Vingt-sept ans après sa sortie, le premier album méconnu de Randy Newman, incroyablement mis en scène par Van Dyke Parks, refait surface. Verbe féroce et orchestrations calmes : une demi-heure de légende.
L’anecdote est rapportée par Randy Newman, hilare. En 1988, alors qu’il prend l’avion, son voisin engage la conversation : « Vous faites quoi comme boulot ? » Newman : « Musicien ». L’autre : « Ah bon, quel genre ? » Newman : « Eh man, je fais du rock’n’roll ! » Persuadé qu’il se paye sa tête, l’inconnu la replonge dans le Wall Street Journal jusqu’à la fin du trajet. Avec son physique rondouillard, ses éternelles lunettes et ses cheveux frisés, on imagine mieux en effet Randy Newman en bon père de famille californien, tendance prof de math, qu’en massacreur d’amplis Marshall. Mais le mot rock’n’roll n’a évidemment pas chez lui cette résonance commune aux dieux du stade et à Iggy Pop. Depuis le milieu des années 6o, il promène à cadence ralentie sa silhouette placide et un regard strabique à faire prendre celui de Sartre pour une oeillade à la Steve McQueen ? à l’école, on le surnommait Quat zyeux dont la portée ne s’éloigne jamais très loin des quartiers cossus de Los Angeles. Une tête de vieux, une musique de vieux… magnifique. A peine a-t-il bousculé son quart de siècle de vie artistique tranquille en publiant un bouquet d’albums dont aucun, il est vrai, n’aura corrigé en angle droit le destin du moindre adolescent.
Le rock’n’roll, chez Newman, se pratique avec un piano (toujours), des cordes (souvent) et des mélodies bouleversantes. Le fan-club de Faith No More le confond avec une marque de vêtements, les rock-critiques l’adorent pour ses répliques fuselées comme des obus en interview, Costello ou Springsteen s’étriperaient pour porter ses valises… Brian Wilson lui-même avoue ne s’être jamais remis de Sail away, son chef-d’ uvre de 1972. Son second chef-d’ uvre en fait: cinq ans plus tôt, en 1968, Randy Newman défend ses propres couleurs – après avoir beaucoup écrit pour les autres – sur un album éponyme qui n’excède pas une demi-heure, mais tous ceux qui l’ont écouté savent que cette demi-heure-là vaut des siècles. Le disque, sous-titré Creates something new under the sun, est produit conjointement par Larry Waronker ? qui produira aussi la plupart des suivants – et, surtout, Van Dyke Parks, tout juste échappé de la spirale suicidaire du Smile, l’album légendaire et jamais achevé des Beach Boys en route pour la psychiatrie. Si l’on remonte un peu plus loin dans la vie de Randy Newman, on s’aperçoit à quel point ces deux-là devaient un jour ou l’autre unir leur commune distinction dans la Californie monolithique de la fin des sixties. D’un côté, l’énorme vague fumeuse de l’acid-rock, de l’autre un quarteron de dandys resté sur le sable à cultiver une passion univoque pour les orchestrations désuètes des années 30 et 40. Les uns avaient pour eux l’air du temps les autres, ultraminoritaires, n’avaient l’air de rien. Tout juste se plaisaient-ils à slalomer entre les fêtes huppées, devisant sur l’art flamboyant d’Ira Gershwin et fomentant quelques complots en vue de faire triompher le bon goût face à la laideur concentrationnaire de la jeunesse fleurie et sa soif de paix et d’amour bêlante et vide d’esprit. Pour eux, Randy Newman est une sorte de héros en raison d’une tradition familiale remarquable: trois de ses oncles sont des compositeurs réputés d’Hollywood. Alfred Newman, le plus célèbre, a écrit les merveilleuses bandes originales de Bus stop, Les Hauts de Hurlevent ou Les Raisins de la colère.
Le jeune Randy – né Gary Newman en 1944 à La Nouvelle-Orléans – n’est pas en reste. Il est âgé d’à peine 1 an lorsque sa famille déménage pour Los Angeles – il fera payer par un mépris profond pour le jazz ce déracinement précoce -, où il apprend très tôt le piano et va jusqu’au terme de ses études de musicologie à UCLA. En 1962, il intègre les éditions Metric Music pour devenir compositeur maison. Il travaille notamment pour Jackie DeShannon et Leon Russel avant de décrocher deux hits successifs, I think it i gonna rain today, chanté par Judy Collins en 1966 et Simon and the amazing dancing bear pour Alan Price en 1967. Arrangeur chez Reprise la même année, sa rencontre avec Van Dyke Parks, qui enregistre pour le label son fameux Song cycle (le disque s’ouvre par le magistral Wine street, signé… Newman), l’invite à sortir de l’ombre: ainsi commence l’enregistrement de son premier album, Randy Newman (Creates something new under the sun,). Près de soixante-quinze musiciens sont conviés à donner corps à onze titres, sans en violer la douce intimité, sans brusquer la fragile ossature de ces saynètes magnifiquement vieux jeu. Newman a 24 ans à l’époque et on le considère comme le petit songwriter maison, le garçon sans histoires que l’on croise dans l’escalier, timide et renfermé, mais dont le piano disperse à travers la cloison des airs suaves à la écrire sa Love story : « Toi et moi, nous aurons un enfant. Ou nous en louerons un. Il faut qu’il se tienne bien. On n’en un qui de travers. » Le pire des sarcasmes, celui qui naît sous un crâne frisé et innocent de jeune homme bien éduqué. Sur la pochette, il ressemble vaguement à Lennon cherchant à imiter Buddy Holly. Il n’a pas encore ses immondes Ray-Ban des seventies mais, déjà, des traits de jeune vieux. Au dos, il pose dans la plus pure tradition des compositeurs de 1 entertainment américain, sur un fond de nuages romantiques et de partitions griffonnées. Toute la dualité de Newman se trouve résumée par ces photos : il est Dylan un jour – le timbre nasillard, le verbe assassin -, Richard Rodgers le lendemain – la patte fluide, l’ambition démesurée. N’importe qui aurait pu rendre à ses chansons la rusticité que leurs origines blues-folk réclamaient. N’importe qui aurait pu au contraire en exagérer le côté clair de lune à Broadway. Mais Van Dyke Parks n’est pas n’importe qui: un jeune esthète marqué à la fois par Debussy et par la tradition rurale américaine. Il dessine ici les premières esquisses d’un style qui rendra chacune de ses productions futures – de Phil Ochs aux Chills – si remarquables. Sous sa baguette précieuse, l’orchestre surgit comme une déferlante aussitôt étouffée, ménageant au silence des espaces étonnamment longs pour une époque où le foisonnement et la turgescence étaient de rigueur. Comme ceux d’Harry Nilsson – autre compère de la bande, qui enregistrera deux ans plus tard un disque entier de reprises de Randy Newman – l’album possède ce caractère corsé, monté sur ses ergots, ce calme lourd des heures qui précèdent l’orage. E pendant vingt-huit minutes, pas un seul coup de tonnerre et aucun éclair, sinon ceux du génie. Juste une attente, teintée d’ironie : « Etincelants devant moi, les signaux m implorent. Aider les gens dans le besoin et leur montrer la voie. La générosité déborde et je crois qu’il va pleuvoir aujourd’hui. » Rien d’inutile ici : clavecins, hautbois, clarinettes soulignent plus qu’ils n’enjolivent, comme ce piano écarté des frasques du ragtime e qui semble habité depuis d’une ranc’ur amère. L’allégresse martiale des fanfares, l’ivresse canaille des fêtes foraines sont maintenues sous cloche, privées de leu bonheur trop franc, ramenées à une décence ordinaire. Le trompettes sonnent h glas, les violons chassent sur des terres abîmées avec l’espoir d’en préserver les rare carrés de verdure. Quelque chose de neuf sous le soleil’ Sans aucun doute. Ne serait-ce que cette façon désinvolte de lui retourner à la gueule ses rayons en les tamisant de fiel. On est loin de la candeur sucrée des Mamas & Papas, mais au plus près des horizons défaits par Brian Wilson depuis Pet sounds. Sauf qu’ici la désolation est distanciée, aristocratique la musique demeure enivrée par les splendeurs d’un passé qu’elle refuse de croire révolu. La voix traînarde, le gosier tantôt généreux tantôt rabougri, Newman surfe sur cette mer de cordes avec la vélocité d’un boiteux mais la fierté d’un marin en retraite. Il connaît la maison, lui qui possède déjà un solide cursus d’arrangeur et a remporté de belles victoires dans les hit-parades. Pas question de masquer un instant ce naturel taciturne pour flatter les humeurs extatiques de l’époque.
Contemplatif et solitaire malgré l’orchestre, Newman, tout au long de premier album, reste confiné dans son domaine réservé ? converse seulement entre quat-zyeux sans se soucier des agitations alentour. Rien ne viendra l’en déloger durant les quelques années suivantes, même si le second album, Twelve songs ? une collection de demos vite torchées ?, fera retomber un instant le soufflet. Puis un Live magnifique, la musique de Performance, Sail away, Good oId boys et, dans une moindre mesure Little criminals, confirmeront sa majesté d’écriture et sa férocité sans limite. Ensuite, avec des albums gâchés par la mafia des requins californiens, même s’ils furent parfois traversés de perles, et mises à part quelques escapades estimables composées pour le cinéma – Ragtime, Avalon – le paon fier rejoindra la basse-cour du rock’n’roll, ne créant plus rien de neuf sous le soleil.
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