
En fonctionnant par thèmes. Quand j’écris, quand j’improvise, j’ai des schémas qui me viennent en tête. Il y a « Piano BasH », « Africa BasH », « Haïti BasH »… Je sépare les enregistrements comme ça, par thématiques, douze tracks chacune. Quand j’ai les douze tracks, là je peux ouvrir cette thématique, en faire un truc « groove », « space », « vibe ballade », « classique », « chantant », « transe », « free », « gospel »…
Cet album sonne très free jazz par moment, quelle est la part d’improvisation dans Love Matters!?
Tous les solos sont improvisés. Les arrangements et les thèmes sont écrits, mais pas le reste. Même quand je chante, c’est improvisé. Dans cet album, j’ai injecté plus de free jazz parce que je voulais ouvrir les oreilles des gens. L’improvisation est l’essence du jazz, et il faut capter l’attention avec des mots, comme sur le morceau Putain de BasH!. Vous, les Français, vous avez ce mot que vous utilisez tout le temps, « putain ». Mais c’est positif ! Et en même temps, ça fait le lien avec l’histoire du jazz, avec l’album Bitches Brew de Miles Davis.
Je crois que Bitches Brew est un album important pour toi, justement…
Très important. Avec Love Matters!, on a fait une sorte de Bitches Brew, mais différemment : on tournait, on changeait d’instruments. Miles restait sur sa trompette, mais pas nous. Je peux prendre la batterie, la basse, mais sans prétention ! On touche à tout, on fait de la musique, et on essaie surtout de rendre le truc le plus mélodieux possible. Quand tu es en rotation, et que tu improvises pendant deux heures et quart, cela forme une grande suite. Certains morceaux de l’album sont en fait des fragments qui appartiennent à ces suites. C’est pour cela que certains se terminent en fade out, parce que la musique ne s’arrêtait jamais.
C’est assez inhabituel d’avoir des fade out dans les morceaux de jazz, non ?
Oui, ça se fait beaucoup plus dans le hip-hop par exemple. Mais justement, je veux amener cette culture hip-hop dans le jazz. J’écoutais les albums de RnB, les interludes qui montent et qui descendent, le son disparaît progressivement… On retrouve cela chez Marvin Gaye ou Stevie Wonder. Même dans le rock, ou chez Air. Mais beaucoup moins dans le jazz, qui est très cadré, très square. Et puis dans le jazz que je préconise, il y a une idée de samples, de boucles. Je sample ma note, je la fais se répéter, pas forcément techniquement parlant, mais dans la démarche. C’est aussi pour ramener de la simplicité dans ma musique que je fais cela.
Le premier titre, Mendé Lolo, est un hommage au grand musicien sud-africain Hugh Masekela. Que représente-t-il pour toi ?
Inbelievable, legend, activist ! Hugh Masekela était un médiateur. On a tendance à l’oublier, mais il a vraiment amené un mouvement instrumental parce qu’il avait une superbe palette. Et puis, durant la lutte contre l’Apartheid, il a été mis en avant aux côtés de Nelson Mandela. Il s’est battu, il a dit « Ramener Nelson Mandela, ramener-le chez lui à Soweto ! » C’était des tubes mélodiques, avec une densité incroyable dans les paroles, et une inspiration infinie.
En parlant d’Afrique du Sud, tu as accompagné l’excellent groupe sud-africain BCUC il y a peu. Comment les as-tu rencontrés ?
En fait, Hugh Masekela a passé le flambeau aux BCUC. C’est un groupe de Soweto avec lequel j’ai eu l’opportunité de tourner ces derniers mois. Leurs concerts, c’est toujours une cérémonie. Je me bats pour ramener cette idée de cérémonie participative dans le jazz. Dans celles que j’ai faites avec BCUC, les gens nous regardaient d’abord en se disant « What the fuck ? ». Au début, ils ne comprenaient pas, mais ils finissaient par devenir fous. Je milite pour que le jazz redevienne comme ça, à la fois populaire et spirituel. C’est médicamenteux ! Il faut toucher les gens, leur donner un shoot de positivité et d’amour, qu’ils en sortent transformés. C’est une injection.
Le jazz doit rapporter un instant présent ?
C’est ce que le jazz était supposé être, oui. On a perdu ça. C’est pour cela qu’on joue. Le jazz doit être ce que l’on improvise dans le moment présent. On a rendu le jazz tellement académique qu’on est un peu confus devant tout ça.
Tu dis que c’est devenu trop académique, mais tu as tout de même étudié au Berklee College of Music à Boston, l’une des plus célèbres écoles de jazz au monde… Tu y donne même des cours.
Oui, et c’est un sujet très controversé dans le jazz aujourd’hui au niveau pédagogique. Au milieu de cette institutionnalisation, on a perdu cette essence, cet instant présent. Beaucoup veulent ramener cela dans la musique mais n’y arrivent pas parce qu’on leur met toujours une set-list sur scène, toujours des partitions…
Et aussi parce que c’est moins vendeur ?
Oui, mais c’est moins intéressant, trop cérébral. Ça devient intellectuel et ça perd en vivacité. Il ne faut jamais oublier que le mot « jazz », c’est quelque chose que l’on a déposé sur la musique vivante, c’est une étiquette. En catégorisant le jazz, on l’institutionnalise. En l’institutionnalisant, on crée un pattern, une marche à suivre. Ça devient robotique.
On n’apprend pas assez aux élèves à improviser dans les écoles de jazz ?
Ça, on ne peut pas leur apprendre. Mais on peut les amener à cette mentalité, et c’est ce que je leur enseigne.
En parlant de liberté dans le jazz, es-tu influencé par Ornette Coleman, grand prêtre du free-jazz et saxophoniste alto comme toi ?
Oui, j’écoutais beaucoup l’album Tone Dialing (sorti en 1995, ndlr). On voit comment il mélange les styles. Il y a des samples, des guitares, lui il est free par-dessus… En fait, il n’y a rien de nouveau sous le soleil, c’est un cycle, on tourne constamment en rond. On se rend compte que les mouvements pour les droits civiques qu’on a vécus en 1967, on peut les vivre en 2018. Ça dépend de la manière dont on comprend les événements présents. Ornette Coleman se manifestait toujours du point du vue mélodique ou de l’impro. Et c’est ce qui attirait toute sorte de public auparavant, des années 1930 aux années 1970. L’autre soir, je jouais au New Morning à Paris. Une femme de quarante ans est venue me voir et m’a dit : « Tu vois, j’ai toujours cru que le jazz était un truc plat, que ça faisait dormir. Maintenant, j’aime le jazz. » Alors, c’est faux, on lui a juste ouvert la porte. La musique qu’on fait est esthétique, on mélange les choses. La majeure partie des gens aiment goûter différent plats, mais il faut doser, comme pour tout médicament. C’est pour cela que je change d’instrument, il ne faut jamais tracer de ligne droite. Une ligne focus, oui, mais jamais droite. Constamment naviguant, en train de chercher de nouveaux horizons.
Tu disais dans une précédente interview : « Ma musique n’est pas simple à jouer, mais il faut la rendre simple à écouter. » C’est une mentalité à avoir pour pouvoir jouer ta musique ?
Tu peux kiffer notre musique, mais il faut voir les gens que je vais chercher pour la faire. Je vais voir beaucoup de concerts, je vais écouter mes contemporains et je sais ce qu’il se passe. Je suis dans ma bulle, mais aussi dans les autres bulles. Je considère que je suis au niveau zéro du jazz, j’apprends encore mon alphabet. Il faut avoir cette mentalité, tous les jours.
Pourtant, pas mal de jazzmen ont perdu cette mentalité…
Pendant cinq ans, Miles Davis disait qu’il ne pouvait plus jouer. Je ne souhaite ça à personne, même à mes pires ennemis. Il y a tellement de richesse dans cette musique que si tu arrives à un moment donné où tu ne peux plus jouer, ça signifie qu’il y a saturation. J’arrive à conserver cet équilibre en changeant d’instrument. Je n’ai jamais maîtrisé aucun instrument car je suis toujours en train de les travailler. Je n’aurai jamais cette prétention, je n’en maîtriserai aucun, jamais.
Certains y arrivent ?
Dans leur vie oui, peut-être, mais moi, je n’y arriverai jamais. Je ne sais pas si j’ai déjà vu un musicien qui jouait parfaitement. J’en ai vu beaucoup qui étaient imparfaits, mais en même temps parfaits, comme Glenn Gould, Thelonious Monk, ou Miles Davis.
Ou Chet Baker ?
Voilà. Chet Baker faisait du Miles Davis cool, mais il en a fait autre chose : il a chanté. Il a toujours rendu hommage à son master et a fait sa route en utilisant ce passeport. J’ai beaucoup d’admiration pour lui, et pour Bill Evans aussi, ou Joe Zawinul de Weather Report.
Ce sont des gens qui ont transgressé les règles du jazz… Tu cherches à faire du jazz transgressif ?
Bien sûr, la règle doit d’abord être apprise pour être brisée. C’était un peu comme le graffiti pour la peinture. Les mecs comme Basquiat sont arrivés avec des sprays pour que quand les gens regardent leurs œuvres, ils en comprennent le background, l’ambiance, l’atmosphère, celle qui a fait vivre la ville. Le hip-hop, au début, faisait vivre une génération. Ça les a aidés dans leurs luttes, ça a changé la mode, le style, la musique, l’esthétique artistique générale… Aujourd’hui, on est cloisonné. Je veux décloisonner tout cela, et j’ai besoin de tout le monde, j’ai besoin que n’importe qui puisse venir prendre la vibe avec nous.
Tu es souvent qualifié de « jazzman nomade », qu’est-ce que cela t’inspire ?
Je n’aime pas être mis dans une catégorie, mais d’un autre côté, je ne peux pas blâmer ceux qui disent cela. C’est flatteur, c’est cool qu’ils me voient de la sorte parce que ça montre qu’ils commencent à comprendre ma musique. Je ne sais pas comment le Créateur est en train de nous utiliser pour amener le son que l’on est en train de faire. Mais c’est cool que les gens soient excités en nous voyant sur scène. A la fin de la soirée, si on a semé la joie, l’amour, la tendresse, l’appétit, alors mission accomplie. Même si on a sonné comme de la merde, ça c’est juste l’ego qui parle, shut up ! On a touché les gens, point.
Chick Corea, immense star du piano jazz, jouait en festival cet été. Il a fait une petite impro pour faire chanter le public, et une femme s’est levée, s’est mise à danser et à chanter devant la scène. Mais elle s’est faite virer par la sécurité. Est-ce que c’est ce genre de choses que tu combats aussi ?
C’est triste. D’autant que c’est ce que Chick Corea cherche à provoquer chez son public. Si on réussit à faire se lever le plus de gens simultanément, ça serait mieux pour tout le monde, même pour la sécurité et la logistique, parce que cela se ferait dans un bon esprit. C’est une manifestation, t’as juste à regarder les gens faire leur truc, et tu ne peux pas l’arrêter. Ça devient une croisade. Tu es déjà allé dans une croisade, comme celles de Billy Graham ou de Joel Austin ?
Euh… Non.
Ce sont des croisades évangéliques. 40 000 personnes sont dans un stade et viennent voir un prédicateur.
On n’a pas trop ça en France…
Très peu, c’est vrai. A Montréal, aux Etats-Unis, en Haïti ou au Brésil, il y en a beaucoup. Mon père est pasteur, alors j’en ai vues. Lorsqu’il y a un mouvement spirituel, que les gens sont touchés, rien ne peut stopper cela. Et ça se passe dans l’euphorie, l’extase totale, dans le tumulte, mais surtout dans la paix. La musique est un dieu, un esprit. Lorsqu’elle se manifeste dans le cœur des gens, ils peuvent rire, tousser, pleurer, danser, rouler à terre… Jovi de BCUC fait ça, il se roule par terre pendant les concerts. C’est l’onction, et lorsque tu es possédé par cet esprit bienfaisant, élévateur, il t’amène dans d’autres dimensions. Et ça amène la paix, la tranquillité. C’est cela que je veux apporter à la musique aujourd’hui.
Propos recueillis par Brice Miclet
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