La drogue du rap des années 2010, aussi fascinante que dangereuse.
Le 12 juillet dernier, le ministère des Solidarités et de la Santé annonce qu’il sera désormais obligatoire de présenter une ordonnance pour se procurer les médicaments contenant des produits dérivés de l’opium. L’arrêté, à effet immédiat, cible principalement deux sirops pour la toux : le Néo-Codion et l’Euphon, qui contiennent de la codéine. L’information peut paraître anodine pour les non-initiés. C’est pourtant toute une culture de la défonce qui est visée. La culture de la “lean”. Elle ne date pas d’hier mais la France la découvre sur le tard, notamment après la mort de deux adolescents cette année.
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Un tel retard découle d’une méconnaissance profonde de la culture rap et d’une incapacité à mesurer son impact sur la jeunesse. Mais qu’est-ce que la lean concrètement ? Un cocktail qui, en France, est composé de sirop à la codéine et d’un antihistaminique (de la prométhazine, contenue dans le Phenergan, par exemple) qui contrecarre les effets secondaires du sirop (vomissements, démangeaisons dans la gorge). Le tout est associé à des sodas, souvent du Sprite, mais chacun peut s’improviser expert en mixologie vu la variété infinie de boissons que l’on trouve dans le commerce.
“La lean a toujours représenté le côté sombre du rap.”
M Le Maudit est rappeur au sein des collectifs DojoKlan et LTF. Il est l’auteur d’un morceau intitulé M€DICAM€NT, dans lequel il revendique la consommation et l’univers de la culture lean :
“Ce produit t’emporte dans une nouvelle dimension, dans des états qui te font ressentir des sensations exacerbées, que tu ne peux pas connaître autrement. La douleur s’en va, la pensée s’évade, c’est une anesthésie mentale qui te permet d’intérioriser beaucoup, c’est comme un coma physique mais ton esprit continue à vitesse normale, tu restes dans quelque chose d’intérieur. Et comme toutes les drogues, elle m’aide à créer.”
Si le cocktail a un aspect coloré et attrayant, M Le Maudit prévient : “La lean a toujours représenté le côté sombre du rap.” Pour comprendre cette culture et sa popularité, il est fondamental de capter la musique qui y est associée. Tout commence à Houston, où on appelle ce breuvage le Texas Tea : “C’est un truc de ‘gueush’ (crackheads) à la base, parce que ça n’était pas cher. Les crackeux l’utilisaient quand ils étaient en manque.”
Impossible d’aborder le rap de Houston sans évoquer un homme en particulier et sa dépendance à la codéine. DJ Screw, emporté par une overdose le 16 novembre 2000, a inventé une technique de remix de hip-hop : le chopped & screwed, soit “hacher et ralentir le son”. Dans les années 1990, il fait passer le tempo des morceaux de rap de 90 à 70 ou 60 battements par minute, et les voix sont alors beaucoup plus lentes.
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On entend parler du cocktail chez Three 6 Mafia ou Juicy J
DJ Screw joue le même morceau sur les deux platines avec un écart d’un temps en faisant rapidement passer le crossfader d’un côté à l’autre de la table de mix. L’équivalent du canon dans une chorale. Les mots ou les sons sont répétés mais gardent toujours le même tempo.
De ce berceau initial, la lean se répand dans tous les couplets et tous les doubles gobelets en styrofoam des rappeurs Dirty South – un rap de bouseux selon les rappeurs des deux côtes. On entend parler du cocktail dans les rimes de Three 6 Mafia ou chez Juicy J.
Les rappeurs de UGK, ce duo de Port Arthur au Texas, formé de Bun B et Pimp C, en raffolent (ce dernier succombera lui aussi à une overdose de codéine en décembre 2007). Enfin, l’icône du Dirty South, Lil Wayne, popularise la boisson à l’échelle planétaire et finit par être hospitalisé pour son addiction en 2013.
Quand le Dirty South débarque à Big Apple
En 2011, les rôles s’inversent. Le Dirty South, s’invite sur la terre mère du rap : New York. A$AP Rocky du crew A$AP Mob, nouveau rappeur phare de Harlem avec son contrat à 3 millions de dollars, se fait un nom en blasphémant : il revendique son amour pour le Dirty South.
Il invite OG Ron C, une légende du chopped & screwed de Houston, sur le morceau Purple Swag, hommage appuyé à la ville texane et au fameux sirop. A$AP Yams, tête pensante du A$AP Mob, succombera lui aussi à une overdose de codéine en janvier 2015.
Beaucoup de rappeurs français découvrent le sizzurp, autre nom de la lean, à travers Rocky : “La lean n’était pas du tout populaire en France avant 2015, 2016, précise M Le Maudit. On ne voit pas les grosses têtes du game leaner le revendiquer dans leurs textes…”
“C’est quand j’ai commencé à leaner que j’ai réalisé qu’en fait des tonnes d’artistes majeurs aux Etats-Unis en consommaient.” Dans le rap français, il est plutôt mal vu de revendiquer la consommation de drogues récréatives ou d’opiacés. Les rappeurs se vantent de dealer de la drogue à des addicts et des yen-clis, mais jamais au grand jamais ils ne la consomment.
Une scène lean qui revendique défonce et entertainment
Pour le Français M Le Maudit, c’est là que se joue la différence avec le rap américain. Outre-Atlantique, la consommation de drogues est revendiquée : “Toutes les cultures se sont entrecroisées dans le rap. Aujourd’hui, on entend dans les prods de rap des TR 808 (mythique boîte à rythmes créée par la marque Roland – ndlr) des sonorités électroniques qui viennent de la house ou de la techno.”
“Ces musiques sont associées à la consommation de MDMA et d’ecstasy. Le rap américain s’est ouvert à la consommation de nouvelles drogues. Travis Scott n’arrête pas de dire qu’il prend des pills d’ecsta. La créativité et l’ouverture de sa musique sont sans doute associées à cette consommation. Musicalement, le rap français est très conservateur. Un rappeur comme Famous Dex serait incompris ici, par exemple. On commence à s’ouvrir mais c’est un processus lent. En France, on intellectualise trop le rap, on refuse le divertissement pour le divertissement. C’est dommage.”
Pourtant, peu à peu, une nouvelle génération de rappeurs adopte cette culture – et néglige peut-être qu’ingérer ce breuvage à la couleur de bonbon acidulé peut avoir des conséquences dramatiques. Il existe une scène lean, ouverte sur les expérimentations, qui revendique défonce et entertainment. Youv Dee, avec son crew L’Ordre Du Périph, est sans doute l’un de ses plus grands représentants en France.
“En fait, la musique rentre encore plus dans ton cerveau”
Dans ses textes, il parle de “lin” (à prononcer à la française, comme le tissu) et assume clairement n’avoir “aucun message”. Le principe de Youv Dee, c’est l’enjaille, du divertissement pur et dur, et une esthétique qui n’a rien à envier aux rappeurs américains les plus avant-gardistes. Il affirme “n’avoir aucun retard sur les Ricains”.
“En studio, si je suis à jeun, je vais fumer des clopes et écouter la prod, je vais même pas avoir envie d’écrire. Mais si j’ai ma boisson et mon spliff, là, ça marche. Même si c’est un peu contre-productif – je vais pas pouvoir être aussi efficace dans l’articulation –, les vibes viennent plus facilement. Je me suis créé ce besoin, je pourrais aussi faire sans, mais ça me facilite la tâche. Ça a toujours été mon mode de vie.”
“En fait, la musique rentre encore plus dans ton cerveau. Tu vas te concentrer sur un truc, rester focus. Avant, dans le rap, tout le monde levait la main et faisait ouais ouais, c’était un peu chiant. Aujourd’hui, l’esprit du rap se tourne de plus en plus vers l’esthétique rock. On cherche seulement le turn up.”
Des kids désabusés vêtus de sapes trop chères
Le père de Youv Dee lui a fait écouter des disques de rap US et le futur rappeur avait les yeux vissés sur MTV : “J’étais un buté à Lil Wayne, un fanatique, je voyais son grand cup mais je savais pas encore ce que c’était. C’est plus tard que j’ai mesuré l’étendue de cette culture. En 1991, dans un épisode des Simpsons par exemple, Homer se prépare déjà de la lean.”
La lean infuse la pop culture, jusqu’aux podiums des défilés. 21 Savage, nouvelle idole d’Atlanta, revendique cette culture avec son double cup quand il défile pour Philipp Plein à la Fashion Week de New York. Les adeptes de la lean sont aussi des passionnés de mode.
Youv Dee et son équipe portent pour plusieurs milliers d’euros de sapes. Qu’il s’agisse de Bape, de Supreme – la marque qui affole les kids – ou encore Gucci, l’esthétique est soignée et fait partie de la culture. Les magazines de mode tentent d’identifier cette nouvelle génération d’adolescents qui dépensent des fortunes dans du streetwear de luxe et ne jurent que par les collections Yeezy de Kanye West.
Pour Grazia et autres, ce sont des “fuccboïs” (de l’anglais fuck boys), des kids désabusés vêtus de sapes trop chères portées surtout par des rappeurs. “On était des fuccboïs bien avant qu’ils leur trouvent un nom”, affirme l’auteur de Dans le Sprite. Entre références aux marques et aux mangas, la pop culture se retrouve partout dans les textes souvent ésotériques et codifiés de ces jeunes rappeurs. Il faut être un auditeur averti pour maîtriser les textes et l’argot de Youv Dee ou celui de Freeze Corleone.
“J’suis hors de l’enveloppe, cherche à trouver le vortex”
Enfin, lean et médicaments sont propices à des ambiances musicales sombres et morbides, très rares dans le rap avant l’apparition de cette drogue. Zoonard, autre rappeur qui leane beaucoup, définit son univers sur Instagram : son aka est Jeune Mort.
Ambiance glauque et dépression sont ses champs d’exploration. Il ne jure que par les dernières productions de Smug Mang ou Bones, emo-rappeurs américains accros au Xanax, qui rappent des comptines infernales sous hautes doses de somnifères.
“Ça m’a complètement matrixé… Un rap médicamenteux, nouveau et frais. Si j’avais découvert ça plus jeune, je serais devenu fou, je te jure.” Autodestruction et rap torturé sur fond de bouteilles remplies de sirop rose flashy. Zoonard scande : “Corps rempli de produits chimiques, c’est mortel, sirote le cocktail/J’suis hors de l’enveloppe, cherche à trouver le vortex, ça y est, j’suis forfait/J’cours à ma perte, j’ai amorcé la chute, bien défoncé, j’abuse rejoins Morphée.”
https://www.youtube.com/watch?v=UP8fxDUfvdU
La culture de la codéine dans le rap français fascine les kids et l’attrait qu’exercent ses représentants laisse présumer un rayonnement grandissant. Avec leurs projets à paraître, L’Ordre Du Périph, M Le Maudit et Zoonard seront au rendez-vous.
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