Grand spécialiste et gourou du rap français, Olivier Cachin a réalisé pour nous son classement des 10 meilleurs albums de rap français (plus un en option). En tête, Doc Gynéco, qui nous a pour l’occasion accordé une interview fleuve et exclusive à découvrir cette semaine sur lesInrocks.com.
6. Suprême NTM : « Paris sous les bombes », 1995
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Un beau jour de 1995, avec Tout n’est pas si facile, la nostalgie a fait son apparition dans le monde cabossé du rap français. Kool Shen en est l’auteur, et son récit des années utopiques durant lesquelles le hip-hop était « un système parallèle où les valeurs de base étaient pêle-mêle peace, unity, love and having fun » est le pivot de ce troisième album du Nicomouk. Un album qui tire les leçons du premier, plutôt brouillon, et du second, échec commercial malgré ses titres forts. Cette fois, JoeyStarr et Kool Shen mettent tous leurs atouts en scène, alternant des chansons carrément explosives comme le superbe Qu’est-ce qu’on attend (rime riche : « Allons à Élysée brûler les vieux ») avec des tubes radio comme La fièvre, titre préféré, au grand dam des rappeurs, de Stéphane Saunier, monsieur musique à Canal. Come Again (Pour que ça sonne funk), à la rythmique carénée par DJ Clyde et DJ Max, est d’une maitrise parfaite tandis que Pass pass le oinj est une apologie sans équivoque du partage convivial de substances cannabiques. Jamais l’osmose entre les deux MCs n’aura été aussi palpable. Le maçon des mots Kool Shen assure les arrières de l’acrobate Joey, et vice-versa. Un album qui nique tout.
http://www.youtube.com/watch?v=inyq9rqeqGA
7. MC Solaar : « Prose combat », 1994
« Naguère les concierges étaient en vogue, désormais on les a remplacées par des digicodes » : dès les premières rimes d’Obsolète, Claude MC a remporté la partie. Ce second album fait suite au brillant Qui sème le vent récolte le tempo et marque la fin de la collaboration avec le DJ Jimmy Jay. La seconde équipe est déjà à l’œuvre : Boom Bass et Zdar, futurs Cassius, sont aux manettes pour plusieurs chansons de ce disque fin, élégant, jamais passéiste bien que parfois mélancolique. Séquelles cite Lacan, Nouveau western sample Gainsbourg. Clips de Stéphane Sednaoui et de Mondino, Charlotte Gainsbourg en guest dans la vidéo de Séquelles. Mais au-delà des stars et de la mode, il y a une plume, un ton, des chansons. La Concubine de l’hémoglobine sera le dernier single extrait de l’album, un album vendu à un million d’exemplaires mais devenu indisponible aujourd’hui suite à une longue et pénible saga juridique. La suite de la carrière de Solaar a été faite de montagnes et de vallées. Prose combat, c’est le Mont-Noir, le plus haut sommet.
http://www.youtube.com/watch?v=hIUqr7Z6M84
8. Ministère Ämer : « 95200 », 1994
Stomy Bugsy, Passi et l’idéologue Kenzy. C’est l’association de malfaiteurs linguistiques à laquelle on doit ce second et dernier album d’un groupe sans concessions, le MÄ. Il n’y aura jamais de troisième album, et il n’y en a peut-être pas eu parce que 95200 a fait office de sommet indépassable. Enregistré dans le dénuement financier par Mariano Beuve, producteur historique du groupe prématurément décédé, ce disque manie l’humour noir avec une dextérité redoutable. Écrit suite au scandale créé par le morceau du premier album Brigitte femme de flic, Brigitte femme 2… sample l’interview sur France info d’un CRS avec un fort accent sudiste et emprunte la mélodie de son langoureux refrain au tube de Claude François Le téléphone pleure. Les cloches du diable cite Mein Kampf, et Les rates aiment les lascars s’essaie au r&b français. Gynéco fait sa première apparition discographique sur Autopsie, un titre plombé par des guitares énervées, et Un été à la cité raconte la superposition façon mille-feuilles des nationalités dans un bloc d’immeubles à Sarcelles. Un album non-aligné.
9 – Lunatic : « Mauvais œil », 2000
L’alliance du vice et de la vertu. Booba la tête brûlée et Ali le sage. Un duo antinomique mais qui fonctionne pourtant comme une machine de guerre. Les deux protagonistes auront au moins réussi à graver sur vinyle un unique album resté comme une référence. Beaucoup de textes affichent une dichotomie entre la vulgarité et la réflexion, et jamais au dépend de la musique. Les provocs sont nombreuses. On citera celle-là : « Et en plus ils veulent qu’on dégage, après ces fils de putes s’étonnent quand y a des clous dans les bouteilles de gaz ». Musiques funèbres et parcimonieuses délivrées par Cris et Géraldo, production indépendante du label 45 Scientific, Mauvais œil a tout pour plaire, et a été certifié disque d’or en quelques mois, culminant au final à 130.000 ventes. Une improbable consécration pour un groupe quasiment jamais diffusé en radio. Il faut avouer que des phrases telles que « J’ai le sourire comme à l’enterrement d’un flic » n’ont pas poussé les programmateurs à trop se mouiller. Un album qui mérite le terme de classique.
10. Keny Arkana : « Entre ciment et belle étoile », 2006
Le machisme du rap français a toujours été mis en avant pour justifier la non appréciation de cette musique par ceux qui la découvraient sans l’avoir vécue. Keny Arkana, pasionaria marseillaise, est de ces femmes qui réussissent à briser les carcans du genre et à parler à un autre public. Eh connard est une harangue destinée au directeur d’un centre éducatif et Victoria raconte la crise économique en Argentine à travers les yeux d’une petite fille d’un agriculteur ruiné. D’une voix qui parle pour les exclus et qui manie avec la même dextérité la hargne et l’amour, Keny dresse le portrait d’une époque en lutte, d’une génération en crise. La rage, illustré par des guitares hurlantes, est un hymne de la lutte anticapitalisme qui pourrait sembler naïf s’il ne sonnait si juste, si sincère. Un flow impeccable place Keny Arkana au centre du jeu rapologique. Sa fougue et ses métaphores font que l’on traverse ce premier album le souffle coupé, jusqu’à un final aux portes du mystique. Une femme, une flamme, un formidable album.
11. Orelsan : « Le chant des sirènes », 2011
Il fallait bien un outsider pour que ce Top ten devienne un Top eleven et ait une porte d’entrée vers les années 10. Paru en 2011, le second album du rappeur originaire de Caen marque son accession dans la cour des grands. Adoubé par le scandale Sale Pute qui lui couta sa tournée et provoqua l’ire des chiennes de garde, Aurélien Cotentin fait ici le grand écart entre tube radio (La Terre est ronde) et prouesse technique (Suicide social, brillant). Les clips accompagnant les morceaux sont épiques (Plus rien ne m’étonne, produit par la société de Thomas Langmann, est un petit bijou) et la virtuosité insolente de maître Orel suinte à chaque rime. Drôle sans être bouffon, profond sans être ennuyeux, Orelsan est le parfait produit de son époque, un rappeur blanc et provincial qui n’a pas besoin de s’excuser de n’être pas un banlieusard pour exister. Apprécié par des pointures comme Oxmo Puccino et Youssoupha, super-héros dérisoire dans son univers aux codes manga et Playstation, Orel est le parfait rappeur du troisième millénaire. Et son album raconte l’époque.
Olivier Cachin (@cachinolivier sur Twitter)
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