L’univers musical de Steve Coleman, par sa rigueur mathématique, devait un jour se confronter à l’ordinateur. C’est chose faite avec son Rameses 2000 Project, création que l’on pourra entendre dans le cadre du festival Agora 99 de l’Ircam.
Depuis que le jazz est jazz, c’est-à-dire depuis que l’Occident l’a reconnu comme tel en lui donnant un cadre, un nom, une définition, en lui reconnaissant un certain nombre de valeurs, et en lui en déniant d’autres du même coup , la douce utopie d’une fusion, ou tout au moins d’une rencontre, entre la salvatrice sauvagerie de cet art nègre, barbare et poétique et la haute sophistication de la tradition classique occidentale n’en finit pas de hanter les cervelles. Debussy, Ravel, Stravinski, puis plus tard Zimmermann, Tippett ou Dusapin ont chacun à leur manière ouvert l’univers de la musique occidentale à une vision plus ou moins naïve et superficielle du jazz, tandis que de « l’autre côté » toute une flopée de tentatives disparates finissaient à la longue par constituer un authentique courant traversant secrètement toute l’histoire de la musique afro-américaine pour trouver sa systématisation à la fin des années 50 dans ce qu’on a appelé le Third Stream, véritable entreprise concertée de synthèse entre les deux mondes. Malheureusement, à quelques très rares exceptions près, le résultat s’est avéré peu probant, empesé souvent formellement, empêtré stylistiquement dans les pires conventions du genre. Sans doute parce que les musiciens de jazz embarqués dans l’aventure avaient pour la plupart entrepris ce rapprochement dans un désir de légitimation, avec le complexe d’infériorité tenace d’avoir à faire leurs preuves dans le champ de la musique savante et définitivement sérieuse.
C’est à partir des années 70 que les choses commencent de changer, quand un certain nombre de musiciens afro-américains issus du free-jazz se mettent à chercher de nouveaux équilibres entre écriture et improvisation. C’est tout à coup une nouvelle attitude vis-à-vis de la tradition occidentale qui voit le jour, moins référentielle et déférente, moins conceptuelle et idéaliste que celle du Third Stream, plus pragmatique en un sens dans son désir d’exploiter, du point de vue de la musique noire, tous les possibles offerts par deux mille ans d’histoire. Des musiciens comme Anthony Braxton, George Lewis, Anthony Davis, James Newton, etc. élaborent alors des univers particulièrement cohérents dans leurs emprunts et leurs propositions. George Lewis, notamment, sera le premier musicien de jazz noir américain à utiliser la structure de l’Ircam, au cours des années 80, pour engager les nouveaux outils informatiques mis à sa disposition dans des logiques de fonctionnement propres à l’improvisation. Une aventure qui n’a pas fini d’ouvrir de nouvelles perspectives.
Aujourd’hui, c’est au tour de Steve Coleman de se prendre au jeu et d’actualiser à sa manière cette longue tradition d’ouverture. Pour lui, la filiation ne fait aucun doute : « Je participe de la même tradition que Braxton, George Lewis, ou encore Henry Threadgill et les musiciens de l’AACM nous venons tous de Chicago, nous avons la même culture, nous partons des mêmes éléments pour élaborer nos propres univers. Toutes nos musiques viennent du jazz mais sont ouvertes sur le monde et sa diversité. George Lewis en ce sens est un vrai précurseur, le premier à investir, en partant du jazz et avec tout son vécu de jazzman, le champ de la musique assistée par ordinateur. C’est cette approche humaine et musicale de la machine que je veux promouvoir dans mon travail. » Voilà pourquoi depuis des mois maintenant Steve Coleman vient régulièrement à Paris travailler dans le cadre de l’Ircam à un projet ambitieux qui l’occupe depuis des lustres : « Mon intérêt pour la musique assistée, développée, transcendée par l’ordinateur, c’est vraiment une histoire ancienne que je mène en solitaire avec mes propres fonds et quelques amis depuis environ quatorze ans, en pointillé certes, mais sans jamais la perdre de vue. L’Ircam a accepté mes orientations de travail, et me voilà embarqué dans cette aventure. »
Que Steve Coleman s’intéresse aux potentialités créatives de l’informatique au service de la musique, voilà qui n’est pas pour nous surprendre. Son univers, habile synthèse entre l’esprit syncrétique de la Great Black Music et la tension sourde d’un groove complexe et abstrait totalement contemporain, est un véritable laboratoire de formes, agencées avec la plus extrême rigueur en une sorte de lyrisme sec. Il y a quelque chose d’éminemment conceptuel dans cette musique où « l’extérieur » n’est jamais convoqué que comme élément d’expérimentation, aussitôt introduit dans un processus d’appropriation-transformation, disséqué et recomposé par la syntaxe au scalpel de son idiome. Mais quelle place accorder à l’ordinateur dans un tel contexte ? « Mon ambition, c’est d’intégrer l’ordinateur comme un membre à part entière du groupe, ne pas en faire simplement une sorte de miroir déformant ou une ombre électronique venant doubler et modifier en temps réel ce qui se joue, mais le considérer comme un véritable interlocuteur capable d’entendre ce que nous faisons, d’y répondre, de proposer à son tour certaines orientations, d’improviser même… Dans la configuration du concert, l’ordinateur pourra faire exactement ce qu’un musicien est censé faire : inventer des harmonies, des changements d’accords, des mélodies, des variations de rythmes, mais il sera également capable de proposer des choses qui lui sont très spécifiques. Ce qui importe au final, c’est le rendu sonore et son pouvoir d’attraction sur l’auditoire. Aujourd’hui comme hier, la technologie ne doit pas prendre le pas sur la musique. Ce n’est qu’un outil. »
Cet outil informatique que l’Ircam met à sa disposition, Coleman entend bien le plier à sa logique de composition, s’approprier ce nouvel instrument pour le transformer, comme le jazz n’a cessé de le faire tout au long de son histoire dans son désir d’expressivité : « J’ai envie d’aborder l’ordinateur plus en musicien qu’en mathématicien… Le problème du jazz, ça a toujours été d’inventer une musique qui rende compte de l’instant, ce qui signifie une capacité quasi réflexe de redéfinir sans cesse les types de relation et d’organisation à l’intérieur du groupe pour que la musique passe, se développe, se transforme. C’est dans cette logique que j’envisage l’intégration de la machine à mon univers. Le véritable problème, c’est comment traduire cette dimension très instinctive de la musique en code informatique. Entrer dans la logique de fonctionnement de l’ordinateur prend énormément de temps, mais finalement pas plus qu’à chaque fois entrer dans la logique d’un autre musicien avec qui on décide de jouer. L’ordinateur, il faut s’y faire, est un nouvel interlocuteur, un nouvel instrument, pas plus « artificiel » qu’un autre, simplement plus élaboré technologiquement. »
Ce concert exceptionnel donné ce vendredi 11 juin au théâtre des Bouffes du Nord nous dira si Steve Coleman est sur la voie de donner du génie à l’ordinateur. En attendant, son désir d’orienter sa musique dans cette direction se précise : « Tout ce travail fait dans le cadre de l’Ircam ne prendra pas fin avec ce concert. Ce n’est pas un intermède dans ma carrière, c’est une facette de ma réflexion sur la musique, un outil potentiel de plus pour progresser. Je n’en ai pas fini avec les machines, elles m’ouvrent vraiment de nouvelles perspectives… Ce qui m’intéresse en fait vraiment, c’est tenter de rendre imperceptible, sauf à quelques détails signifiants, la frontière entre l’humain et la machine, que l’ensemble sonne « familier » et que dans le même temps le spectateur se dise, alors même qu’il l’entend, « Mais ça aujourd’hui, stylistiquement, personne n’est capable de le concevoir ! » C’est dans cet entre-deux, dans cet « incertain » que j’ai envie de m’engouffrer. »
Steve Coleman. Rameses 2000 Project
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