[Archives] Pour le décès Rachid Taha, nous republions un entretien que le chanteur avait accordé aux Inrocks en 2000. /// Pionnier de quelques fameux rapprochements entre rock, musiques électroniques et chants traditionnels, qui font aujourd’hui la fortune de Leftfield, Moby ou même de quelques roturiers de la world-music, Rachid Taha, éternel nomade, a toujours refusé de stagner. Alors que sort son fougueux et hédoniste « Made in Medina », retour sur un parcours d’opposant et de fêtard.
Depuis bientôt vingt ans, avec Carte De Séjour puis en solitaire, Rachid Taha a contribué à quelques révolutions tranquilles dans le paysage de la musique française. Il fut le premier parmi les fils d’immigrés, bien avant pas mal d’autres musiciens, à se servir du rock comme d’un instrument de subversion sociale distanciée, sur le modèle des Anglais, mods ou punks.
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Les membres de Carte De Séjour rêvaient des Who et de Lambretta depuis la banlieue lyonnaise, ils se voyaient en Clash français plutôt qu’en mascottes communautaires ou en parfaits soldats d’une intégration aux bonnes mœurs de la douce France. Même récupérée par Jack Lang, leur reprise épicée de la chanson symbole du cher pays de notre enfance n’en a jamais rien perdu de son ironie mordante et de sa sulfureuse dérision.
Mais Carte De Séjour, acteur essentiel de la new-wave hexagonale la plus stylée, s’est fait piéger par sa propre audace et a traîné jusqu’au bout la rengaine du vieux Charles comme un boulet, empêché qu’il était de sortir du raï. Finalement, Taha s’en est allé voir sous d’autres cieux, ouvrant les vannes de sa musique à tous les courants, refusant toujours de s’asseoir dans le fauteuil du bon Reubeu sympa dans les talk-shows de Michel Field et de parler au nom de tous les siens. Quand les chanteurs arabes devaient d’abord aller se faire shampouiner chez Goldman avant d’obtenir un droit d’entrée sur les radios, Taha préférait envoyer valser son monde pour mettre le cap, en compagnie de l’ancien baba de Gong, Steve Hillage, sur les rivages les plus en pointe de la musique contemporaine.
Quand personne ici, en 1993-1994, ne parlait de musiques électroniques, quand la house et la techno étaient encore des barbarismes, lui faisait tournoyer les boucles de Voilà voilà ou de Indie (1+1+1) au-dessus des dance-floors dans les clubs d’Albion, ouvrant encore au passage de sacrées brèches. Et quand tout le monde s’était à l’usure converti à l’electro, il publiait un album de reprises de chansons traditionnelles arabes (Diwân) comme ultime contre-pied à la paresse ambiante et aussi histoire de mettre à jour quelques racines trop longtemps restées dans l’ombre. L’ombre, il en sortira finalement de manière spectaculaire avec Un, deux, trois soleils, trio de circonstance avec les lisses Khaled et Faudel, au sein duquel il faisait figure d’âme damnée et de trublion.
A l’heure de Made in Medina, premier vrai recueil de nouvelles chansons depuis cinq ans, ballade en vrille entre La Nouvelle-Orléans, le Maroc, Paris et Londres, occasion d’un retour aux guitares par la transe vaudoue et les gris-gris de Dr John, Taha illumine la rentrée rock. Oui : rock !
Rachid Taha – J’ai toujours eu la sensation de faire du rock, avec toutes les variations possibles mais en conservant cette base à la fois sociale et émotionnelle qui vient du rock. Ma culture a toujours été une culture d’opposition. Quand mes parents écoutaient de la musique arabe, j’écoutais du rock’n’roll. J’aimais les Who, les Beatles, Led Zep, exactement comme tous les types de mon âge à cette époque. J’aime l’idée qu’aujourd’hui, le rock soit devenu un terme générique qui englobe aussi bien le blues que la techno ou le reggae. En rigolant, je dis toujours que le rock, pour moi, c’est la babouche qui devient santiag, mais je crois vraiment que la musique traditionnelle, et notamment la musique arabe, a eu une importance déterminante sur le rock. Si les Beatles restent le groupe le plus fantastique de l’histoire de la musique, c’est parce qu’ils ont eu cette intelligence d’aller chercher des sons chez leurs voisins.
Lequel de leurs disques choisirais-tu ?
Le Double Blanc, c’est le disque de toutes les minorités ! La guitare rythmique de Bo Diddley peut facilement se transposer chez les Gnawas, qui la joueront au bendir. Pour le morceau Jungle fiction, sur l’album Olé olé, je cherchais un son de guitare très précis, qui provenait d’un disque intitulé Les Grands artistes arabes, sur lequel je n’arrivais plus à mettre la main mais où je me souvenais que la guitare sonnait comme un oud. J’ai eu le déclic en allant voir Pulp Fiction et en entendant la musique du générique. J’ai acheté le disque et je l’ai fait écouter à Steve Hillage, mon producteur, en lui disant que j’étais persuadé que le mec qui jouait de la guitare devait être soit un érudit en musique arabe, soit carrément un Arabe. Steve s’est un peu moqué de moi, mais on a quand même fait des recherches : on est tombé sur Dick Dale, le guitariste qui a inventé la musique surf et, au même moment, j’ai lu un article où on disait qu’il était d’origine libanaise. Je me suis dit « Voilà, la surf-music a été inventée par les Arabes ! » (rires)…
Sur Diwân, ton précédent album de reprises de traditionnels, tu faisais un parallèle entre ces chanteurs arabes et les folkmen ou les countrymen américains, comme Woody Guthrie ou Hank Williams : c’est précisément l’une des clés de ta démarche ?
Tout à fait. J’ai pris des vieux tableaux dans un grenier et je leur ai redonné de la couleur, exactement comme quand le rock va puiser dans les standards du blues et de la country pour leur donner une résonance nouvelle. Il existe en Afrique des musiques traditionnelles qui ressemblent étrangement au blues et à une forme primitive de rock. Simplement, le rock est né aux Etats-Unis après la guerre parce que tout le monde était fasciné par ce pays, tous les regards allaient dans cette direction et personne n’aurait eu la même attitude de fascination vis-à-vis de l’Afrique. Même moi, à l’origine, je ne voyais la musique qu’à travers l’image qu’en renvoyaient les pays anglo-saxons. C’est par la suite que j’ai pris conscience que l’Amérique n’était finalement qu’une étape, une plaque tournante. Quand les rappeurs américains aujourd’hui se font appeler Afro-Américains, ça participe de la même démarche.
Que retires-tu comme enseignements de la parenthèse Un, deux, trois soleils ?
Au départ, quand on m’a fait cette proposition, je me suis pas mal méfié du côté artificiel qu’il pouvait y avoir dans cette réunion de trois types qui n’avaient pas grand-chose à voir les uns avec les autres, dont le seul lien était leurs origines. Et puis j’ai réfléchi un moment et j’ai pensé à ces grandes soirées de prestige qui réunissent, aux Etats-Unis, des types comme Dylan, Lou Reed, etc. C’est facile de toujours rester en dehors et de se plaindre que les mentalités n’évoluent pas. Moi, j’ai eu l’impression qu’en infiltrant ce projet, j’avais les moyens de bousculer les choses de l’intérieur. Il ne faut pas laisser passer ce genre d’occasion, je n’aurais jamais pu réunir tout seul dix-sept mille personnes ni faire toutes les émissions de télé que j’ai faites grâce à ça. J’ai pu dire des choses parce que le succès populaire permet ça. Pour un type comme moi, plutôt underground, c’est un luxe unique de se retrouver dans une telle position.
L’image que les Maghrébins avaient de toi s’en est-elle trouvée changée ?
Sûrement, même si pour un certain nombre d’entre eux, je n’existais même pas avant ça. Dans les pays arabes, certains spectateurs me disaient qu’ils avaient l’impression d’avoir vu en moi quelqu’un de libre, avec une attitude et un discours qu’on ne trouve pas encore chez les chanteurs arabes. Il faut voir que là-bas, les chanteurs ont une position bien définie à l’avance et il leur est interdit d’en sortir, un peu comme en France dans les années 1940 ou 1950. Vis-à-vis de la communauté arabe en France, ça m’a également permis de me faire connaître par des gens qui devaient auparavant me prendre pour un renégat.
C’est con à dire, mais même le fait de voir côte à côte trois chanteurs d’origine algérienne qui font des choses différentes, qui ne pensent pas exactement la même chose sur tout, ça aide à asseoir cette idée qu’il n’y a pas « les Arabes », mais des individus comme les autres qui ont leurs différences comme absolument tout le monde. Je crois même que ça a aidé les Arabes dans la vision qu’ils avaient d’eux-mêmes. Ils ont peut-être pris conscience à travers nous que la société est d’abord un rassemblement d’individus avant d’être un ensemble de groupes. Paradoxalement, en jouant dans les pays arabes, au Maghreb ou en Egypte, je me suis rendu compte que les gens avaient souvent une attitude beaucoup plus progressiste que les Arabes qui vivent dans les pays occidentaux. Quand je vois mon père, il est arrivé en France dans les années 1960 et est resté bloqué à cette époque. Certains enfants d’immigrés sont aussi bloqués à l’époque de leurs parents, notamment en ce qui concerne la tradition et la religion. Ils restent figés dans l’histoire et se complaisent dans l’immobilisme. Ma définition de la vie, c’est qu’on n’est pas là pour être mais pour faire.
Comment as-tu abordé la conception de Made in Medina ?
C’est encore l’un des luxes que Un, deux, trois soleils m’a permis de m’offrir : accéder à une totale liberté, que ce soit auprès de ma maison de disques ou de mon entourage. C’est un disque dont l’origine remonte à assez loin, dont nous parlions déjà avec Steve Hillage à l’époque de Diwân et qui s’est construit progressivement dans mon esprit. J’avais en tête une sorte de synopsis très précis, lié à un intérêt grandissant que j’ai depuis quelque temps pour le vaudou. Pour moi, la transe, le rock, la techno, tout ça est assez lié. J’ai étudié un peu tous les parallèles qui existent entre les chamans du pôle Nord et, par exemple, les griots du Bénin. J’y ai également trouvé des correspondances avec Dr John et La Nouvelle-Orléans, avec les marabouts d’Afrique du Nord.
C’est à partir de cette trame que j’ai commencé à imaginer le fil conducteur de l’album, autour de cette idée de la transe qui était déjà présente de façon plus floue sur mes précédents disques. J’avais l’image d’une tante à moi qui, dans les mariages, quand elle commençait à danser, entrait littéralement en transe. Quand j’étais gamin, j’étais persuadé qu’elle faisait semblant, que c’était du cinéma. Je me suis finalement rendu compte, avec le temps, que moi aussi sur scène, il m’arrivait d’approcher cet état, de partir complètement en couille et que c’était en quelque sorte ma psychanalyse, une manière d’extraire les choses les plus profondes. Il m’en faut très peu pour déconnecter : un bon rythme et je pars direct. D’un autre côté, j’avais aussi envie de prouver à tous les technoïdes que la techno descend directement de la musique traditionnelle.
Tu travailles depuis dix-sept ans avec Steve Hillage ; comment avez-vous été mis en contact à l’origine ?
C’était en 1983, on cherchait un producteur avec Carte De Séjour et notre manager, qui dirigeait aussi notre label, Mosquito, était quelqu’un de très érudit. C’est grâce à lui, aux concerts qu’il organisait à Lyon et pour lesquels j’étais roadie, que j’ai découvert les Cramps, Alan Vega, Chrome, etc. On a appris que notre premier album, sorti en 1982, était tombé entre les mains de Steve, qui l’adorait et qui avait émis le désir de travailler avec nous. A l’époque, il avait produit Simple Minds, Cock Robin, donc on pouvait difficilement refuser ses services. Même s’il vient du rock progressif, qu’il aurait pu facilement devenir un guitar-hero ou un nouveau Mike Oldfield, il a toujours préféré chercher dans de nouvelles directions, tenter des trucs. Il ne faut pas oublier qu’en 1977 déjà, sur un de ses albums, il reprenait Oum Kalsoum : ce n’était pas un novice, comme certains producteurs qui viennent dans la world sans rien y comprendre. Je crois que ce qui nous lie aussi, c’est l’amour de la musique black, Marvin Gaye, Sly & The Family Stone. Et le goût du rythme.
Qu’est-ce qui te rapproche de Femi Kuti, que tu as invité sur l’album ?
A une époque, je pensais faire venir Fela sur l’un de mes disques, mais il était déjà malade et ça n’avait pas pu se faire. J’avais rencontré Fela à l’époque du disque de Wally Badarou et on avait un peu discuté, notamment de l’Afrique. C’est de loin l’artiste africain que je préfère, pour son action mais aussi pour sa musique, qui rejoint d’ailleurs la transe. Comme je m’entends bien avec Femi, et qu’il sait que je partageais avec son père pas mal d’idées sur l’Afrique, quand nous rêvions à l’époque de panafricanisme, il a accepté sans problème de venir faire ce duo avec moi. Il savait que je ne faisais pas appel à lui par opportunisme. Sur l’album, il y a également un groupe de La Nouvelle-Orléans, Galactik, que j’ai rencontré sur place.
Pourquoi La Nouvelle-Orléans ?
Parce que j’avais remarqué un tas de petits signes très troublants pour moi. D’abord, il ne faut pas oublier qu’en Algérie, il y avait une ville qui portait le nom d’Orléansville. Et quand j’ai regardé la carte des alentours de La Nouvelle-Orléans, je me suis rendu compte qu’il y avait des villes qui s’appelaient Alger, Mascara, Abdelkader… Mais, au-delà de l’anecdote, La Nouvelle-Orléans représente à la fois l’Afrique, la francophonie et les Etats-Unis, ça résume complètement ma vie, ma culture. J’ai rencontré des Cajuns là-bas et ils m’ont beaucoup fait penser aux Algériens, les anciens colonisés, qui utilisent encore des mots d’ancien français que plus personne n’emploie. Dans la musique de Dr John également, je trouve énormément de correspondances avec la musique traditionnelle, le côté festif et sombre à la fois, cette façon qu’il a de haranguer la foule, d’interrompre un morceau en plein milieu pour faire des dédicaces personnelles. Et puis le fait que ce soit un Blanc qui groove comme un Black et qui transforme la musique de son quartier en une chose universelle, son côté vaudou tout est lié pour moi.
L’aspect à la fois sombre et festif est présent depuis l’origine dans ta musique.
C’est mon côté oriental qui veut ça, parce que la musique orientale possède toujours ces deux facettes. Pour moi, Oum Kalsoum est beaucoup plus proche de Joy Division que, par exemple, de la musique antillaise. Je me suis toujours senti en parfaite harmonie avec ces musiciens arabes dont l’univers est assez sombre mais rempli d’humour et de dérision. J’ai toujours considéré que la musique servait à dire des choses qu’on n’a pas le droit de dire, qu’on ne peut véhiculer qu’à travers les chansons. La première chanson que j’ai écrite avec Carte De Séjour, Zoubida, parlait des femmes musulmanes, de leur condition.
Les gens attendaient que je chante des chansons sur le racisme, la France, la condition des immigrés, alors que moi j’avais surtout envie de parler de l’intolérance à l’intérieur de ma culture. Tout le monde m’est tombé dessus parce que c’était quelque chose de tabou, les Arabes en France préférant faire endosser aux autres ce qu’ils ne parvenaient pas à régler entre eux. Comme je n’ai pas pu faire le métier que je souhaitais faire, à savoir journaliste, j’ai trouvé que la musique pouvait servir à faire passer ce genre d’idées. Je n’aime pas passer pour une victime. Pour moi, quoi qu’il m’arrive, je me considère comme le seul responsable.
Comment s’est passée ta rencontre avec les autres membres de Carte De Séjour ?
Je travaillais en usine à l’époque, et c’était tout simplement des collègues qui avaient formé un groupe et qui répétaient dans un grenier le week-end. Je les ai suivis un jour, pensant jouer de la batterie. Et comme il n’y avait personne derrière le micro, je me suis retrouvé à chanter. La musique, je n’y avais jamais pensé avant ça. Il n’y avait pas de posters de chanteurs dans ma chambre quand j’étais adolescent. J’aimais le rock mais je n’avais aucune fascination pour les chanteurs, je préférais à l’époque les acteurs, les comédies musicales indiennes. Comme il ne fallait surtout pas qu’on reste dans notre grenier mais qu’on se fasse connaître, parce que pour moi la musique était avant tout un acte politique, j’ai commencé par organiser un concert à Vaulx-en-Velin, à l’époque des rodéos, et c’est parti comme ça. J’ai aussi commencé à démarcher auprès des maisons de disques avec les maquettes du groupe, mais on me répondait toujours que le type qui s’occupait du folklore n’était pas disponible (rires)…
Comment a germé l’idée de reprendre Douce France ?
Toujours de la même envie de sortir des clichés sur l’immigration et de prendre le contre-pied de ce qui était montré à l’époque. On avait fait une émission de télé pour immigrés, Mosaïques, et le décor derrière nous représentait des bagnoles brûlées : on en avait un peu marre de toutes ces conneries. Donc j’ai essayé d’écrire une chanson qui parlait de la France un peu ironiquement, de la douceur de vivre, en jouant à mon tour avec les clichés. Finalement, un type m’a parlé de cette chanson de Trenet, Douce France, que je ne connaissais pas, mais qui disait exactement ce que je cherchais à écrire depuis des mois. Certains Beurs à l’époque n’ont pas bien saisi le second degré et nous ont pris pour des vendus. Il faut savoir que cette reprise, même si elle est connue, a été censurée à mort à l’époque. On s’est retrouvés au Top 50 et, comme par magie, la semaine d’après on avait disparu alors qu’on vendait toujours autant. La maison de disques a gueulé et la semaine suivante, on revenait.
La récupération de la chanson par Jack Lang, qui a distribué les disques à l’Assemblée nationale, s’est-elle faite avec votre accord ?
Tout à fait : pour moi ce n’était pas de la récupération parce que je voulais qu’on intervienne dans le débat sur le Code de la nationalité, qui avait lieu à l’époque. Il se trouve que je cherchais un moyen de diffuser la chanson auprès des politiques le jour même où, dans les bureaux de ma maison de disques, passait l’attachée de presse de Lang. C’était le seul moyen qu’on avait trouvé pour pénétrer dans l’Assemblée, et comme Trenet traînait pas mal avec lui à cette époque, ça a eu un impact terrible. Trenet devait détester notre version, mais il était bien forcé de suivre, ça le faisait en plus passer pour un type ouvert d’esprit, ce qu’il n’est pas du tout. Quand on nous a proposé en revanche de poser avec lui pour Paris Match, on a refusé. On ne voulait rien avoir à faire avec lui.
Tu es, en France, l’un des premiers chanteurs à t’être intéressé aux musiques électroniques, quand personne ici ne voulait en entendre parler.
La culture des clubs a toujours fait partie de ma vie, c’est la raison qui m’a amené à faire DJ au départ, pour le plaisir de faire partager et aussi d’écouter la musique à fond. Dans la seule boîte de Lyon où je pouvais entrer, je me souviens que le morceau sur lequel je dansais le plus était Rockit de Herbie Hancock, considéré comme l’origine de la techno. J’écoutais également Kraftwerk et du funk, du rap depuis le début, avec Afrika Bambaataa et Futura 2000, j’étais naturellement attiré par ça. Plus tard, c’est Steve qui m’a fait découvrir The Orb et tous les nouveaux groupes techno, la house de Chicago et tout le reste.
Ça correspond également à la période où tu apparais teint en blond, quitte à renvoyer une image gay qui a dû pas mal troubler les jeunes Arabes qui s’identifiaient à ton parcours.
On m’a taxé de tout, de pédé, de junkie, mais il y en a qui ont compris très vite où je voulais en venir. Puisque l’image de l’Arabe dans la société française était de plus en plus montrée comme celle d’un paria, je me suis fabriqué un look aryen pour dénoncer l’absurdité d’un système qui veut que l’intégration ne soit qu’une manière de raboter les individualités. C’était peut-être un peu dur comme image, mais j’ai l’impression, quand je croise aujourd’hui des jeunes Beurs homos, que ça les a peut-être aidés à avancer d’une case.
J’ai toujours cherché à montrer des choses que les gens refusent de voir ou d’admettre. A l’époque de Barbès, j’avais fait un clip qui montrait des vieux arabes édentés, des putes, des gens de la rue. Il y avait une nana, responsable des clips sur une chaîne musicale, qui avait été horrifiée par ce qu’on voyait. Elle, ce qu’elle souhaitait voir, c’était des beaux orientaux bien basanés, des types sans défauts, musclés. Du coup, le clip n’a jamais été diffusé (rires)… La génération d’aujourd’hui a une approche assez différente de celle de ma génération : elle sait qu’elle n’a pas d’autre choix que celui de rester ici. Et ils vont se servir de l’image de Zidane pour réclamer leur part du gâteau, il va falloir leur apporter des réponses concrètes.
Jusqu’ici, la France avait fait barrage pour empêcher que des leaders issus de l’immigration s’imposent et c’est le sport qui a fait sauter le verrou. Mais bon, c’est que du football (rires)… Moi, j’ai 42 ans, j’ai vécu avec cette illusion qu’entretenaient mes parents : celle du retour au bled, un jour. J’ai vu mon père acheter une télé et la laisser dans son emballage parce qu’il pensait que le départ était proche. Maintenant, les jeunes n’ont pas l’intention de repartir et les vieux entretiennent l’impression, quand ils repartent en Algérie pour les vacances, que c’est un départ sans retour. Ils rêvent de l’Algérie comme d’un rocking-chair dans lequel ils pourraient se reposer maintenant qu’ils sont à la retraite, en attendant d’être enterrés sur leur terre, mais la situation là-bas ne permet pas ça. Alors ils y vont comme on va visiter une grand-mère malade. Et puis ils reviennent toujours.
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