C’est à San Francisco que le plus grand groupe de rock du monde? retrouvait la route, après les trois mois de convalescence de son batteur Bill Berry, victime d’un accident cérébral. A deux semaines d’un concert-événement à Paris, récit d’une soirée de retrouvailles passionnante, entre hot-dogs et larsens. Où l’on découvre que REM livre d’abord bataille contre REM.
Il a cette silhouette un peu raide, un regard d’encre qu’allume pourtant l’amorce d’une joie de revivre. Ce 15 mai, après trois mois de fugue dans un tunnel tapissé de douleur et d’angoisse, Bill Berry retrouve la scène. Posé derrière l’instrument qu’il rosse depuis vingt ans, il porte un visage sans profondeur, comme happé par la peur de replonger. Quinze mille personnes le devinent aisément Bill Berry pense encore à cette fichue soirée en Suisse qui faillit lui coûter la vie. A Lausanne, à mi-parcours de ce qui sera le dernier concert d’une tournée européenne à peine entamée, on avait d’abord cru le batteur de REM en proie à de sévères maux de tête. Il s’était simplement levé et avait quitté la scène, la tête entre les mains. Dans la loge, Bill Betty avait cessé de se plaindre après quelques minutes, rassuré par le diagnostic réconfortant d’un médecin. Direction l’hôtel sans passer par la case hôpital c’est sûr, ça irait mieux demain. Il est dit que des plus éprouvantes expériences de leur vie, les hommes ressortent consolidés, comme endurcis par l’épreuve. Si la sagesse populaire s’applique au rock, alors les quatre membres de REM feront désormais figure de Supermen du binaire, intouchables créatures que plus rien n’arrêtera ? sinon, peut-être, leur propre lassitude. Car REM a survécu à un drame. De maux de tête carabinés, le diagnostic tournait au cauchemar dès le lendemain matin rupture d’anévrisme. Hospitalisation en urgence, opération chirurgicale délicate, puis trois mois au lit. Dans le magazine américain Entertainment, Betty raconte que ? l’accident était inévitable, car successif à une accumulation de sang autour d’une petite tumeur, quelque chose qui couvait dans mon cerveau depuis quatre ou cinq ans. Ça aurait pu m arriver n’importe où, au volant par exemple. Je m’en suis plutôt bien sorti. ? Malgré les énormes intérêts financiers en jeu, le groupe refusera de continuer la tournée sans Bill Betty. Pas de batteur intérim chez REM, éthique oblige.
Pendant les trente premières minutes de son concert à San Francisco ? première date d’un long périple américain ?, le groupe feint l’amnésie. A peine surprend-on quelques regards bienveillants en direction du revenant. Et puis quand même, entre deux chansons, Michael Stipe l’interpelle ?Ça va, Bill ? ? Puis, se tournant vers le public Mesdames et messieurs, s’il vous plaît, une ovation pour Bill Berry ! ? Pendant que trente mille mains s’entrechoquent, Betty entame un petit rythme idiot et, quelques secondes plus tard, s’écroule sur ses fûts, comme rattrapé par la mort. Le public américain, pas difficile, apprécie la plaisanterie et scande son nom. Ce soir, il y a du bonheur sur scène. Qu’importe si le rock massif qui habite les chansons de Monster peine à s’élever, qu’importe si la rythmique a les jambes lourdes. L’essentiel est ailleurs dans ces regards qu’échangent Buck, Mills, Stipe et Berry, presque des amis de trente ans. ? Je ne les ai jamais vus aussi heureux ? confirme l’un des intendants du Monster Tour, c’est comme s’ils ne s’étaient pas vus depuis cinq ans et se redécouvraient. ? Alors que Bill Betty suivait une convalescence sous haute surveillance dans une clinique de Zurich, Stipe, Buck et Mills choisirent de rester près de lui, solidaires comme aux premiers jours de leurs aventures collectives. Combien de groupes de ce calibre auraient agi de la sorte ? Combien d’autres auraient fui pour retrouver piscine en forme de c’ur et antenne parabolique
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On apprend par Angus, large Californien mordu de rock anglais ? il connaît Elastica par c’ur et attend la venue prochaine des Stone Roses avec une impatience d’enfant ? que le Shoreline Amphitheater est l’ultime invention de Bill Graham, l’entrepreneur rock le plus respecté de la Côte Ouest depuis l’époque où il programmait Janis Joplin, Grateful Dead et Jefferson Airplane au Fillmore Auditorium. Construit en 1987, c’est un gigantesque complexe d’asphalte perdu dans une plaine industrielle, à quatre-vingts kilomètres au sud de San Francisco, sur la route de San Jose. Dans n’importe quel autre pays du monde, ce serait un stade de football ? des gradins et des parkings à perte de vue. En Amérique, c’est un lieu d’attractions presque banal, avec tout le nécessaire de survie pour Américain moyen en goguette: des pom pom girls aussi roses que ridicules qui affichent leur sourire Ultrabrite débitant mécaniquement boissons gazeuses et recharges de pop-corn; une vingtaine de restaurants ? américains, mexicains, thaïlandais, végétariens ? pour ceux, nombreux, qui souhaiteraient s’alourdir un peu plus en attendant le show; et puis d’interminables stands de T-shirts et casquettes à l’effigie des habitués de l’établissement ? de Tom Petty à New Kids On The Block. Dans un tel environnement, les quatre tordus de Sonic Youth invités en première partie font forcément un peu tache. Au troisième rang, une grosse femme en blouson de base-ball rouge se bouche les oreilles en regardant fixement Thurston Moore torturer sa guitare. Lorsqu’un larsen supérieur frappe son épais mari pleine face, celui-ci laisse échapper son hot-dog dégoulinant. Il part s’en acheter un autre en râlant. Combien sont-ils, à ce moment-là, à écouter Sonic Youth Pas plus de deux mille le reste du public est encore à table. Alors la petite troupe de Thurston DJ et Kim en profite pour tester une demi-douzaine de nouvelles chansons, dont l’épatante Washing machine, prochain single pressenti. Tout juste le temps de sacrifier le seul titre qu’une foule nourrie au régime MTV reconnaît ? Bullet in the heather et voilà la scène abandonnée. Sonic Youth n’a pas plu, mais s’en moque: le groupe sera de retour sur ces mêmes planches en juillet prochain, en tête d’affiche de la tournée Lollapalooza. Des deux heures qui suivront, on retiendra d’abord ceci : le rock que REM livre à son public après cinq années loin des scènes n’est pas particulièrement reposé, pas apaisé. C’est un rock heurté, qui cherche les noises, veut la bagarre: un rock combatif, loin des plaines rassurantes de l’album Automatic for the people. Ce n’est pas une musique de paix, mais plutôt le signal sonore d’une bataille intérieure. Car s’il y a guerre, elle oppose avant tout REM ? le petit groupe venu de l’Amérique profonde qui a franchi toutes les marches du succès à son rythme ? à REM ? l’énorme machine à vendre, le groupe industriel. Ainsi voit-on sur scène quelques artifices prévisibles ? deux musiciens supplémentaires venus grossir le son’ ? se battre contre l’amateurisme chancelant qu’incarne encore Peter Buck. Toujours impeccable derrière sa légendaire Rickenbacker, le grand guitariste ne sait plus s’il doit être devant, dans la lumière, ou bien en retrait, dissimulé derrière la carrure de star de Michael Stipe. Il hésite, joue un instant au guitar-hero récalcitrant, puis retourne dans l’ombre, l’air de dire ? Je ne mange pas de ce pain-là ?. Stipe, lui aussi, s’interroge. Doit-il haranguer la foule, tel le Bono supérieur qu’il incarne pour beaucoup, ou la mettre en sourdine, redevenant le héros malgré lui d’une aventure musicale extraordinaire Entre groupe de stade et groupe de club underground, REM ne sait plus très bien où se situer. Son chanteur ricane, visiblement gêné par la clameur colossale qui roule sur scène comme une vague dévastatrice à chaque fois qu’il lève le petit doigt. Parfois, il en joue et fait la folle. A d’autres moments, il paraît rougir, soudain timide. Petit détail : il chante magnifiquement bien. Avant d’envoyer Losing my religion, leur Smells like teen spirit à eux, Stipe annonce que ? c’est une petite chanson que nous avons écrite hier après-midi. Vous verrez, elle est facile à retenir. ? Puis, au moment d’allumer un incendie (inédit) nommé Revolution, il use d’une ironie semblable : ? Voici notre plus grand tube, un titre dont vous êtes tous certainement lassés, mais que nous devons vous jouer parce que nous sommes devenus un putain de groupe énorme. ? Quelques fans de Pearl Jam tentent de comprendre la plaisanterie, en vain.
On n’avait plus vu ces hommes sur scène depuis l’impressionnante tournée qui avait suivi l’album Green, en 1989. Depuis, ils semblaient repousser l’échéance, craignant sans doute de se perdre en route : pas de concerts après Out of time, pas de concerts après Automatic for the people. C’est que REM ne voulait pas de ce costume de groupe star ? trop grand pour lui ? que beaucoup rêvaient de le voir revêtir. Alors REM se terrait. On sait maintenant que Mike Mills, bassiste et seconde voix de rêve, constitue le poumon essentiel du groupe: c’est même lui qui aurait poussé Stipe et Buck sur les planches. Sur la scène du Shoreline, il devient vite l’attraction principale, le seul membre du groupe à vivre intensément l’expérience. On le verra même débouler sur une travée située à l’extrémité gauche de la scène, entamant une course dont on croyait Keith Richards seul capable. Betty, Stipe et Buck le regardent, incrédules : il leur répond d’un d’œil entendu. Vêtu d’un redoutable costume à paillettes, le bassiste de REM livre une étrange partie de solitaire. Mais lorsque les briquets s’allumeront sur Everybody hurts et Strange currencies, les quatre de REM baisseront la tête dans une belle harmonie, l’air de ne rien voir.
C’est en fin de concert que le quatuor trouvera toute sa cohésion, soutenu par deux musiciens qui passent discrètement des claviers aux guitares. De cette bataille, on retiendra surtout les faits d’armes suivants : des versions fascinantes de Tongue, sublimement chantée, de Let me in ? Mike Mills jouant sur une guitare de Kurt Cobain ? et de Count6jfeedback, que Stipe présente comme son morceau préféré. Aussi impressionnantes : la conduite savante des poids lourds Crush with eyeliner, Star 69 et What’s the frequency, Kenneth ou l’admirable maîtrise des classiques So. Central rain et It’s the end of the world as we know it (and I feel fine) cette dernière livrée dans un ultime rappel. Au chapitre des (rares) déceptions: une relecture funk de Drive qui s’écrase bêtement et quelques imprécisions pardonnables ? Try not to breath ou Bang and blame. Peu importe, le public californien en a eu pour son argent: des tubes, des chansons à briquet et des nachos au poulet. Le bonheur. Pendant que les voitures s’alignent sagement au sortir d’un parking où planent encore des odeurs de nourriture mexicaine, l’ami Angus ? étrange piéton au pays des Cadillac ? entame une longue marche vers la gare la plus proche, à une dizaine de kilomètres. Il se dit satisfait, heureux d’avoir constaté que le plus grand groupe du monde pouvait encore donner des petits concerts rock. Ils auraient pu utiliser des éclairages insensés, répéter comme des brutes, vouloir rivaliser avec les Rolling Stones, mais ils n’en ont rien fait. Evidemment, ils ont changé, mais en bien. ? Plus tard, sut le bord de la toute, il entonnera une version corrigée de sa chanson favorite. It’s the end of REM as we knew it (and I feel fine) ?. Et nous de reprendre en chœur: c’est la fin de REM tel que nous les connaissions (et je me sens bien).
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