Le premier est le fils de Fela Kuti et l’héritier du son afrobeat nigérian. Le second est un pape de la techno de Detroit. Ensemble, ils livrent une prestation live autour de la musique de James Brown à l’occasion du projet Variations, mené par le collectif Sourdoreille et La Cie des Indes. Rencontre avec deux légendes juste avant leur entrée sur scène, pour évoquer le “Godfather Of Soul”.
Femi, votre musique est principalement axée sur l’organique, sur le groove… Êtes-vous intéressé par les musiques électroniques que Robert peut pratiquer ?
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Femi Kuti : Oui, dans les années 1990, j’écoutais beaucoup de disco. C’était une période où je cherchais à composer une musique qui venait de mon for intérieur. J’avais certainement été trop influencé par Miles Davis, par John Coltrane ou par la musique de mon père, et il fallait que je trouve quelque chose qui soit à moi et à moi seul. Mais honnêtement, cela fait vingt ans que je n’en écoute plus, si ce n’est dans les soirées ou au supermarché… Peut-être qu’avant de quitter ce monde, je m’assiérai un jour, je me détendrai, et je me dirai que je suis satisfait de mes compositions. Peut-être que je me mettrai à écouter de la techno, qui sait.
Avez-vous discuté avant de vous lancer dans ce projet ?
Robert Hood : Nous avons eu une discussion au téléphone, juste pour faire connaissance, se saluer et parler un peu de la direction qu’allait prendre cette composition. J’avais un bon feeling concernant la voix de Femi, son groove, sa rythmique musicale… Mais nous n’avions pas l’occasion de nous rencontrer. Je ne savais pas à quoi m’attendre. Pour être honnête, c’était un peu effrayant pour moi, comme un stress positif. Ceux qui aiment être mis en difficulté, comme moi, aiment aussi savoir quelles possibilités d’expression ils ont à leur disposition. Cette collaboration, c’est une plongée dans l’inconnu. On va certainement commencer doucement, puis se lâcher, peut-être se tromper aussi.
Quels sont les aspects de la musique de James Brown sur lesquels vous avez eu envie de travailler ?
Femi Kuti : J’ai tout de suite pensé que c’était à Robert de poser les fondations de ce que nous allions faire. Ce qui est bien, c’est qu’il m’a laissé beaucoup d’espace pour improviser. Quand il m’a montré ce qu’il souhaitait faire, j’ai tout de suite senti que la liberté serait énorme. Il a construit la maison, et j’ai fait la décoration. Je lui demandais s’il voulait des rideaux, de quelle couleur, quelque type de meubles, s’il voulait un bain à remous ou non…
Robert Hood : Je voulais un bain à remous (rires) ! Tu as vu Breaking Bad ?
Oui !
Robert Hood : Et bien c’est simple, je suis Jessie Pinkman, et Femi est Walter White.
Aviez-vous certaines chansons de James Brown en tête lorsque vous avez commencé à jouer ensemble ?
Robert Hood : D’abord, j’ai commencé à avoir beaucoup de chansons qui me venaient à l’esprit. People, Get Up and Drive Your Funky Soul, Escape-ism, Mind Power, Turn On The Heat and Build Some Fire… Tous ces morceaux, que j’adore, sont très différents de Sex Machine, de The Payback ou de tous les titres les plus “maintream” de James Brown. J’adore ces morceaux moins connus, ils correspondent à un moment où lui et ses musiciens étaient un peu bloqués dans un seul et même groove, avaient peut-être du mal à s’exprimer. Puis ils ont explosé. Ce que j’ai essayé de faire, c’est de faire ressortir leur côté jazz. Si tu écoutes bien le saxophoniste Pee Wee Ellis, si tu écoutes ce que le groupe joue avant que James Brown n’arrive sur scène, tu sens le jazz. C’est juste incroyable.
Robert, en tant que jeune noir américain ayant vécu à Detroit durant les années 1970, quelle importance James Brown avait-il dans votre environnement et dans votre éducation musicale ?
Robert Hood : Je me souviens parfaitement du moment où Say It Loud, I’m Black and I’m Proud est sorti. C’était quelques mois après les émeutes de Detroit de 1967. L’impact de sa musique sur la musique en général mais aussi sur les mouvements sociaux était puissant. Il était l’entertainer du ghetto par excellence. Ses chansons nous ont rendus fiers alors qu’on nous disait sans arrêt que nous n’étions rien. C’est inestimable. Ça a transcendé la musique. Il y avait aussi Jesse Jackson, Martin Luther King Jr, Malcolm X, le révérend C.L. Franklin… Au même moment, le son Motown émergeait. En tant que gosse de Detroit, cela nous a donné un sentiment de pouvoir. Nous avions ce dj très célèbre, The Electrifying Mojo. Il nous a éduqués, il nous a donné notre chance alors qu’aucun autre dj sur la terre entière ne l’aurait fait. Il faisait un monologue pendant vingt ou trente minutes, puis balançait un son explosif de Stevie Wonder, de Prince… Il jouait aussi The Police, Rick James, Peter Frampton, une musique qui était importante, qui nous transportait hors de la dépression, qui nous élevait et nous donnait de l’espoir. De la bonne musique, en somme. Et il passait six ou sept titres de James Brown d’affilée.
Femi, beaucoup de gens disent que Fela Kuti, votre père, était le James Brown africain, ce qui est très réducteur…
Femi Kuti : Les différences sont nombreuses en effet. La plus importante, à mon sens, est la notion d’héritage perdu. Le jazz, la soul, étaient des musiques qui luttaient pour qu’une identité ne disparaisse pas, ou qui étaient en quête d’identité. En Afrique, l’identité était facile à trouver car l’héritage perdu était toujours là, juste devant nous, au pays. Mon père avait ces chansons folkloriques traditionnelles qui avaient survécu à Abeokuta, où il avait grandi. Ecoute bien : je viens de découvrir que mon arrière-arrière-grand-père, dont le nom était Jamu, officiait comme porte-parole du roi pour tout ce qui touchait à la musique, il menait l’orchestre officiel. Ces chansons se sont transmises sur sept générations. Mon père avait ces racines en lui, mais il ne le savait pas. Quand il est parti en Angleterre en 1963, il était un grand amateur de Highlife (musique ghanéenne et nigériane très populaire en Afrique), mais aussi de Miles Davis. Puis, quand il est revenu en Afrique, le Highlife était devenu extrêmement porteur, très fort. Il a voulu jazzifier le Highlife. Mais à ce moment-là, James Brown est arrivé de nulle part. Bam ! Il a inondé tout le marché nigérian. Ça a terrassé tout le monde, tous les chanteurs du pays voulaient le copier. Des artistes très populaires comme Geraldo Pino cherchaient à sonner exactement comme lui, ils imitaient tout : la voix, la danse, les rythmiques… Ça a beaucoup énervé mon père qui devait suivre la tendance pour gagner sa vie.
Comment a-t-il fini par se démarquer ?
Femi Kuti : En 1969, il a rencontré Sandra Smith, une militante Black Panther, dans un club à New York, qui lui a dit : « Tu n’iras nulle part en imitant James Brown. Trouve ton propre style. » Cette nuit-là, il a écrit My Lady Frustration, et l’afrobeat était né. En 1971, il a eu son premier gros succès, Jeun Koku, qui a tout changé. Il mélangeait des musiques sérielles traditionnelles, très vieilles, qui n’avaient pas disparu malgré la colonisation ou l’esclavage, des chansons de guerriers, à ses propres compositions. La différence est là, et elle est fondamentale.
Mais il faut souligner que James Brown a également quelque chose de très révolutionnaire et de très guerrier dans sa musique, mais dans un esprit différent. Chez lui il s’agissait plus de mener un combat qui était loin du rivage. Fela était sur la terre d’origine, James Brown était au large, en Amérique. Je crois que s’ils étaient tous les deux vivants aujourd’hui, ils seraient obligés de collaborer. Avec Bob Marley également. Ils étaient trois monuments, mais la musique des deux autres a été utilisée contre Fela au Nigeria, car il luttait au pays contre la police, contre l’injustice, contre la corruption. Marley et Brown ont été promus par les médias du pays pour occuper le terrain de la contestation artistique et pour réduire l’impact de Fela. Il fallait faire comprendre au public que ces musiciens étaient meilleurs que les siens. C’est pour cela que mon père a eu une attitude un peu, je dirais (il cherche longtemps ses mots)… de repli. Il s’est protégé. Pas contre eux directement, mais il devait se défendre. Ses fans devaient montrer que le groupe de mon père, Africa 70, était le meilleur.
On dit que votre père ne portait pas James Brown dans son cœur, est-ce de là que ça vient ?
Femi Kuti : C’est comme cela qu’est née une compétition assez malsaine entre ces trois grands esprits. Ils étaient tous trois pour le panafricanisme, engagés, ils voulaient unifier l’Afrique. Imaginez si ces trois chanteurs s’étaient unis… On parle d’une force qui aurait pu renverser n’importe quel gouvernement, faire le pont entre l’Afrique, les Caraïbes et les Etats-Unis. Ils auraient pu changer l’histoire. Il y a eu tellement d’opportunités pour que Fela, James Brown et Bob Marley se rencontrent… Mais à cause de cette négativité, des stéréotypes, et des médias qui les mettaient en concurrence, ça ne s’est jamais fait.
Quand j’ai compris cela, je me suis efforcé de ne jamais être dans cette négativité. Je ne veux pas m’empêcher d’être fier de James Brown. Je le suis, c’est un fait, nous le sommes tous. Nous, les enfants de Fela, avons été élevés dans l’idée que si quelqu’un nous disait que James Brown était meilleur que notre père, il fallait être sur la défensive. Il a fallu de la maturité, un travail sur soi pour changer cela. C’est pour cela que je suis heureux qu’un projet comme Variations voit le jour, car je peux être lié spirituellement à ce que Robert a vécu en grandissant à Detroit, à cette vie américaine. Aujourd’hui, Wizkid, Beyoncé, Mos Def, Common, Jay Z ont tous été influencés par Fela. Le pont a été fait.
Propos recueillis par Brice Miclet
Prochains épisodes de Variations :
– Dave Clarke et Mathilde Marsal jouent Gustav Holst (4 décembre)
– Chapelier Fou et Bachar Mar-Khalifé jouent Erik Satie (11 décembre)
– Superpoze et Sabine Devieilhe jouent Hildegarde von Bingen (18 décembre)
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