Brisant un silence de six ans, la Canadienne délaisse la pop et trouve des accents blues qui s’accordent avec l’anxiété de l’époque. A 40 ans, elle entame une seconde vie, plus riche encore que la première.
En guise de retrouvailles, après six longues années de séparation, on tend à Feist ce journal avec Chilly Gonzales et Jarvis Cocker en couve. Dans le jardin public parisien où elle a choisi de donner des interviews en préambule à la sortie de Pleasure, son nouvel album, la Canadienne éclate d’un rire à faire déguerpir les pigeons et tourne frénétiquement les pages du magazine pour admirer les photos des deux complices.
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“Regardez-moi ces frimeurs ! Est-ce possible que l’on devienne de plus en plus excentrique en vieillissant ?” Après avoir admis que les deux zozos n’avaient pas attendu les années poivre et sel pour cultiver leur excentricité, Leslie Feist s’attarde sur sa relation avec Gonzales, maintenue intacte au fil du temps et malgré la séparation géographique.
“Il y a six ans, quand je travaillais sur Metals et qu’il composait Piano Solo II, on avait instauré ce rituel par Skype. Le matin, il prenait son café et me jouait ses morceaux, et après le déjeuner c’était à mon tour de lui jouer les miens. On a fait la même chose pour le nouvel album, un peu moins souvent, mais son regard sur ma musique est toujours aussi précieux.”
Présent en filigrane sur Pleasure, Chilly Gonzales a d’ailleurs entraîné son nouveau copain de jeu, Jarvis, le temps d’un passage parlé sur Century, en miroir à leur Room 29 récemment paru. Ses chansons évoquent des trahisons et des relations consumées, des déceptions et des reconstructions douloureuses, mais Feist est une fidèle.
Au nom d’un syncrétisme joyeux et militant
Une fois encore, l’architecture de Pleasure a été décidée en communion avec le producteur français Renaud Letang et l’autre musicien canadien qui l’accompagne depuis toujours, Mocky. “Les gens que j’admire le plus, PJ Harvey ou Nick Cave, ont constitué autour d’eux une équipe de musiciens qui est comme une seconde famille, et quand j’écoute leurs disques, j’entends des choses qui n’auraient jamais surgi sans cette complicité de toujours. Je veux qu’il en soit de même avec ma musique.”
Pleasure est seulement le quatrième album de Feist depuis Let It Die qui la fit connaître en 2004. Cela fait quinze ans par ailleurs qu’elle a débarqué en Europe avec Gonzales, Mocky et Peaches, quatuor de choc qui a infiltré quasiment toutes les chapelles musicales – pop, hip-hop, electro, classique – pour mieux les fracturer, les dévoyer, en accoupler les dévots respectifs au nom d’un syncrétisme joyeux et militant.
De la bande, elle était déjà à l’origine la plus discrète, sans doute la plus douée aussi pour composer des pop-songs (Mushaboom, 1-2-3-4, My Moon My Man) compatibles avec le goût du grand public et des chasseurs de synchros. Résultat : l’ancienne punkette de Calgary, qui avait déjà plusieurs années d’activisme en groupe et en solo derrière elle, devenait l’un des visages neufs qui affolait les directeurs artistiques, français notamment.
Un carton mondial avec The Reminder
“J’ai signé chez Polydor. Dans la semaine suivant la sortie de mon premier album chez eux, j’avais déjà vendu plus de disques qu’au cours des cinq années précédentes. Je devais correspondre à un profil qui plaisait à l’époque, ça m’a permis de faire ensuite ce que je voulais, de m’offrir aussi la liberté de prendre mon temps.”
Après le carton mondial de The Reminder en 2007, elle s’autorise ainsi quatre années de pause avant de publier Metals. Un disque plus profond, plus ambitieux et moins vendeur sur le papier, qui à la surprise générale décroche une neuvième place dans les charts US, avec une pluie de récompenses à la clé.
Sur certains titres (Graveyard, The Circle Married the Line), sa volubilité vocale et la majesté précieuse de ses compositions, comme la folle originalité de ses arrangements, la positionnent pas loin d’une compatriote déjà sanctifiée, Joni Mitchell, l’éloignant d’autant et avantageusement de l’éphémère statut de “it-girl” qui commençait d’ailleurs à pâlir.
“J’ai besoin d’un temps de refroidissement, comme un moteur qui aurait tourné trop longtemps”
Comme son aînée, Feist va vivre les saisons suivantes au rythme de ses désirs climatiques et de ses besoins sanitaires d’effacement. “Pendant plusieurs années, je n’ai pas éprouvé le besoin d’écrire des chansons. Longtemps après la dernière tournée, j’étais encore sous tension, imprégnée par ce que je venais de vivre, et j’ai besoin d’un temps de refroidissement, comme un moteur qui aurait tourné trop longtemps jusqu’à friser la surchauffe.”
“J’ai arrêté cette tournée au mois de janvier 2013, et j’ai eu une sorte d’appréhension à l’idée de retourner en plein hiver à Toronto, du coup je suis partie m’installer à Los Angeles. J’ai trouvé une espèce de cottage avec un jardin immense à Laurel Canyon, et j’ai passé les trois hivers suivants dans ce petit paradis, tout en revenant régulièrement à Toronto.”
A Laurel Canyon avec le chant des colibris
Le choix de Laurel Canyon, elle le jure, n’a rien à voir avec les vibrations encore flottantes en provenance du passé, quand le quartier abritait toute l’aristocratie du rock et du folk, et dont Joni Mitchell était l’une des reines les plus solaires. “Tout le monde pense ça mais, en vérité, j’étais plus attirée par le chant des colibris que par les fantômes de Jim Morrison, Neil Young ou Joni.”
“Nous avons enregistré une partie de l’album près de Woodstock, mais là non plus je n’ai rien senti qui restait palpable de cette époque. Comme je voyage beaucoup, les lieux ne sont pas forcément des théâtres pour les chansons, alors que le mouvement, le passage d’un lieu à un autre, l’est assurément plus.”
Tant pis pour nos fantasmes, tant mieux pour un album encore plus détaché, personnel et radical que ne l’étaient les précédents. Feist a franchi la quarantaine alors qu’elle enregistrait Pleasure, et observe de loin et avec amusement la jeune fille virevoltante du clip coloré de 1-2-3-4, ou celle qui s’invitait en guest pétillante dans le programme télé pour enfants Sesame Street.
“Il m’arrive de me réveiller en me sentant encore cette fille-là, et de me coucher le soir en ayant l’impression d’être la grand-mère que je serai un jour. Ce qui est certain, c’est que je n’écris plus les mêmes chansons, je ne raconte plus les mêmes histoires.”
“Sur cet album, en tout cas, je n’étais pas dans l’état d’esprit d’écrire des choses comme Mushaboom, l’humeur n’était pas la même. J’en ai quand même écrit deux plus pop, mais elles sortiront sur des faces B, mon label sera sans doute ravi de l’apprendre (rires)…”
L’empreinte du blues hors des sentiers pop
Pour les auditeurs habitués au confort suave des premiers Feist, Pleasure ne sera pas forcément une partie de plaisir. Constitué de longues plages tendues comme des fils électriques, voire comme des pièges, orchestré en tressages complexes et rugueux, l’album laisse également place à des moments de dénuement folk où la voix ébréchée de la Canadienne semble raser les précipices.
https://www.youtube.com/watch?v=GQoyEihBGcE&t=3s
C’est le cas du poignant I Wish I Didn’t Miss You, chanson qui ouvrit le bal lorsque la chanteuse reposa ses doigts sur les cordes de sa guitare comme on reprend l’entraînement après une longue convalescence. “Je crois que Tom Waits disait qu’en matière d’écriture, il ne fallait pas forcer les choses mais juste attendre qu’un oiseau se pose sur le fil, en entraînant un second, un troisième, etc. C’est ce qui s’est passé après …Miss You, toutes les chansons sont arrivées d’un coup, et il se trouve qu’elles avaient majoritairement cette facture dépouillée, minimale.”
Des oiseaux sur un fil électrique, comme dirait un autre Canadien bien-aimé, Leonard Cohen. Des piafs blessés pour la plupart, mais en voie de guérison, mal emplumés mais révélant des éclats rares à chaque nouvel envol, voilà précisément à quoi ressemble ce disque à la fois domestique et aérien, chancelant et étincelant, chaleureux et indocile.
“Le blues est inscrit profondément en moi”, dit-elle lorsqu’on évoque I’m Not Running away et ses guitares à la Ry Cooder, ou encore Young Up et son orgue d’église gothique. “Il y a des tas de choses qui me traversent, des musiques, des films, des sensations, et qui repartent en laissant une trace plus ou moins profonde. Et puis il y a des choses qui restent à jamais ancrées.”
L’avenir dira si Pleasure fait partie lui aussi de ces disques qui s’inscrivent en nous pour longtemps, et si ces chansons dépourvues de tout charme clinquant s’avéreront à la longue parmi les plus obsédantes et ineffaçables écrites par cette fille qui aime les jardins publics et les chants d’oiseaux. On a déjà la réponse mais on laisse durer le plaisir.
album Pleasure (Polydor/Universal)
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