2007 : rencontre avec James Murphy, qui nous fait part de ses doutes de créateur, de son désir d’une musique utile et de la réalisation de Sound of Silver, un album… “argenté”.
Cinq ans plus tard, qui pensait vraiment revoir James Murphy vivant, et toujours pertinent ? Sans doute pas grand monde. Car la hype qui entourait Losing My Edge – son premier single, sorti en 2002 sous le nom de LCD Soundsystem – avait pris une telle ampleur que beaucoup auraient pu se laisser persuader que le bonhomme avait tiré là sa première mais unique cartouche, la plus belle et la plus fumante, qui le laisserait forcément sur le carreau.
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Quelques années plus tard, donc, il n’en est absolument rien, et James Murphy, loin d’avoir succombé au raz-de-marée déclenché par Losing My Edge, semble plutôt en bonne position pour faire oublier qu’il a un jour enregistré ce premier single, dans lequel il dressait le portrait acide et cynique du fan de musique lambda, qui a tout vu, tout entendu, tout essayé, tout troqué, tout découvert et qui n’a qu’une hantise : perdre de sa perspicacité.
Caméléon sans perdre son âme, vampire tout en conservant son identité
Ce type, bien sûr, n’était autre que Murphy lui-même, et sa chanson une forme d’autofiction pop. Celle-ci était prolongée par un premier album fascinant (LCD Soundsystem, sorti en 2005), dans lequel Murphy écrivait d’incroyables chansons sous influence, dans lesquelles il cristallisait l’ensemble de sa collection de disques. Dans ses compositions, on retrouvait ainsi les empreintes des Allemands de Can, des New-Yorkais de Talking Heads, des Anglais de New Order et de bien d’autres, plus obscurs, mais souvent à la lisière du rock et de la danse.
Les morceaux du premier album de LCD Soundsystem témoignaient d’un tel désir de fan, d’un tel appétit pour toutes les musiques que l’on sentait bien aussi chez Murphy une fascination pour des gens comme David Bowie, capables de jouer au caméléon sans jamais perdre leur âme, ou d’être vampire tout en conservant leur identité.
James Murphy, avec sa tête de poupon mal réveillé, fait partie d’une génération qui a appris par cœur les leçons de ses aînés. Une génération qui puise partout et synthétise tout ce qu’elle dévore. Ainsi, on pourrait croire qu’en 2007, écouter les Klaxons, qui ont créé un pont entre les raves et le rock, peut suffire et qu’il est du coup inutile de tendre l’oreille vers LCD Soundsystem. Ce serait une belle erreur, car, au-delà des apparences, James Murphy et son groupe conservent une aura dont peu d’artistes bénéficient.
Une aura qui vient directement du talent de Murphy, et de son aptitude à fabriquer des morceaux légèrement monomaniaques mais qui, mis bout à bout, fonctionnent ensemble, comme une histoire bien narrée. Sound of Silver, son nouvel album, est en cela la continuation du précédent. James Murphy a eu la bonne idée de reprendre son travail là où il s’était arrêté précédemment et de le raffiner davantage.
“Je sais quoi faire pour le prochain album : il faut que je le fasse meilleur !”
“J’ai commencé à travailler sur ce nouveau disque au moment où je venais de terminer une tournée. J’étais vraiment soulagé, tranquille chez moi. Et j’ai alors eu une idée, qui a beaucoup fait rire ma femme… de perplexité ! Ça m’est venu en pleine nuit et je l’ai aussitôt réveillée pour lui dire : “Je sais quoi faire pour le prochain album : il faut que je le fasse meilleur !” “Mais ce n’est pas une idée, ça !”, a-t-elle rigolé. Mais pour moi, ça avait du sens, même si ça avait l’air stupide. Je me rendais compte d’un coup qu’il fallait que je prenne bien en compte les faiblesses du premier album. J’en suis toujours fier, mais il fallait vraiment que j’évolue. J’en connaissais intimement les faiblesses : ce disque était un peu beige, un peu rigide.”
« Je peux facilement me satisfaire d’un son bien foutu, bien équilibré »
James Murphy est un garçon lucide. Normal, il n’est plus tout jeune et, à presque 37 ans, est devenu un musicien plutôt au clair sur ce qu’il aime vraiment, mais aussi sur ses capacités – et ses faiblesses. “Je suis un bon technicien, un bon ingénieur du son. Je peux facilement me satisfaire d’un son bien foutu, bien équilibré. Mais j’écoutais pas mal de disques de Chrome et Suicide, qui ont un son assez brut, assez sale. Leur vision musicale dépasse leurs capacités techniques, ils ont des règles différentes des miennes et j’admire ça. Pour les suivre, il fallait que je repousse les limites de mon propre confort, que j’aille au-delà. Ce que je faisais sur les maxis, sur les remixes, mais j’ai eu l’impression que pour le premier album je m’étais plutôt retenu.”
Tandis qu’il travaillait sur Sound of Silver et qu’il en avait déjà abattu la moitié, James Murphy a été sollicité pour une drôle de commande. Nike et iTunes lui ont demandé d’écrire un morceau qui ne serait disponible qu’en téléchargement et, surtout, destiné à être écouté en faisant du jogging. Le titre du morceau, 45:33, en donne aussi la durée. Murphy a construit le morceau après quelques réticences.
“Ce n’était même pas si bien payé que ça. C’était pour la promotion d’une paire de chaussures reliées à un iPod. Il se trouve que j’adore un album de Manuel Göttsching, E2-E4, qui ne comporte qu’un seul long morceau. Ce disque est mythique, il a été samplé par beaucoup de producteurs techno, mais je me disais qu’il venait d’une époque révolue où les grandes maisons de disques n’hésitaient pas à sortir des disques impossibles à promouvoir, qui ne passent pas à la radio. Je me demandais si ce moment historique était réellement évanoui. Et j’ai eu envie de refaire un morceau comme E2-E4, d’une traite.”
https://youtu.be/ys0HyevZpQg
Mais il l’a surtout fait, avoue-t-il, parce qu’il avait enfin l’occasion de composer une musique avec une fonction propre, au-delà de l’art pour l’art. “45:33 devait avoir un rythme précis, une construction particulière, car il était destiné à des coureurs. Personnellement, je suis d’un naturel anxieux, et j’angoisse quand il s’agit de créer quelque chose d’artistique. Construire une cuisine ne me pose aucun problème, car ça a une fonction, très simple. Mais faire de l’art, qui n’a pas de fonctionnalité, me rend nerveux : pour quoi faire ? Ça crée du doute en moi, de l’horreur absolue, et ce sentiment empirait au moment où je faisais les premiers morceaux de Sound of Silver. Ce sentiment a duré jusqu’au moment où l’on m’a demandé 45:33. Comme c’était une commande, je m’y suis plongé à fond, et j’ai réussi à faire des choses que je ne parvenais pas à accomplir autrement.”
“Je me sentais à nouveau comme un gamin, j’étais libéré, décoincé, et je pouvais, pour l’autre moitié de Sound of Silver, être entièrement libre, tout repousser. J’ai travaillé comme jamais, pendant les périodes les plus longues qui soient : pour terminer l’album, j’ai bossé trente-cinq jours sans m’arrêter, entre douze et quinze heures par jour, sans aucune angoisse, comme un charpentier. On grandit en pensant que l’art est une chose mystérieuse faite par des extraterrestres, mais je sais maintenant que c’est surtout du travail. Warhol est typique de cela : il ne faisait que travailler, constamment.”
“New York, je t’aime mais tu me déprimes”
Le nouvel album de LCD Soundsystem possède un titre étrange, Sound of Silver. Plus qu’une abstraction, ce titre renvoie à une obsession de James, qui a tendance à classer les choses qu’il aime selon un critère très précis. Il les qualifie d’“argentées” ou non, selon qu’elles lui plaisent ou pas. “L’argenté veut dire beaucoup de choses pour moi. Typiquement, être dans un groupe de rock n’est pas très argenté. Mais David Bowie qui décide d’être Ziggy Stardust, voilà qui est très argenté ! Roxy Music était un groupe très argenté aussi. Yes, par contre, n’est pas un groupe très argenté, même si je les écoute pas mal en ce moment…”
https://youtu.be/_6z-kApGtbI
Surtout, Sound of Silver est habité par l’esprit de la ville de James Murphy, New York. Le dernier morceau de l’album, New York I Love You But You’re Bringing Me down (“New York, je t’aime mais tu me déprimes”), est en cela explicite. Il s’agit d’une ballade un peu atypique, un peu jazzy, qui évoque l’esprit de Broadway plutôt que celui du Studio 54 ou du post-punk. Traversé par le fantôme de NYC, Sound of Silver marque peut-être le début d’une série de disques et d’œuvres qui parlent de la ville d’après le traumatisme du 11-Septembre, avec un air plus détaché, plus serein, mais toujours inquiet. Comme si, désormais, on ne pouvait plus danser sans arrière-pensées et que, malgré ses influences puisées dans le passé, la musique de LCD Soundsystem se dévoilait comme la bande-son tendue d’une époque dévastée, qui attend le départ de Bush avec une impatience grandissante. Une époque surtout où l’on ne sait plus s’amuser sans craindre d’exploser.
Album Sound of Silver (DFA/EMI)
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