Musicien libanais établi à Lisbonne, Charif compte plus d’une centaine d’albums à son actif, distillés sous divers noms de scène. Fraîchement signé sur le label Habibi Funk, il a dévoilé cette année “Marzipan”, un album instrumental au souffle méditerranéen à la puissance d’évocation sidérante. Rencontre.
Début mai, à Paris. On met enfin la main sur Charif Megarbane. Le musicien libanais est de passage pour faire le tri, avec son manager, dans les morceaux qui constitueront le prochain disque de Cosmic Analog Ensemble, sobriquet sous lequel il sort la plupart de sa musique, et préparer la sortie chez Habibi Funk de Marzipan, son album publié en juillet, deux mois après notre rencontre.
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Le label berlinois, cofondé par Jannis Stürtz et spécialisé dans la réédition de vieilleries inestimables venues du monde arabe et oriental, déroge à la règle en signant pour la première fois un artiste contemporain. Un petit évènement s’expliquant en partie par le caractère indatable et éternel des compositions de Charif, qui s’inscrivent dans un espace-temps méditerranéen, mais dont les influences demeurent plus vastes et souvent mystérieuses. Grooves funky et psychédéliques, library, bandes originales de films italiens et français des 60’s et 70’s, Marzipan est un album baigné de lumière, dans un chaos instrumental maîtrisé où s’impose la puissance des thèmes.
Dans le salon d’un appartement du XVe arrondissement parisien, ce solitaire sociable et chaleureux, qui préfère néanmoins s’effacer derrière sa musique, explique avoir sorti près d’une centaine d’albums au sein de différentes formations et sous des noms divers, beaucoup sur son label Hisstology, sorte de caverne d’Ali Baba pleine à craquer de références discographiques allant du krautrock au rock psychédélique.
S’il officie dans des groupes dont il est le cofondateur, comme Préfaces, qui fait dans le surf rock, ou Heroes & Villains, plutôt branché indie, sous haute influence Britpop, Charif Megarbane est surtout un one man band, qui joue, enregistre et produit seul ses disques : “tous les soirs, j’enregistre de manière compulsive, nous rencarde-t-il. J’ai accumulé plein de musique, dans des styles différents. Je t’avoue que tout semble s’être passé comme un claquement de doigts. J’ai le sentiment d’avoir encore beaucoup à faire”.
One man band
Il a 10 ou 12 ans, quand il ramène de Londres un enregistreur 4-pistes Tascam, qui lui donne le goût des overdubs. Dans sa piaule de gosse, à Beyrouth, il fait de la musique presque en autodidacte, même si pendant un an il prendra des cours de guitare, mais seulement 15 minutes par semaine, parce qu’à cet âge-là, les doigts des enfants peuvent difficilement supporter plus : “j’ai attrapé le bug et je ne m’en suis jamais débarrassé. J’aimais créer mon propre puzzle, rajouter des couches de guitare, donner l’impression que j’étais un groupe. J’avais ce côté bricoleur, je m’amusais. Passer du temps tout seul ne m’a jamais dérangé. C’est encore aujourd’hui un grand plaisir”.
Megarbane fait de la musique comme un aquarelliste. Plus jeune il dessinait d’ailleurs beaucoup. Quand il est en studio avec d’autres musiciens, il est capable de glisser une partie de guitare improvisée qui viendra clore la session avec la grâce d’un coup de pinceau. Une prise suffit la plupart du temps, ce qui confère à ses disque un côté scrapbook ou recueil de sketchs à main levée, avec son lot de petites imperfections.
Des imperfections propres à la naissance de l’univers, avec ces collisions cosmiques qui offrent le plus beau des spectacles célestes. D’où la liberté formelle exceptionnelle dont il semble jouir sans entrave, remettant la notion de plaisir au centre de tout, ce qui n’est pas sans rappeler un certain Sébastien Tellier, époque L’incroyable vérité (2001) : “il y a un côté ludique dans ma musique, poursuit-il. On peut prendre au sérieux ce que l’on fait, sans trop se prendre au sérieux soi-même. Les imperfections, les ficelles, c’est aussi ça qui donne l’impression de sonner comme un groupe. Au sein d’un band, les musiciens n’ont pas tous le même tempo. Parfois, le bassiste est un peu derrière le rythme et le batteur un peu plus en avant. C’est ce décalage qui crée le funk. Quand j’enregistre, j’essaye de recréer ça et je m’efforce de rester au plus près de l’idée originale, même si souvent le morceau se construit de façon progressive. Je n’utilise pas de MIDI et je n’utilise pas de métronome, ce sont des principes fondateurs. Pas par orthodoxe, mais juste parce que c’est plus simple. Tu imagines James Brown avec un métronome ? Ça ne serait pas funky”.
Des conditions déterminantes
Le Libanais, aujourd’hui installé à Lisbonne, n’a pas envie de creuser plus profond. Il dit ne pas vouloir intellectualiser ce processus de création, par peur de le corrompre. Il s’agit juste de sa manière à lui de documenter ses journées, mais aussi de composer avec les contraintes. Il arrive que ces contraintes soient purement formelles, comme quand il décide de mettre en boîte un disque chanté en français, mais qu’il n’arrive pas à trouver les mots, et qu’il a l’idée saugrenue de lire le manuel d’utilisation d’un fer à repasser (Steam Iron User Manual, sous le nom Monumental Detail).
Il arrive aussi qu’elles soient d’ordre géopolitique. Et celles-ci ne sont pas négligeable quand on grandit au Liban, soumis aux soubresauts de l’inflation, de la corruption et d’un réseau électrique défaillant.
L’explosion du port de Beyrouth, en 2020, a ainsi accéléré l’exode de certains musiciens ayant la chance de pouvoir obtenir un visa Schengen : “On est intrinsèquement lié à la situation du pays. Il y a une énergie incroyable au Liban, mais quand tu sais que l’électricité va couper à 10 h du soir, tu n’as pas trop le temps de discuter. On n’a pas ce luxe de se dire qu’on reviendra mettre en boîte la suite le lendemain et on ne débat pas jusqu’à trois heures du matin en se demandant si on ne devrait pas refaire telle ou telle prise. Il y a une notion d’urgence, sans la romantiser, parce que si on pouvait avoir l’électricité 24 h sur 24, on serait très content. Sans rentrer non plus dans des considérations trop métaphysiques sur l’avenir du pays, l’idée que d’une semaine à l’autre il pourrait être effacé, il y a ce truc de dire qu’il faut faire le plus possible dans l’instant. Cette notion d’urgence ne m’a jamais quitté.”
Madlib, J Dilla et library music
Quand il débarque à l’Université McGill, à Montréal, au début des années 2000, Charif a déjà monté plusieurs groupes au lycée et joue du blues. Il est aussi fan absolu des Smiths. Là-bas, il monte Heroes & Villains, un groupe à la tête d’une quinzaine d’albums, encore actif aujourd’hui, avec qui il partira en tournée en Amérique du Nord. Il enregistra même dans les studios hotel2tango, où Arcade Fire fait également ses armes. C’est l’époque du retour du rock, les guitares sont à la mode, la scène montréalaise est plein boom.
Mais dans le même temps, il découvre le producteur James Dewitt Yancey aka J Dilla, et surtout Madlib, dont les capacités à produire seul de la musique le ramène à son 4-pistes déniché à Londres dix ans plus tôt : “avec J Dilla, j’ai compris qu’un type seul dans sa cave avec quelques machines pouvait faire de la musique sans se cantonner à un seul style musical, se souvient Charif. J’étais dans le froid canadien, il faisait -30. J’ai acheté une MPC et j’ai découvert l’étendu des possibilités. Ça m’a lancé. En tournant avec mon groupe, j’ai découvert que jouer 50 fois le même morceau ça me bottait pas. J’ai commencé à préférer le format jazz au format rock, parce que tu te mets plus en danger. Je ne voulais pas tomber dans une sorte d’automatisme”.
Le ponts se construisent sous ses yeux. Il replonge dans les musiques de film, écoute Vladimir Cosma et la bande-originale de La Gloire de mon père (1990), et s’entiche de la musique de librairie : “Il sample les cigales ! C’est un truc que J Dilla aurait pu faire. Il utilise le son des cigales comme structure rythmique, avec un orchestre par-dessus. En redécouvrant ça, j’ai vu qu’il y avait une certain cohérence avec ce qui m’avait touché quand j’étais petit, comme ce disque de Wim Mertens, Stratégie de la rupture, que mon père m’avait fait écouter ou des trucs plus jazz, de Keith Jarrett. C’était toujours de la musique improvisée ou faite tout seul. Ou quand elle était composée, il y avait toujours assez de place pour l’improvisation. Côté library music, il y a la puissance des thèmes, avec une mélodie qui peut évoluer. Tu peux jouer à ta guise avec les arrangements. D’ailleurs, la library n’est pas un style, ça englobe tout. Ça doit dire beaucoup en peu de temps, ce qui lui donne forcément un côté pop.”
Lumière
La mécanique de la mémoire est centrale dans l’œuvre de Charif Megarbane, qui semble jouer des variations sur ses souvenirs, qui peuvent grossir, s’amplifier, ou, au contraire, suggérer qu’ils s’effacent au loin par un habile tour de passe-passe dont il a le secret et que son instinct lui dicte. Mais ce ne sont jamais des images qu’il tente de reproduire, mais des atmosphères, des sentiments face à l’immensité des choses : “mes parents étaient architectes, j’ai toujours été sensible aux espaces. Quand tu rentres dans une petite chambre, à l’échelle d’un enfant, elle peut te sembler être une cathédrale. Tu perçois certains détails, comme un sac-poubelle abandonné dans un coin de la pièce. Ça peut avoir une forte puissance émotionnelle. Alors qu’avec le temps, les images sont édulcorées. Tu ne peux que ré-imaginer ton enfance et reconsidérer le temps. Et puis tu as le souvenir du souvenir, et à chaque fois, tout devient de plus en plus amorphe. Ce qui nous ramène au format des morceaux, des pièces amorphes. Je réalise combien l’éclairage aussi est important. Si tu as une fenêtre, la lumière n’est pas la même selon que tu enregistres le soir ou le matin, mais l’éclairage, ça reste cyclique. Alors que le temps et les gens changent. La seule chose que l’on peut recréer, ce sont les éclairages”.
Le matin ou le soir, selon la lumière, la musique de Charif ne vous parviendra pas de la même manière. Une bonne raison de l’écouter en boucle.
Album : Marzipan (Habibi Funk)
En concert le 15 septembre 2023 à la Bellevilloise (Paris XXe), dans le cadre de la nuit Habibi Funk
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