Trop habiles et fougueux pour se contenter d’évoluer dans la division muscles & tatouages, les faux durs de Red Hot Chili Peppers célèbrent le phénoménal succès de leur formule hybride -pierre philosophale de tout un pan du nouveau rock- avec un concert en grande pompe (Zénith de Paris). L’heure de corriger quelque préjugés à la peau dure.
Pour une première rencontre, on rêvait d’autre chose. Autre chose que le salon rose bonbon d’un luxueux hôtel d’Hollywood. Autre chose que cette journée sans air, lourde et étouffante, qui verra des journalistes du monde entier se relayer devant le canapé ventripotent sur lequel les lézards tatoués de Red Hot Chili Peppers sont écroulés, incapables d’apporter le moindre piment à l’accablant rituel promotionnel. On rêvait d’un peu d’intimité, de quelque chose de particulier, seul moyen d’obtenir de ces têtes brûlées la concentration et l’application nécessaires pour tenter de dépasser, ensemble, les terrifiants clichés qui leur collent à la peau.
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Mais voilà : après douze années d’une carrière semée d’embûches, les Red Hot Chili Peppers ne parlent plus sans la bénédiction de leur maison de disques, sans la protection rapprochée de leur attachée de presse. Souvent poussées dans ce sens parles groupes eux-mêmes, les grosses compagnies discographiques ont désormais cette propension sinistre à vouloir contrôler le moindre détail de ces rencontres qui ne présentent plus, dès lors, ni spécificité ni magie. En 1995 on vous envoie voir Red Hot Chili Peppers comme on emmène les gamins au zoo : bien sûr, le zèbre est très joli, mais on aurait préféré le voir évoluer dans son élément naturel.
Pour parler à Anthony Kiedis, l’insondable meneur de la troupe, pas d’autre solution donc que de suivre les règles imposées par l’industrie du disque : il faut accepter ses méthodes ou renoncer à rencontrer un des groupes les plus étranges de l’histoire du rock. Selon un rite misérable qui nous donnera fortement envie de chantonner le Au suivant! de Brel sous le soleil de Los Angeles, il faudra donc profiter au mieux des quarante minutes généreusement allouées, coincées entre le temps d’audience d’un drolatique collègue français et d’une journaliste allemande surexcitée. Ce qui n’empêchera pas l’attachée de presse américaine, championne du monde du culot, de nous demander d’une voix crâne et assurée « Vous les mettez en couverture de votre journal, n’est ce pas‘ »
Au départ, on veut chambrer Anthony Kiedis, lui dire que cet endroit trop convenable, trop propre ne lui ressemble guère. Lui faire remarquer que le discours mille fois rabâché de l’insoumission -« Nous sommes aussi libres que possible) n’appartenons pas au rock des multinationales, ne sommes en rien dépendants de notre maison de disque » semble tristement ironique dans un tel environnement. Quoi de plus « multinationale », justement, que de recevoir dans un lieu vidé d’âme une brochette de journalistes triés sur le volet ? Quoi de plus tristement cohérent, de plus bêtement économique ? Profit, productivité, rentabilité : voilà la sainte Trinité qui régente désormais l’existence médiatique d’un groupe qu’on aimait justement pour son amour du chaos, pour cet art de tout rendre bordélique. C’est cette même logique commerciale et péniblement intransigeante qui privera d’ailleurs la province de concerts de Red Hot Chili Peppers. Aller jouer à Marseille, à Toulouse ? Mais vous n’y pensez pas : le groupe n’a pas que ça à faire ! Un concert unique à Paris (fatalement complet), et on remballe. Sympa pour les autres.
Finalement, devant le sofa qui sert de perchoir aux deux Red Hot qu’on nous présente – Anthony Kiedis, le chanteur à tête d’Indien, et Chad Smith, le rouquin batteur -, la hardiesse nous fuit. A quoi bon perdre dix minutes à polémiquer sottement sur les conditions d’une rencontre déjà trop courte ? II faudra donc trouver d’autres chemins pour amener les deux hommes sur le terrain de l’autocritique, de la remise en question. Peut-être en leur demandant s’ils n’ont pas l’impression d’être devenus totalement prisonniers de leur personnage, esclaves consentants d’une image tellement forte quelle est devenue parfaitement indélébile. Anthony sourit, surpris de devoir affronter d’emblée une question qui fait un peu tache dans le déroulement paisible de son marathon promotionnel. « Nous avons toujours été profondément honnêtes ? envers nous-mêmes et vis-à-vis des autres. Maintenant, si les gens ont l’esprit étroit et ne voient en nous qu’une bande d’ahuris surexcités, incapables d’évoluer, de surprendre, que puis-je faire contre ça ? » Peut-être se démarquer volontairement de l’image pot de colle du bastonneur bas du front. Avec, par exemple, un petit effort dans l’écriture, histoire de s’ouvrir à nouveau le chemin-des ondes radiophoniques et d’élargir plus encore le champ des auditeurs. »
Il n’y a pas eu d’effort conscient dans cette direction sur notre nouvel album. Moi, je n’entends pas plus de mélodies sur One hot minute que sur nos précédents albums, je ne les juge pas selon ces critères. Si ce disque est plus accessible, peut-être même plus « commercial », alors c’est aux journalistes de le dire, pas à nous. Parce que nous, nous n’entendons rien de tout ça, nous sommes incapables d’être objectif… One hot minute est un disque neuf, le commencement d’une nouvelle période pour nous. Le groupe a encore changé -avec un nouveau guitariste, Dave Navarro, qui vient de Jane s Addiction – et ne peut donc véritablement être jugé que sur cet album, pas en comparaison avec les précédents. Nous avons évolué, comme musiciens mais aussi comme individus. Si nous étions aujourd’hui comme nous étions il y a cinq ans, alors tout le monde ronflerait d’ennui. Il est très pénible pour un groupe d’être jugé sur les mêmes valeurs depuis le jour de sa création jusqu’au jour de sa séparation: parce que les Red Hot Chili Peppers sont réputés depuis des années pour leur énergie, leur puissance rythmique, leurs concerts, nous n’aurions pas le droit d’être plus mélodieux sur notre septième album ? »
II y a du défi dans ce regard, une certaine bravade, comme une envie d’en découdre, mais tranquillement, sans la moindre violence. Le chanteur à la peau aussi extraordinairement lisse que mate parle tout doucement, soupesant chaque mot avec la science d’un économe aguerri. On le sent habitué aux confrontations, à ces négociations de tous les instants qui font le quotidien des artistes de son calibre. A le voir ainsi retranché derrière un mur de méfiance et d’assurance simulée, on ne serait pas surpris d’apprendre que son groupe a subi quelques pressions à l’heure d’enregistrer One hot minute, prolongement attendu au succès planétaire de l’album Bloodsugarsexmagik. « Détrompez-vous : il n’y a rien eu de tel. Du début à la fin, nous avons été assez tranquilles, plutôt sereins. Les dernières semaines, nous ne pensions plus qu’à la qualité du disque. Travailler dur, ne négliger aucun détail, être vraiment sûrs de notre coup, tels étaient nos seuls soucis. La pression était donc intérieure : est-ce que je suis honnête quand je chante, est-ce bien moi qu’on entend sur ce disque Et la réponse est oui, mille fois oui. Pourtant, rien n’est simple : être membre des Red Hot Chili Peppers, c’est une bagarre quotidienne ,qui un combat recommence chaque matin. Rien na jamais été facile pour nous. »
Plusieurs fois, Anthony Kiedis reviendra sur cette notion de combat, de réussite par l’effort, d’accomplissement par la labeur et la peine. Là où nous pensions trouver une franche désinvolture, un mélange d’abandon et d’inconscience entretenue, ce n’est donc qu’ordre et discipline. Un rapide survol de l’histoire du groupe confirmera sans mal cette thèse – les Red Hot Chili Peppers sont de fichus bosseurs ,infirmant définitivement cette idée reçue qui voudrait que le meilleur rock déjanté, celui dont Kiedis et les siens ont fait leur spécialité, se joue sans cohérence, sans souci d’ordre, de rigueur ou de précision. « Quiconque se penchera de près sur notre histoire réalisera que le simple fait d’être encore debout après toutes ces années constitue un exploit. Des bagarres, des départs, des arrestations, des overdoses et des morts ? le guitariste Hillel Slovak en 88 -, nous avons connu tout ça ! Et pourtant, nous sommes toujours là, aussi motivés qu’au premier jour. Après le succès de l’album précédent, nous aurions pu nous séparer, tout arrêter là, de guerre lasse, mais la foi est plus forte. Avant de pouvoir entamer l’enregistrement de One hot minute, j’ai dû extraire de mon cerveau, de mon corps et de mon esprit un certain nombre d’éléments nocifs, toute une série de parasites spirituels. J’étais devenu un type très sombre, triste, affecté. Enregistrer dans de telles conditions, c’était aller droit dans le mur et condamner le groupe à court terme. On n’entre pas en studio avec l’idée de s’y flinguer. On y va pour communiquer quelque chose, pour partager, pas pour enfermer dans un monde obscur, impénétrable… Grâce à l’aide de ma famille et de mes amis, j’ai compris que ce groupe était toute ma vie, qu’il instituait ma mission – une raison d’être magnifique, noble et généreuse -, me je devais absolument poursuivre dans cette voie et m’ouvrir aux autres. Mais il y a deux ans, j’aurais été incapable d’enregistrer quoi que ce soit. J’étais beaucoup trop négatif, sans cesse au bord du ravin. »
Vérité ou romance : il est dit qu’Anthony Kiedis quitte fréquemment le confort de son appartement hollywoodien pour se mêler à la nature, en découdre avec les éléments, vivre à la dure. Il aurait ainsi disparu pendant de longues semaines au cours des derniers mois, n’annonçant qu’à son retour le lieu exact de ses escapades – déserts californiens, plateaux du Montana ou plaines glacées de l’Alaska. « Je sais que ces petites balades peuvent passer pour des frasques romantiques, mais je peux jurer qu’elles ne ressemblent en rien à des caprices de gosses de riches ou à des expéditions pour yuppies en mal de sensations. Je ne peux pas vous dire ce que je fais pendant ces voyages: ce serait les utiliser à des fins de promotion, pour me faire remarquer, faire parler de moi. Je peux seulement vous dire que ces périodes d’absence, loin de la ville, sont une nécessité pour moi et que le groupe n’existerait sans doute plus si l’on me privait de cette liberté. »
Finalement, Anthony concédera qu’il consacre la majeure partie de son temps solitaire à la méditation, restant parfois immobile pendant quatre ou cinq heures. Ce qui, là aussi, tranche assez sèchement avec l’idée largement éculée du « chanteur-pile électrique » qui ne tient pas en place, s’adonne aux joies subtiles du saut à l’élastique et du kick-boxing et passe ses journées à écouter Henry Rollins en poussant des cris méchamment virils. « Non, tout cela ne me ressemble pas. Il y a longtemps que j’ai compris que mon image publique et la réalité ne feraient jamais bon ménage. Mais allez expliquer à des gens qui ne nous connaissent que par la scène que je suis, dans la vie de tous les jours, un adepte du silence, du repos, une sorte de sage. « Même si Anthony tient à relativiser l’influence de la violence quotidienne de Los Angeles sur sa personnalité, il s’accorde à dire que règne dans ces rues une fausse indolence dont la musique de Red Hot Chili Peppers se nourrit plus ou moins consciemment. Mais il ajouté aussitôt qu’il a cessé d’utiliser l’électricité ambiante comme une énergie supplémentaire, conscient d’avoir joué avec le feu -dérives nocturnes, drogues, alcool pendant trop longtemps. Le Kiedis de 1990, celui que l’on vit arrêté par la police de Los Angeles et condamné pour outrage et comportement grossier, aurait donc cédé sa place à un individu assagi, un type qui ne rechignerait plus désormais à parler d’amour, de spiritualité, de sérénité. Un type capable également de s’étaler pendant d’interminables minutes sur les valeurs éternelles de l’amitié, se défendant d’être l’attraction principale d’un groupe trop soudé pour supporter l’exposition outrancière de l’un de ses membres. Et d’expliquer que c’est cette amitié de plomb qui a permis au groupe de chasser les drogues qui le minaient, même si les tentations restent présentes. « Toute la force de notre musique vient de là : de cette amitié qui nous lie, de cette énergie que chacun d’entre nous déploie pour se faire entendre et participer à la fête. Vous avez entend ce que Flea joue à la basse, le boucan que Dave Navarro fait avec sa guitare ? Comment parler de moi comme d’un leader lorsqu’on entend les autres jouer de cette façon, donner autant d’eux-mêmes ? C’est d’ailleurs pour cette raison précise que nous sommes l’un des groupes les plus difficiles à enregistrer au monde. Il y a une âme, une essence, un esprit collectif que nos disques ne peuvent reproduire que partiellement. Et il nous a fallu des années pour nous habituer à cette idée si déprimante… Cela dit, j’ai le sentiment que One hot minute reflète assez remarquablement l’esprit actuel du groupe. Nous avons trouvé en Rick Rubin un interprète formidable. Ce type n’est pas producteur, c’est un fil conducteur. »
Les minutes s’écoulent et l’on se dit que le chanteur de Red Hot Chili Peppers décevrait certainement ses fans les plus radicaux : doux et réfléchi, il ne ressemble en rien à l’image qu’on lui prête généreusement. Il n’écoute pas Rage Against The Machine, préférant user jusqu’à la corde les disques de PJ Harvey, des Beastie Boys et de Beck ? sans oublier une passion croissante pour les musiques ethniques, ses faveurs du moment allant à de vieux enregistrements de chants tibétains. « Je me sens plus de points communs avec Beck ou Polly Harvey qu’avec la majorité des groupes de fusion. » II marque une pause, puis réserve ce qu’il lui reste de haine à la scène punk-rock actuelle, qu’il qualifie aimablement de « mascarade de merde ».
« Aujourd’hui,, tout est faussé. Il n’y a plus de rage, plus aucune vérité. Récemment, un de mes potes a emmené son fils de 10 ans voir un concert de son groupe favori. Au bout de cinq minutes, le môme s’est mis à râler parce que le groupe ne suivait pas la chorégraphie du clip et ne portait pas les mêmes fringues. Le gamin hurlait comme un âne « C’est pas ça que je veux voir ! Moi, je veux voir le clip ! » C’est terrifiant, non ? » Puis Kiedis revient quelques instants sur les increvables – George Clinton en tête -, tous ceux qui nourrissent depuis toujours le funk brut des Red Hot Chili Peppers. Finalement, et alors que l’ombre menaçante de l’attachée de presse se dessine sur le sol et qu’on s’apprête à l’entendre prononcer le mot fatal ? « Time ! »-, Kiedis laisse transparaître un peu de lui-même : « J’ai grandi sans véritable autorité, sous la responsabilité de mon père – depuis le divorce, il vivait ici, à LA. Or, mon vieux me laissait faire absolument tout ce que je voulais : à 14 ans, je pouvais fumer des joints et draguer les filles. Depuis que je suis tout gamin, je n’ai donc ressenti aucune limite, aucune règle. Et c’est sans doute pour cela que j’ai du mal à prendre toute idée d’influence, de pouvoir, au sérieux. Cela dit, ça ne me ferait sans doute pas de mal de me plier à une quelconque autorité de temps en temps. Il y a des jours où la liberté devient elle-même un carcan terrible, quelque chose de très pesant. Il y a vraiment des moments où j’aimerais que ce groupe suive une ligne conductrice bien établit réfléchisse sur le long terme et agisse en conséquence. Mais l’histoire de ce groupe est une révolution permanente, une suite d’accidents, de catastrophes qui ont transformé une carrière commencée paisiblement en aventure épuisante. Alors comment savoir où nous serons demain ? »
Emmanuel Tellier
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