A Londres, la nuit appartient aux radios pirates. Pionnière de cette agitation, l’influente Rinse FM, désormais légale, continue de donner une voix à l’underground. Extrait de notre dossier « London Underground » en kiosque cette semaine.
Comme école de vie, comme formation accélérée, certains ont eu Mai 68, d’autres l’explosion punk-rock, d’autres encore la révolution/révélation des raves. Quelques-uns ont débuté par une déflagration dont on mesure encore aujourd’hui les retombées radio et actives : les radios pirates à la charnière des 70’s/80’s. De ces aventures collectives, utopistes, beaucoup ont gardé à vie une exigence, une énergie, une curiosité insatiable. Les anciens des radios pirates ou libres sont partout. A 32 ans, le Londonien DJ Geeneus est déjà l’un de ces vétérans de l’aventure pirate. Il a déjà consacré la moitié de sa vie à la diffusion, sans répit, de la musique qui le transcende et le fait vibrer, à n’importe quel prix. Celui de la liberté même, régulièrement menacée dans ses jeunes années, avec d’incessantes parties de cache-cache avec le féroce DTI, antenne musclée de la discipline hertzienne.
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Dès 16 ans, DJ Geeneus est en guerre : contre le système, contre la mainmise de la BBC sur les ondes, contre les autres radios pirates de son quartier – elles l’ont rejeté, se moquant de son âge et de son expérience de puceau, de son arrogance aussi. “Il faut dire que je leur jurais qu’ils n’étaient que des vieux cons, qu’on était les seuls à piger la musique”, se remémore-t-il. Pour s’insurger contre ces rejets, il ne prend pas la rue, il prend les toits. Nous sommes en 1994 et son terrain de jeu devient les terrasses d’immeubles de son quartier de l’East End, pas encore lessivé par l’intrusion des financiers, des communicants et des hipsters.
Un de ses amis vit suffisamment haut dans une cité pour offrir une vue imprenable sur le quartier d’Hackney. Au dix-huitième étage, dans la cuisine, Geeneus installe son barda : une petite table de mixage, deux platines et, surtout, un émetteur fait main, monté à la sueur, au fer à souder. Une petite antenne dirigée vers Hackney complète l’armement. Il l’a fabriquée lui-même, en volant dans des appartements vides toutes les tuyauteries en cuivre qu’il a pu récupérer. Le matériel est précaire, le signal ne franchit que quelques rues, la police des ondes est à ses trousses, mais le désir ne s’encombre pas de tels détails. DJ Geeneus s’emballe pour des vinyles de jungle que personne ne passe et il est hors de question de garder pour lui un aussi lourd secret. C’est comme ça depuis l’enfance : “J’ai toujours été en mission, j’avais toujours une cassette sur moi à l’école pour faire écouter mes trouvailles aux autres, sur leur Walkman.”
A 11 ans, ses cousins lui font découvrir une radio pirate : le mot le fascine, le son le terrasse. Il est certain que la musique de demain est là, dans cet underground mutant que le vieux monde ignore – à base d’electro, de hardcore, de rap régional… “C’était comme entrer dans une secte mystérieuse, avec ses rituels…” Il prend goût à cette frénésie de sons : bien avant leur signature et leurs séjours dans les charts du pays, il sera le premier à diffuser des gars du quartier, de Dizzee Rascal à Wiley. Les radios pirates pullulent : Sunrise, Fantasy, Kool, Girls, Eruption, Rush… Mais c’est la radio qu’il a fondée, Rinse FM, qui rafle la mise, offrant à la nuit londonienne la BO syncopée à la hauteur de son agitation, de sa boulimie, de son évolution permanente, du grime au 2-step, de la drum’n’bass au dubstep.
Jusqu’à l’arrivée officielle de Rinse, seul John Peel évoquait épisodiquement sur les ondes ces nouveaux sons, de plus en plus ghettoïsés sur sa propre antenne de la BBC. Pas un hasard : il avoue alors écouter plus souvent Rinse FM que sa propre station ! Ironiquement, le succès dans l’underground de Rinse FM forcera la BBC, en 2006, à sauter en marche dans ce train fantôme : la DJ Mary Anne Hobbs lancera l’émission Dubstep Warz. Mais si la BBC imite l’argot de Londres, elle ne possède ni les réseaux ni la streetcredibility de Rinse FM. Les artistes ne s’y trompent pas : les meilleurs nouveaux DJ mettent leur virtuosité, leur discothèque et leur énergie au service de Rinse FM. De Skream à Kode9, ce qui se fait de plus audacieux et respecté dans le dubstep anglais trouve refuge chez Rinse. Mais d’autres, comme le DJ Logan Sama, vedette des vendredis soirs de Rinse, n’ont pu résister à l’appel du gain – il est parti sur la puissante Kiss FM.
Cette popularité, cette crédibilité exaspèrent la police des ondes : en 2005, l’équivalent anglais du CSA ordonne que l’on coupe l’antenne de ces gêneurs. Officiellement, les fréquences utilisées empiètent sur celles réservées aux pompiers et à la police – faux. Mieux encore : l’un des DJ de Rinse, Slimzee, reçoit, décision de justice rarissime et même cocasse, un très sérieux Anti-Social Behaviour Order, qui lui interdit de refaire de la radio et de monter plus haut que le cinquième étage des immeubles des quartiers Est de Londres ! “Slimzee en faisait trop en grimpant sur les toits, mais au micro c’était une vraie légende, se lamente Geeneus. Il a influencé toute une génération. C’était une star dans l’underground. Depuis il ne fait plus rien, un énorme gâchis.”
La chute de Slimzee sera l’acharnement de trop : des pétitions circulent dans toute l’Angleterre et à l’étranger, où la radio est disponible sur le net. Si bien qu’en juin 2010, à la stupeur de Geeneus (“ça va me manquer de monter sur les toits”), la radio obtient une fréquence et devient légale. “Ce n’était pas pour passer des pubs à la con et se faire plein de fric qu’on réclamait cette légalité, raconte Geeneus. On voulait juste rappeler que nous étions une entreprise, pas une association de criminels. On lisait des choses insensées, des amalgames entre radios pirates, trafic de drogue, gangs armés ou racket… On pouvait bien nous éteindre, nous confisquer le matériel : nous avions une telle foi que quelques heures plus tard on recommençait ailleurs. Nous fournissions un service que personne d’autre ne fournissait. C’était notre devoir.”
Aucune radio anglaise n’est à ce point connectée au pouls endiablé des cités. Jamie xx, le producteur de The xx, qui a grandi comme tant d’autres au rythme de ces sons urbains, cagneux, expérimentaux et pourtant dansants, nous explique son rapport à cette scène mutante : “J’ai l’impression de me trouver au coeur même d’une révolution… Londres est en ébullition. De nouveaux sons et croisements apparaissent chaque jour, si bien que plus personne ne sait comment s’appelle la musique. Le futur, c’est sans doute ça, ce mouvement accéléré, vers l’avant, qui brasse tout… Même moi, je m’y perds parfois.”
L’auditeur qui n’a pas grandi dans les quelques quartiers qui fournissent à l’antenne ses principales forces vives – l’Est et le Sud de Londres – pourrait effectivement se perdre à l’écoute de Rinse. Pas seulement pour les sons, parfois venus de nulle part et qui mettront des années à émerger dans le mainstream, mais aussi pour l’argot et les accents à couper au cran d’arrêt : une façon de repousser les badauds, les touristes, de rester ancré dans son histoire. Car malgré une légalité désormais acquise, Rinse FM réserve toujours un accueil plutôt méfiant, voire hostile à la publicité. On sent bien que la récupération, ou même la dilution de l’esprit, reste la hantise de ces pionniers : il leur faut donc, hors antenne, trouver d’autres revenus pour maintenir à flot cette radio déficitaire.
L’entreprise de DJ Geeneus a donc produit des shows, des soirées et manage plusieurs des artistes qu’elle diffuse par ailleurs à l’antenne, comme Skream ou la très juteuse Katy B. Paris est la première ville à accueillir régulièrement, au très british Social Club, des soirées Rinse FM. Du coup, la radio se retrouve parfois juge et partie : à ceux qui lui reprocheraient cette déontologie borderline, l’équipe évoque son implication sociale, notamment dans la formation de jeunes en grave échec scolaire aux métiers du son.
Aujourd’hui, Rinse FM a donc pignon sur rue. On trouve ses studios dans une allée discrète, dans le quartier résolument trendy de la Old Truman Brewery, une ancienne brasserie où s’est également installée la boutique Rough Trade. A l’intérieur, le staff continue de vivre dans la plus grande épure : aucun disque d’or au mur, seuls quelques vinyles sur les étagères. C’est comme si, ici, on n’avait pas encore assimilé la légalité et qu’on restait prêt à tout instant à décamper, en n’embarquant que quelques sacs et le matériel. Même ce matériel est étonnament discret, léger : le studio est unique en son genre, “hybride”, dit la cofondatrice Sarah Lockhart avec un accent cockney ravissant. “Les mecs qui l’ont construit, des pros, ne comprenaient pas qu’on mette tout en hauteur, qu’on construise un studio où tout le monde doit bosser debout.”
Selon l’heure, Rinse FM est ainsi une radio à peu près normale, où les animateurs se retrouvent face à une gigantesque table de mixage comme en possède chaque antenne FM. Mais le soir, Rinse revient à la configuration pirate : deux platines et une mixette dans un coin de la même pièce, avec un entrelacs de micros que se partagent à l’antenne des légions de MC.
Le week-end, certains DJ et MC dorment sur place et se relaient à l’antenne dans un joyeux chambard. Si tout cela rappelle les belles heures de Radio Caroline, matrice dans les sixties de la radio libre et pirate, c’est normal : Sarah évoque, pour la jeunesse de 2012, le même rôle de soupape de sécurité. Coupez Rinse et Londres brûle.
Il est 10 heures du matin à Londres quand on visite les studios : déjà, le DJ à l’antenne éructe et gesticule. L’expression “young people” revient en mantra dans son charabia interminable, entrecoupé de fous rires et de hurlements. La direction prend très au sérieux ce titre autoattribué de “voix de la jeunesse”. Et semble impitoyable avec les vétérans qui s’encroûteraient dans leurs certitudes : Sarah parle d’une politique de “destroy and rebuild”. “Dans les prochains jours, on va virer quinze DJ pour les remplacer par des jeunes, pour certains mineurs. C’est à ce prix qu’on conserve notre avance.”
A travers les soirées, son académie, ses DJ et son impressionnant catalogue d’artistes maison, Rinse FM demeure un fascinant laboratoire de sons, dont la star actuelle s’appelle Mark Radford, inventeur d’un son neuf que Geeneus décrit comme du “4/4, une genre de tek-house dure, qui va servir de base de départ à un nouveau mouvement”.
Le Londonien nous explique sa théorie des 3G. “Ça se passe toujours en trois générations. Les pionniers inventent malgré eux un nouveau son. Des kids l’entendent en club ou en rave et tentent de l’imiter, mais se gourent sur les intentions de leurs aînés. Puis arrive la troisième génération, qui en imitant les imitateurs de la deuxième génération revient à l’énergie primale. Mais ils ne le savent même pas et en font un truc énorme. C’est comme ça qu’est né le dubstep, les gars pensaient faire du grime… Radford, c’est la première génération.”
Pour Sarah, l’ébullition constante de Londres tient en deux mots : radios et clubs. “Il faut une vitrine pour que les sons évoluent. Sans les clubs, les raves et les radios pirates, Londres vivrait sans doute au même rythme, lent, que les autres capitales européennes. La musique ne serait qu’un hobby. Sans Rinse FM et le club Forward, le dubstep ne serait jamais sorti de l’underground.”
Plusieurs fois, Rinse FM a voulu user de cette influence, en mettant au service de tous son expertise de la jeunesse. D’abord lors d’une campagne de la police destinée aux jeunes des quartiers. “Je suis même allée à Scotland Yard pour leur expliquer comment sensibiliser ces jeunes à des sujets allant de la drogue aux grossesses chez les ados alors que leurs messages étaient risibles, se souvient Sarah. Mais à chaque fois, le même constat : la police, dégoûtée, ne pouvait pas officiellement travailler avec une radio pirate.”
Plus récemment, Rinse FM aurait voulu exercer son rôle social et communautaire lors des émeutes de l’été 2011. “Tout le monde pensait qu’on serait du côté des émeutiers, mais on avait plutôt envie de leur dire d’arrêter les pillages et de ne pas se servir de la révolte sociale comme d’une excuse. On voulait dire qu’un écran plat ça ne pouvait pas être gratuit, que les émeutiers le paieraient autrement. Nous avons une vraie influence : nous voulons l’utiliser de manière positive, informative.” Mais le message n’a jamais pu passer : au plus fort des émeutes, le quartier de Rinse FM a commencé à s’embraser et a été évacué. La radio a cessé d’émettre. Silence radio, quand Londres avait besoin d’elle.
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