Que la mode aime le corps, c’est une évidence. L’inverse, l’amour du corps pour la mode, reste à prouver. Voici pourtant deux créateurs qui y travaillent : Rei Kawakubo avec son vêtement déformé par d’étranges mutations et Martin Margiela et ses vêtements plats où le corps inscrit son empreinte en toute liberté.
Le vêtement déformant de Rei Kawakubo (Comme Des Garçons, été 1997)
Pourquoi ces boursouflures et protubérances dissymétriques déformant ici une épaule, là une adorable poitrine ou une hanche anormalement plus ronde ? Comment décrire ces excroissances en bordure du difforme, glissées sous les tissus élastiques de la robe comme une prothèse vestimentaire, dont la beauté, toute relative, relève pour le moins d’une interrogation sur les critères de beauté ? Croisement de genres et hybridation des tissus explique Rei Kawakubo qui, depuis plus de trente ans, transgresse les règles du goût et de l’élégance : « Le corps devient robe, la robe devient corps. »
Ce n’est donc pas tant le vêtement qui déforme le corps que l’inverse : le corporel qui contamine les cellules vestimentaires, l’organique qui modifie l’esthétique, les futures mutations du corps qui déforment l’idée que l’on se fait, a priori, du look, du sexe féminin et de la sophistication. Au-delà de l’effet de mode et de l’artifice, comme de l’éternelle opposition du beau et du laid, c’est l’identité féminine qui agite les trouvailles formelles de Rei Kawakubo : « J’aimerais que certaines femmes aient le courage d’essayer ces vêtements, de se mettre au défi de les porter. »
Injonction qui prend un sens militant, si ce n’est politique, quand on songe que la créatrice exhorte ainsi des femmes d’argent, des femmes de culture et de savoir à présenter une autre image de la féminité, défaite des fantasmes masculins au rabais comme des formatages sociaux. En fait, il est toujours question de libérer le corps.
Le vêtement plat de Martin Margiela
Margiela, depuis l’été 98, lance des collections de vêtements plats, ultraplats comme les écrans Sony ou Philips. Un vêtement plat et rectangulaire dans son « look », mais aussi de par sa structure même, afin qu’il puisse se plier et se ranger parfaitement. Le paradoxe de ce vêtement conçu indépendamment du corps, selon des critères pour le moins secondaires (la penderie, les placards), est qu’il laisse le corps libre de ses mouvements et de son image. C’est le corps qui déforme le vêtement, non l’inverse. C’est le corps qui lui donne son volume et sa silhouette.
Collection sans équivalent, qui renverse la prérogative des apparences et destitue le créateur : celui-ci n’impose plus un profil corporel via le filtre de ses fantasmes. La marque au rectangle blanc fait du vêtement une pure surface d’inscription corporelle, un mode d’écriture du corps. Un vêtement « anticorps », au sens où il s’est vidé de toute corporalité prêt-à-porter. Un vêtement comme une page blanche, une pellicule vierge de tout geste d’acteur. En cette période de mutation génétique et de standardisation des looks, un vêtement conçu spécialement pour que chaque femme le transforme et le porte à sa manière, sans jamais se cloner.
Olivier Zahm