Entre France incertaine et Algérie déchirée, Rachid Taha, Cheb Mami et Faudel, musiciens d’ici et de là-bas, évoquent le raï, le poids des traditions, l’exil et le souvenir d’un pays dont la blessure actuelle aggrave celle qu’ils portent déjà en eux.
On aurait pu intituler la chose Trois hommes dans deux galères. Mais l’issue est plus heureuse qu’on ne pourrait le croire. La rencontre que nous avons organisée entre Rachid Taha, Cheb Mami et Faudel est motivée par une même profession, la musique, et deux appartenances culturelles communes, l’Algérie et la France. Si Mami et Taha sont nés en Algérie, leur carrière s’est construite en France. Si Faudel a vu le jour dans les Yvelines, son art lui a été légué au bled. C’est dans l’entrelacement même de ces pratiques musicales et de ces expériences de vie que s’est forgée l’envie de les faire dialoguer, à l’heure où leur pays d’origine saigne quotidiennement et où les relations entre communauté maghrébine et société française sont loin d’être apaisées. Tous les trois vivent un rapport particulier au raï, genre populaire et réceptacle de toutes les pulsions refoulées, qu’ils exercent selon des modes voire avec des intentions différents. Leur présence dans les salons d’un hôtel parisien cher à Oscar Wilde avait, incidemment, une valeur symbolique. A travers eux et leurs réussites respectives, l’idée d’une véritable reconnaissance de cette partie si violemment niée de notre histoire et de nous-mêmes semble enfin possible. L’usage du mot « intégration », ressentie jusqu’alors dans toute son humiliante ambiguïté, devient, à la lumière de leurs parcours personnels, construits sur le respect d’une identité et la volonté d’une modernité, parfaitement dépassé. Ensemble, ils racontent une longue histoire qui unit l’Algérie et la France,
de Crémieux jusqu’à Khaled Kelkal. Du bruit, de la fureur, mais encore beaucoup d’espoir.
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Quelle est la situation du raï en Algérie ?
Rachid Taha Il existe un raï traditionnel, aux origines rurales, mais dont je ne comprends pas les paroles ! Mon père, en revanche, les comprend très bien. Ce raï parle des femmes. La femme symbolise le pays. C’est une manière détournée de parler de la situation sociale et politique, des désirs, des espoirs et des frustrations. De ce point de vue, les femmes ont leur espace elles aussi : dans les mariages ou au hammam, elles chantent leur frustration et leur envie de liberté. En fait, le terme « raï » signifie « opinion ». Dans les pays arabes, il y a d’un côté la musique officielle et de l’autre la musique de la rue. La radio passait le plus souvent la musique arabo-andalouse, et la musique officielle, c’était Oum Kalsoum, que l’on entendait à longueur de journée mais sans réellement comprendre le sens des textes, parce qu’elle chantait en arabe classique. C’était une forme de colonialisme : lorsqu’on passe des chansons que la majorité des gens ne comprennent pas, cela ne fait pas évoluer les choses. C’est un choix politique. Si on avait compris dès le début ce que chantait Oum Kalsoum, il n’y aurait pas eu cette confusion, ni cette popularité : ce qu’elle chante est plutôt mièvre et c’est toujours la même chose.
Cheb Mami Le problème est le même avec les informations en Algérie. Le présentateur parle l’arabe classique alors que peu de gens le comprennent. Chez moi, à Saïda, quand on regardait la télévision, mon père me demandait toutes les cinq minutes « Alors qu’est-ce qu’ils disent, qu’est-ce qu’ils racontent ? » Les gens qui parlaient l’arabe classique étaient les intellectuels, ceux qui avaient fait des études. Il y a même des familles qui ne parlent que le français chez elles.
Rachid Taha Il y a un complexe dans un pays comme l’Algérie par rapport à la langue arabe. Ça vient de la colonisation : parce qu’on a aussi été colonisés par les Arabes ! Il y a ceux qui ont accepté la colonisation arabe et ceux qui ont accepté la colonisation française. Se tourner vers la francophonie, c’était reconnaître que la France était un pays qui, malgré la colonisation, nous avait apporté une culture. Ceux qui parlaient l’arabe manifestaient une volonté politique de réaliser l’union arabe. Parler leur langue était une manière d’être accepté par des pays comme l’Egypte, la Syrie ou l’Irak. Ces trois pays étaient la référence en politique avec notamment le parti laïc Bass. C’était les années glorieuses. En Egypte, Nasser était le symbole de la révolution, il avait libéré l’Egypte, avait nationalisé le canal de Suez. En vérité, l’Algérie est un pays assez mélangé, il a plusieurs langues dans sa langue : du français, des langues du Maghreb, des mots espagnols aussi qui se baladent.
Cheb Mami Il y a des gens qui voulaient s’identifier aux Egyptiens, d’autres aux Français, mais, au milieu, il y a des Algériens, parce qu’on est quand même en Algérie, et le dialecte, c’est l’algérien.
Rachid Taha Il y a eu à un moment donné une cassure, une volonté politique qui a consisté à dire : soit on est arabe, soit on est francophone. C’est Boumédiène (président de l’Algérie de 65 à 78) qui a pris cette décision. Et elle est lourde de conséquences. Quand l’Algérie a décidé d’arabiser le pays, elle a demandé aux Egyptiens de lui envoyer des professeurs. Et l’Egypte nous a envoyé des nazes, des anciens taulards ou des intégristes pour donner des cours. Ces gens avaient été éduqués par les Frères musulmans. On leur doit ce qui se passe en ce moment. Ce sont eux qui ont importé les idées intégristes en Algérie, et même le look. Par rapport à ça, le raï a été une rupture parce qu’il a apporté un autre langage. Mais, en même temps, on voyait la limite de cette liberté : l’opposition à cette musique était très forte.
Y avait-il durant la guerre de libération les prémices de quelque chose de nouveau dans le chant, la musique ?
Rachid Taha Il y avait deux sortes de chanteurs : celui qui, proche du FLN, louait les moudjahidin, racontait l’épopée guerrière, exaltait le sentiment national ; et les autres qui se rendaient bien compte que ce n’était pas tout à fait ça et diffusaient des textes subversifs : les chioukhas par exemple mais eux étaient totalement censurés parce qu’ils chantaient la corruption. Ou bien certains chantaient en berbère, manière subversive de dire qu’il n’y a pas qu’une langue en Algérie : ça, ça ne passait pas du tout. Pendant longtemps, il y a eu les chanteurs proches du pouvoir qui exaltaient dans leurs textes les vertus de la révolution, mais sans esprit critique. Disons qu’il n’y a pas eu de chanteurs engagés.
Cheb Mami Il n’y a eu ni de Bob Dylan ni de Bob Marley.
Mami, le raï était-il déjà bien implanté lorsque tu as débuté ou s’agissait-il des balbutiements de cette musique ?
Cheb Mami J’ai débuté au moment du passage du raï traditionnel au raï moderne. Le raï traditionnel était joué par des gens de la campagne, avec des instruments non électrifiés et des paroles déjà engagées non pas d’un point de vue politique, mais parce qu’elles étaient en rapport avec l’affirmation de soi, du désir. Les jeunes l’ont un peu modernisé, ils y ont introduit des instruments électriques.
Rachid Taha Moi, j’ai connu le raï à travers les chioukhas : Cheick El Mammachi, Cheika Zouzou, Djenia. J’écoutais cette musique à l’âge de 12 ans, au hammam et dans les mariages, avec les femmes, à côté de ma mère. Il y avait la musique écoutée par ma mère et, d’un autre côté, la musique écoutée par mon père. Mon père, c’était plutôt le raï des champs parce que lui se bourrait la gueule, allait à la campagne, chantait le raï avec la gueule de bois, la main sur la tête. Avec l’autre main, il tapait en rythme et chantait. Ma mère, elle, chantait dans les mariages avec les chioukhas. J’écoutais également les radios européennes qui diffusaient les Who, les Beatles, les Rolling Stones, Bob Dylan. Cela a créé un monde à part. Je ne me suis pas dit « Je vais chanter, je vais faire du raï. » Cela faisait partie de ma culture, de mon univers : chanter en arabe, inclure des instruments clavier, oud ou derbouka. Qu’on l’appelle raï ou autre chose, ce n’est pas un problème. Le raï ou la musique ne s’arrêtait pas à l’Algérie, elle débordait sur le Maroc, la Tunisie. Donc, en France, quand j’ai commencé à faire Carte De Séjour, j’ai gardé toutes ces influences.
Mami, avais-tu le choix de faire une autre musique que le raï ?
Cheb Mami Non. Je n’écoutais pas de rock’n’roll. J’étais à Saïda. Je ne connaissais que Bellemou, Remitti. Je ne connaissais le raï que par les mariages. Puis j’ai commencé à chanter ces chansons dans la rue, avec mes copains en me disant « Moi je suis Bellemou, je vais faire comme lui. »
Faudel On a toujours un maître.
Rachid Taha Bellemou est le premier à avoir introduit un instrument moderne : la trompette. Mais il ne faut pas parler du raï sans parler de l’apport des juifs. L’Algérie a perdu une bonne partie de son histoire à partir de 1872, quand Crémieux a séparé les Algériens en mettant d’un côté les juifs, de l’autre les musulmans. Au Maroc, où cette séparation n’a jamais eu lieu, la vie musicale est actuellement beaucoup plus riche qu’en Algérie. Des gens comme Lily Bonishe, Line Monty ou Blond Blond avaient déjà introduit des instruments que l’on retrouve dans le rock : la basse, la batterie, l’accordéon aussi. On n’appelait pas encore cela du raï. C’est très important, la culture des juifs d’Algérie. Par exemple, le maâlouf est inscrit dans une tradition juive et arabe.
Les paroles du raï sont-elles subversives ?
Rachid Taha Non. La mise en avant d’une position critique n’a jamais vraiment existé dans le monde arabe. Et surtout pas dans le raï qui, pour moi, est plutôt l’enfant nord-africain de la variété française façon Frédéric François. C’est un style de chanson qui ne revendique pas de nouvelles valeurs, bien que depuis les récents événements en Algérie on assiste à l’émergence d’un nouveau style d’interprètes introduisant une dimension sociale et politique. Mais les chanteurs de raï en général n’écrivent pas leurs textes : ils utilisent des mots qu’ils retiennent, ils brodent par-dessus. L’originalité réside dans la liberté de ton. Mais on ne peut pas dire qu’il y ait de véritables positions politiques. Kalsoum ou Farid El-Atrache chantaient la même chose mais dans une langue différente et d’une autre manière.
Cheb Mami Ils étaient différents mais avaient un thème commun, qui était de chanter l’amour…
Peut-on chanter l’amour librement ou est-ce interdit ?
Cheb Mami Ce n’est pas interdit, mais tabou.
Cela a toujours été tabou ?
Cheb Mami Regarde. Nous sommes trois ici autour de cette table : aucun de nous n’écoute de chansons raï en présence de ses parents, aucun de nous ne regarde à la télévision deux personnes s’embrasser lorsque les parents sont dans la même pièce. Dès qu’il y a une scène d’amour, on change de chaîne.
En France aussi ?
Rachid Taha En France et en Algérie.
Cheb Mami Chez moi à Saïda, on était sept. Jamais je n’ai écouté du raï avec mon père, ma mère ou mes frères. Par contre, chacun a sa propre cassette, chacun l’écoute seul. L’interdit n’est même pas officiel : il est à l’intérieur de chacun de nous, c’est-à-dire que nous vivons dans la tradition.
Donc dans l’interdit ?
Rachid Taha Oui, dans l’interdit. C’est le problème. Tu as des familles où les filles ont la télévision dans leur chambre, les garçons en ont une dans la leur et les parents aussi.
Cheb Mami Ce n’est pas interdit, c’est une question de respect.
Faudel Une forme de respect entre nous.
Rachid Taha Oui, mais c’est ça qui nous tue. Je peux écouter du raï, je peux même embrasser une fille devant mes parents : ce n’est pas interdit. Mes parents ne m’ont pas dit « Si tu l’embrasses, tu es mort. » C’est moi qui ne veux pas agir ainsi parce que je leur dois le respect. C’est une manière d’être et une manière d’agir qui font partie de mon éducation. On en est victime, c’est ainsi.
Faudel L’éducation a été réglée de cette manière, c’est-à-dire que nos parents l’ont subie et ils nous l’ont fait subir. Je suis né en France, à Mantes-la-Jolie : pour moi, c’est plus ouvert. J’écoutais beaucoup de raï quand ma mère faisait la cuisine. Elle achetait elle-même ses cassettes au marché, à 20 balles pièce. Mais tu as des familles où c’est encore tabou.
Faudel Moi, c’est carrément autre chose. Ce qui m’a beaucoup aidé, c’est que ma grand-mère était medehet. Elle était chanteuse. Chez nous, c’était la gaieté. Je me rappelle que lorsque j’allais en vacances en Algérie, chez mes tantes qui vivaient avec ma grand-mère, chacune prenait un instrument par exemple un toubela, une petite percussion avec un bâton. Au moment du m’gille, la sieste de l’après-midi, nous ne nous couchions pas. Chacun jouait de quelque chose. J’étais auprès de ma grand-mère et elle chantait, elle chantait, elle chantait. Mon père, lui, n’a rien à voir avec la musique. Il habitait Fouka Ville, du côté d’Alger. Avec lui, non, il ne fallait surtout pas écouter du raï.
Quelles différences entre les thèmes abordés dans vos chansons ?
Faudel Comme disait Rachid, la plupart des thèmes qui sont exploités ont en commun l’amour. Moi, j’ai essayé d’exploiter divers thèmes. Par exemple quand j’entends un Dahmane El Harrachi chanter la vie quotidienne, je sais que je ne peux pas trop rivaliser. C’est un classique. Mais je parle du Val-Fourré dans la chanson Dis-moi, dont le texte est en français. En revanche, je ne chante pas sur l’alcool par exemple. Je n’ai pas besoin de le faire parce que c’est en vente libre ici, ce n’est pas un interdit.
Rachid Taha C’est un thème récurrent dans la tradition arabe, tous les grands poètes depuis Avicenne ont toujours chanté l’alcool et les femmes.
Cheb Mami En même temps, il ne faut pas oublier qu’en général, lorsqu’on parle d’une personne, c’est bisexuel. Lorsque tu dis « abibi » (chéri-e), cela peut s’adresser à un homme ou à une femme.
Est-ce que ce n’est pas une des forces et une des originalités du raï que de pouvoir s’adresser à l’autre sexe à travers les chansons ?
Cheb Mami En province, le rêve est de pouvoir aller avec sa nana à la plage… Mais c’est plus facile de le chanter que de le vivre ! Pourtant, encore une fois, ce n’est pas interdit. Simplement, ce n’est pas possible.
Rachid Taha Comme dans tous les pays arabes, au Maroc et en Tunisie par exemple, une partie de la population en Algérie peut totalement assumer ses choix. C’est une question de moyens, de classe sociale. Si tu as une bagnole en Algérie, tu peux baiser toutes les nanas que tu veux. Une voiture, c’est hyper-important. Ça facilite la drague. Mais c’est réservé aux fils de famille. Dans les pays communistes, il y avait la nomenklatura et les autres. Dans les pays arabes, il y a des gens qui ont les moyens de vivre leurs folies, leur sexualité, et une partie de la population qui ne le peut pas. Lorsque je vais en vacances en Algérie, sans voiture, ce n’est pas une vie. Parce qu’on continue à vivre quand même d’une manière un peu tribale. Tout le monde se connaît, alors tu es obligé de te barrer si tu veux respirer un peu. Il y a peut-être deux villes en Algérie qui offrent une certaine tolérance, Alger et Oran. Oran plus qu’Alger. Constantine, que dalle, et en Kabylie, pareil. Les Kabyles, ils viennent à Oran pour… Bon. C’est tout. C’est une histoire de moyens. Pourquoi le raï est-il venu de la campagne ? Parce que ce sont les ruraux qui sont le plus touchés par les interdits. Ils chantent l’ostracisme pour mieux s’en affranchir. Et donc ceux qui vivent leur liberté sexuelle ne supportent pas le raï parce que pour eux, boire de l’alcool, baiser une nana, c’est quelque chose de naturel. Ils font ce qu’ils veulent. Ce qui fait que le raï a été dénigré par cette partie de la population. Le raï vient vraiment de la population qui souffre le plus du manque de sexualité, d’affection, de cette partie du peuple qui ne vit pas ou pas grand-chose.
Faudel, est-ce que le problème des filles, des voitures et de l’alcool se pose pour toi en France ?
Faudel En France, les banlieues, c’est comme le bled. C’est à peu de choses près pareil que là-bas. Comme ils disent, c’est tribal. Tout le monde se connaît. La banlieue, c’est un village. Les gens savent tout sur toi. Si par exemple je sors avec une fille de ma cité, je ne peux pas l’embrasser dehors parce qu’il y a ses frères, sa famille. Ces interdits, je ne les exploite pas forcément. Quand je le veux, je me barre, je prends le train, je vais à Paris. Mais je ne le chante pas.
Rachid Taha Il y a une autocensure des chanteurs raï en raison du poids de la culture, ou plutôt de la tradition. Parce que je n’appelle pas cela de la culture : ça n’a rien à voir avec la religion musulmane ou quoi que ce soit. Ce sont, en Algérie comme au Maroc, des traditions anté-islamiques, d’origine rurale. A une époque, quand une fille désobéissait, ils l’enterraient vivante ! De là, déjà, l’importance des poèmes arabes pour dire cette réalité. C’est ainsi que dans le raï, la chanson arabe populaire, tu retrouves les mêmes thèmes : l’amour, la plage, le soleil. Ça devient une manière d’opposition, un truc subversif, non pas parce que c’est interdit politiquement, mais parce que c’est interdit dès la naissance. Par exemple, je ne fume pas devant mon père. Il ne m’a pas dit « Ne fume pas devant moi. » Mais lui-même ne fumait pas devant son père : c’est le respect. Il y a toujours ce mot « respect », qui est tuant. Mais les jeunes Beurs, eux aussi, perpétuent cette tradition. C’est une structure mentale. Moi, j’ai une patrie, j’ai une matrie. La patrie, c’est l’Algérie où je suis né, la matrie, c’est la France, l’Occident. Dans ma musique, qui est parfois anarchiste, je mélange un peu tout. Là, j’ai chanté un poème d’Abu-Nawas qui parle d’alcool : « Dis-moi quelle est la personne qui peut m’interdire d’être vivant, donne-moi du vin, laisse-moi boire ce vin…« C’est un écrit qui date du xème siècle et il n’a pas d’équivalent aujourd’hui : c’est le texte le plus subversif que j’aie trouvé. A un moment, il y a une reconnaissance. Dans mon public, certains se disent « Merde, on a une culture arabe ! » Au Liban et dans d’autres pays, ils en sont fiers. Parce qu’à un moment donné, on leur a fait tout perdre, les guerres, les territoires, la dignité. Et ils vivent, ils entendent ces mots, ils réfléchissent.
Dans quel sens ce poème les fait-il réfléchir ?
Rachid Taha Au niveau démocratique. On est encore muselé par la langue. La plupart des pays arabes vivent des dictatures, une féodalité. Lorsque j’ai commencé à faire de la musique, avec Carte De Séjour, j’ai chanté l’histoire du retour de l’immigré : « Prends 10 000 balles et casse-toi. » Il en a assez du racisme, de la xénophobie, mais lorsqu’il retourne là-bas, il y a aussi la xénophobie, le racisme. Les Arabes ne parlent pas de ces choses-là. Ce qui est intéressant, c’est qu’en ce moment ils essaient de retrouver une fierté. Parce qu’on les a tellement humiliés, avec la guerre du Golfe et le reste… L’image que l’on a de l’Arabe aujourd’hui est ancrée dans le passé et appartient au domaine du cliché : le nomade, l’homme du désert avançant sur un chameau, mangeur de dattes et buveur de thé. Ou alors c’est le terroriste, le GIA, le Hezbollah. Il n’y a pas d’exemple d’Arabe moderne, progressiste, positif ; l’Arabe progressiste, à la limite, c’est celui qui se débarrasse de son arabité pour se fondre dans le monde occidental et donc disparaître. Aujourd’hui, ils ont envie de se retrouver. Le raï prend en compte ce souci.
Le répertoire de ton nouvel album est composé essentiellement de chansons classiques. C’est plutôt un retour en arrière ?
Rachid Taha Il est composé de reprises. La raison de ma démarche est politique, sociale et, en même temps, musicale. Pourquoi politique ? Parce qu’on assiste à l’heure actuelle à un décalage entre ma génération et celle de mes parents. Les parents maintenant n’existent plus. Et c’est vrai qu’il y a une fatigue. Ils sont à la retraite. C’est la génération Citroën-Peugeot qui n’a pas eu le temps, ni la force, parce qu’elle était fatiguée, de transmettre un héritage. C’est la chose la plus terrible, c’est incroyable. Donc là, je me sens pratiquement une mission de reprendre ces chansons et de les faire vivre. Je l’ai fait parce que je suis plus âgé que les cheb actuels, j’ai une quarantaine d’années. Avant, nous avions encore un espoir, nos parents étaient encore dans la fleur de l’âge. Ils travaillaient à l’usine, en même temps ils gardaient le souvenir de l’Algérie, du Maroc ou d’un ailleurs. Les chansons qui datent des années 60, celles qu’écoutaient mes parents, je les ignorais. Mais en vérité, je les entendais, elles entraient en moi et aujourd’hui, les chanter est une manière de dire « Attendez, là il y a une histoire et c’est aussi la nôtre. » Ces chansons, je les aime d’un point de vue historique et pour la mémoire.
Faudel Moi, quand je vais en Algérie, je ne suis pas chez moi ; et puis ici, je ne suis pas vraiment chez moi. L’intégration, ça me casse les bonbons. On habite où ? On est où ? Nous, les jeunes qui venons de banlieue, on est forcément perturbés.
Qu’est-ce que ta venue en France, Mami, a changé dans la manière de concevoir le métier de chanteur ?
Cheb Mami En Algérie, il n’existait pas de structure, de manager, de maison de disques. En venant ici, je voulais casser ce mur entre les Occidentaux et le monde arabe. Chez nous, les gens connaissent beaucoup mieux l’Europe par l’intermédiaire de la parabole entre autres que les Occidentaux ne connaissent nos contrées. Le raï est un style très accessible, je voulais en profiter pour briser des barrières.
Ton arrivée ici est-elle en rapport avec les événements actuels ?
Cheb Mami Pas du tout. Je suis arrivé en 86, c’était encore calme à l’époque. Les problèmes ont commencé en 89. La première fois, j’étais venu pour acheter du matériel avant de revenir au bled. Et puis j’ai commencé à chanter dans des cabarets. En 86, pour le Festival Raï de Bobigny, un organisateur est venu exprès en Algérie pour me contacter, alors que j’étais à la Madeleine !
Tu as eu des problèmes de papiers ?
Cheb Mami Evidemment. C’était dur. La première fois, on n’avait pas besoin de visa, mais on devait quitter le pays dans les trois mois. Je restais deux mois et vingt-cinq jours, je me rendais en Espagne pour faire tamponner mon passeport et je revenais. Après, j’ai fait une demande de visa. Il a été très difficile à obtenir. J’ai d’abord obtenu des récépissés, puis une carte de résident valable un an, puis une carte de dix ans. Comme pour tous les jeunes Algériens, venir à Paris était un rêve. Je suis né en 66, je savais qu’il y avait eu la guerre d’Algérie, mais voir Paris n’en était pas moins un rêve. Je voulais du changement. Les Algériens sont attirés par la France, c’est presque instinctif. Quand je suis venu en France, mon idée n’était pas d’y rester. Je voulais retourner au bled et monter un groupe en utilisant le matériel que j’avais acheté avec l’argent gagné dans les cabarets. Mon rêve était de faire une carrière nationale, en Algérie. A la suite de mon premier concert, une maison de disques m’a proposé un contrat. Après, je suis resté. Ça s’est fait naturellement. Il n’y a pas eu un moment où je me suis posé la question de savoir si je voulais rester, ou rentrer. Il n’y a pas eu vraiment de rupture. Maintenant, je suis installé.
Rachid, tu es arrivé en France à l’âge de 10 ans. Quelle image avais-tu de la France ?
Rachid Taha Une image très précise. Je me rappelle qu’à l’Indépendance, mon père m’avait acheté une tenue treillis de moudjahid. Je me souviens des camions français qui partaient. La France était le pays que l’Algérie avait vaincu, c’était l’ennemi : mon oncle a quand même été tué par l’armée française. J’ai vécu un déchirement quand je suis parti, j’ai laissé ma famille, les copains. J’ai beaucoup pleuré. Je suis arrivé en Alsace en février, il y avait de la neige… Mon père est parti parce qu’il en avait assez. Il avait eu des problèmes, il faisait partie de ces bandes qui se bourraient la gueule, chantaient et allaient à la plage. A l’époque, il travaillait dans un hôpital psychiatrique. On l’a jeté en prison. Porter les cheveux longs et se bourrer la gueule, c’était la taule direct. Quand il en est ressorti, il s’est fait virer de son boulot. Il a immédiatement fait venir sa famille en France, contrairement à beaucoup d’autres. Ensuite, je me suis très vite intégré. Complètement. Parce que je savais que j’allais rester là.
Faudel, tu es né ici : tes parents te parlaient-ils du pays ?
Faudel Mon grand-père paternel a été tué pendant la guerre par l’armée française. Ma mère est venue en France avec ses parents, elle est allée à l’école. Ma grand-mère est repartie, elle avait trop le mal du pays. Mes parents se sont connus en France. Mon père travaillait chez Renault. Ils ne me parlaient pas beaucoup de ce qu’ils ressentaient. Ils me le cachaient, mais sans même vraiment s’en rendre compte. Par peur. Ils ne sont pas très cultivés. Ma mère n’a osé sortir dans la rue pour faire les courses ou rencontrer des amies que deux ans après son arrivée.
Rachid Taha La peur ne s’est pas arrêtée avec l’Indépendance. Le FLN a appliqué les mêmes règles que l’armée française. La colonisation n’était plus française : elle était algéro-algérienne. Il y avait la censure, l’interdiction de parler. On a laissé croupir les gens. Beaucoup d’immigrants venus de zones rurales ont emporté avec eux un sens de l’autocensure. Du coup, ici on ne parlait ni de la politique algérienne ni de la France, ou alors sous forme d’anecdotes. Mes parents regardent des chaînes algériennes toute la journée, par satellite. La modernité, via la parabole, les a ramenés là-bas. Ils sont nostalgiques. Certains artistes arabes remplissent des salles et les gens viennent les voir non parce qu’ils aiment leur musique, mais parce que ça leur rappelle le bled.
Faudel Je vois des Fatma pleurer quand je chante. Il m’arrive à moi aussi d’être ému, alors que je ne devrais pas avoir cette nostalgie-là : après tout, je suis né en France.
Mami, tu as toi aussi vécu un déchirement.
Cheb Mami J’ai parfois le mal du pays.
Aujourd’hui es-tu obligé de rester à Paris pour des raisons politiques ?
Cheb Mami C’est très dur de répondre à cette question. Même s’il n’y avait pas eu de problèmes en Algérie, je serais resté. Maintenant, j’ai une carrière en France. Je rentre environ tous les deux mois, pour voir ma famille, voir Oran, me ressourcer, m’ôter ce mal du pays.
Pour chanter aussi ?
Cheb Mami Non, je ne chante pas là-bas.
Tu serais en danger si tu chantais là-bas ?
Cheb Mami C’est clair. Si j’étais resté là-bas, j’aurais peut-être arrêté la chanson.
Quelle image de la guerre actuelle en Algérie vous vient en premier ?
Cheb Mami En tant qu’Algérien, je suis très choqué et très peiné de voir mon pays s’enfoncer dans l’horreur. Malgré nous, nous restons optimistes. Ça ne peut pas continuer. Mais on ne peut rien faire : nous sommes musiciens, la musique peut participer, mais elle ne peut pas régler les problèmes.
Rachid Taha La merde ne date pas d’hier. C’est la merde parce que c’est un pays musulman. La religion et l’Etat ne sont pas séparés. Il faut arrêter de dire des conneries. En Algérie, l’islam fait partie de l’Etat. Quand on allume la télé en Algérie, on tombe sur des versets du Coran. Le code de la famille, d’après lequel la femme reste inférieure à l’homme, n’est pas majeure même à sa mort, même si elle est ministre, ce ne sont pas les islamistes qui l’ont imposé (le code a été introduit par le général Chadli en 84). L’Algérie est un pays intégriste depuis des années, pas depuis cinq ou six ans. La Tunisie l’est un peu moins, parce qu’il n’y a pas ce code. Le code de la famille est un truc ségrégationniste. Il a eu pour conséquence de nier la place de la femme dans la société. Ce qui se passe aujourd’hui est une guerre de pouvoir, dont le peuple est la principale victime comme toujours. On a acculturé le pays, délibérément. Officiellement, l’histoire de l’Algérie commence en 62, avec son indépendance. Le reste, on l’a tout simplement effacé. Et c’est ce manque de repères, cette absence de vision historique, qui fait qu’une telle violence est possible aujourd’hui. Le destin de ce pays fut la colonisation, même avant que les Français ne s’y installent, puisque les Turcs et les Arabes se le sont approprié. Il y a une sorte de fatalité qui pèse sur ce peuple, l’impression qu’il ne se dégagera jamais de l’étau. Pour moi, la guerre d’Algérie n’a pas cessé depuis 1872, depuis Crémieux qui a introduit la séparation des juifs et des musulmans, la division du peuple. Les Juifs algériens étaient des Algériens présents depuis des siècles ! C’est la France qui est à l’origine de cette blessure : diviser pour mieux régner. Les colonels algériens ont continué cette politique.
Cheb Mami Je me réveille le matin avec l’Algérie en tête, je regarde toujours les infos avant de sortir.
(Pressé par son emploi du temps, Cheb Mami doit quitter la discussion).
Rachid Taha Ce qui se passe en Algérie, Kelkal, les villages, le procès Papon, tout est lié pour moi. Je connais bien Vaulx-en-Velin. Kelkal est un Français qui a appris l’islam en France. La lecture de l’entretien que Kelkal avait donné à un journaliste allemand montre bien qu’il s’agissait d’un jeune homme qui voulait tout simplement vivre, avoir la liberté de remplir sa vie (entretien de Khaled Kelkal par Dietmar Loch, Le Monde, 7 octobre 95). A côté de ça, il y a Papon. Les événements de Charonne et le massacre des juifs, ça nous ramène à Crémieux. Il y a une espèce d’hypocrisie. Mon rêve aurait été de devenir historien. De montrer l’hypocrisie et la fausseté de tout ce qu’on peut nous raconter sur l’histoire. Je crois qu’il faudrait arrêter de mentir au peuple. Ceux qui mentent aujourd’hui sont les mêmes que ceux qui mentaient hier. Colons ou colonels, ces gens ne veulent surtout pas accorder au peuple le bénéfice d’une certaine maturité et donc préfèrent lui mentir, comme on ment à un enfant parce qu’on le croit incapable de comprendre la vérité.
Est-ce que vos parents vous ont parlé de ce qui s’est passé à Paris le 17 octobre 1961, les Algériens que l’on jetait dans la Seine ?
Rachid Taha Non, mes parents sont analphabètes. Tout ce qu’ils savent, ils l’apprennent par la télévision ou la radio même pas par le cinéma, puisqu’ils n’y vont pas. Mes parents vont chaque année en Algérie, mais ils sont complètement paumés parce qu’ils se sentent, en quelque sorte, doublement trahis. D’un côté, ils ont cru à l’Indépendance, l’Algérie, c’était leur pays. Mais au bout d’un moment, comme il n’y avait pas de travail, il a fallu émigrer, donc se déplacer chez
l’ancien colon. Maintenant, ils sont trahis non seulement pour ce qui est de l’espoir mis dans la politique et dans l’Indépendance, mais aussi dans leur croyance en l’islam, parce qu’ils ne savent plus ce que c’est ces mecs qui tuent, c’est à des années-lumière de leur islam. Il y a enfin eu une autre cassure avec les parents : lorsqu’ils se sont rendu compte que leurs enfants ne retourneraient pas en Algérie. Un jour, j’ai eu une discussion avec mon père à ce sujet. Je lui ai dit qu’il m’était impossible de refaire le chemin inverse. Cette semaine-là, mon père a eu un accident de travail. Il a failli y perdre la main. Il travaillait depuis des années dans la même usine de textile de la région lyonnaise, il connaissait parfaitement la machine sur laquelle il bossait. Ça ne lui était jamais arrivé. J’avais un ami psychiatre qui recevait beaucoup d’immigrés. Il m’a dit que c’était très courant pour les hommes de l’âge de mon père : quand ces gens se rendent compte que la cassure est définitive pour eux ou leurs enfants, il y a presque toujours un accident du travail.
Faudel Mes parents sont paumés aussi. Ils sont conscients de ce qui se passe, mais personne ne sait qui fait quoi. On dit à l’heure actuelle qu’on essaie d’implanter le GIA dans les banlieues. Personnellement, je ne pense pas. Je n’ai pas vu ça au Val-Fourré. Je n’ai jamais été abordé. Il y a les gens de la mosquée du quartier qui vont voir les enfants, ceux qui font leurs petites conneries, pour leur parler, leur dire qu’il faut aller à la mosquée et prier, mais ça ne va pas plus loin. Là-bas, dans les banlieues, c’est vrai que parfois les jeunes sont abordés, que cela leur déplaît, mais ils ne le disent pas en face. Pour le ramadan, c’est pareil : toute l’année ils font leurs conneries, ils boivent et ils fument et quand c’est le ramadan, ils arrêtent de boire quarante jours avant, pour se purifier soi-disant. Je n’y crois pas à tout ça. Certains vont même jusqu’à cacher à leurs parents qu’ils ne font pas le ramadan. Il vaut mieux s’expliquer, donner ses raisons. C’est ça notre problème : on ne dit pas assez les choses, on ne marque pas suffisamment nos positions.
Rachid Taha Le problème est simple, d’ordre humain. A Lyon, on a mis des années pour avoir une mosquée. Toutes ces années passées à attendre une décision ont créé une espèce de frustration et d’opposition. Les jeunes deviennent négatifs, sur la défensive, et disent « Comment se fait-il que nous, deuxième religion de France, nous n’ayons pas un endroit pour prier et nous retrouver ? » Une mosquée ne sert pas qu’à la prière, c’est un lieu de rencontres, elle a une fonction sociale. A la limite, c’est l’ancêtre d’une MJC. C’est ainsi que ça a commencé. La plupart des jeunes ne pensaient pas du tout à la religion. J’avais un pote qui était un très bon chanteur de blues. Depuis, il est devenu imam. Kelkal, c’est quoi ? L’exemple parfait d’un jeune Français qui, à un moment où il ne savait plus qui il était, a été approché par un barbu. Et là, il y a des mecs forts, qui font un travail social, qui aident les familles et les jeunes, à l’école notamment. Ce ne sont pas tous des fils de putes intégristes. Cette différence que la France aime à cultiver entre les musulmans et les autres, et qui d’ailleurs existe en Algérie, crée une espèce de haine, fabrique des ghettos religieux.
Quelle est pour vous l’attitude à adopter face à la situation actuelle en Algérie : la passivité, l’engagement, une obligation de se tenir un peu à l’écart ?
Faudel Dernièrement, à La Villette, a eu lieu « Un Jour pour l’Algérie » : un bon truc selon moi. Tout le monde s’est recueilli dans le silence. Il y avait des comédiens, des chanteurs, des Noirs, des Blancs, des Jaunes. Tout le monde est venu nous soutenir. Et ça, c’est nouveau, c’est juste un peu dommage que cela n’arrive que maintenant. Il aurait fallu parler dès le début. La France a voulu aider l’Algérie et l’Algérie n’a pas voulu. L’orgueil, il faut parfois savoir se le mettre dans la poche.
Rachid Taha Que l’Algérie demande de l’aide à la France, c’est comme demander à ton ex-femme, qui s’est remariée et a fait des enfants, de revenir habiter à la maison. En même temps, il y a une noblesse dans cet orgueil. Les Algériens ont aussi du mal à obtenir des visas pour les autres pays arabes. L’image de l’Algérien révolutionnaire est encore très présente. Le peuple algérien n’en a rien à faire des manifs. Ce qui les intéresse, c’est de prouver au monde qu’ils sont maîtres de la situation. Donc ils sont contre toute ingérence. Ce que je comprends d’ailleurs. L’Algérie est un pays souverain. Pourquoi n’irait-on pas plutôt faire de l’ingérence aux Etats-Unis, en Angleterre ou en France ? Ce refus d’appeler à l’aide est plutôt sain. Mais le problème est dans la réponse que les politiques donnent : il n’y a aucune réponse. Le drame de l’Algérie est d’être un Etat assailli par beaucoup de questions difficiles : l’islam, l’arabité, la question de savoir si on doit travailler avec les Occidentaux, si on doit se tourner vers les Etats-Unis maintenant que la Russie est dans la merde, si on doit reconnaître Israël, si on doit se tourner vers le Maroc, le frère ennemi. Il y a quelques années, on disait que les Algériens étaient les lions du Maghreb, mais aujourd’hui… Toutes ces questions font qu’il n’y a pas de solution immédiate. Mais en même temps, il se
passe quelque chose. Il ne faut pas oublier que l’Algérie est l’un des pays arabes les plus démocratiques. Il y a des manifestations, des journalistes s’en prennent ouvertement au Président dans les journaux, la parole s’ouvre. L’Algérie est à la pointe de quelque chose, c’est un laboratoire, mais sanglant. Au lieu de sacrifier des rats ou des singes, on s’en prend aux villageois. Il y a un côté dramatique et révoltant mais aussi une lueur d’espoir. Je ne me souviens plus qui disait que l’Algérie était enceinte. Elle va donc accoucher de quelque chose, dans la douleur.
Comment vois-tu aujourd’hui l’évolution de la société française par rapport à sa composante algérienne ?
Rachid Taha Pour moi, la société française, ce n’est pas le Front national. Le problème, ce sont les idéaux du FN. Je considère qu’il y a plus de danger à voir des gens qui n’appartiennent pas au FN collaborer sournoisement. Je me souviens de mes années 80 passées à Lyon, ça commençait déjà. Depuis 73, depuis l’embargo sur le pétrole, on ne donne plus de travail à un Arabe et surtout pas aux Algériens. Impossible de trouver un logement. Je me souviens qu’on ne trouvait pas de logement simplement parce qu’on était né à Vénissieux. La société française a deux caractéristiques majeures : il y a des gens qui s’expriment et d’autres qui impriment (ceux qui font les lois). Il y a un décalage. En matière d’intégration, d’après l’Insee, parmi les communautés les mieux intégrées en France, les Algériens sont les premiers, mieux que les Portugais ou les Espagnols. Le problème est dans le discours. Daniel Bilalian et plus généralement les infos
à la télé sont plus néfastes que le Front national. Autre chose : je n’ai jamais aimé SOS Racisme. Ils étaient nombreux, ceux qui arboraient fièrement leur badge dans les années 80, les gens des médias en particulier, donc des gens de pouvoir, et qui dès qu’on leur demandait de se mouiller réellement, ne le faisaient jamais. Ce sont eux les collabos. On est en présence de collabos qui peuvent aussi bien devenir milices. Il faut faire attention. Cela concerne tout le monde, pas seulement les Beurs. En France, il y a de plus en plus de Blacks et d’Asiatiques, on est en train de passer d’une époque à une autre. Et si les politiques ne comprennent pas qu’il faudra, de manière républicaine, donner de la place à tous, dire que c’est bien cela la France, alors… Et pas le dire simplement dans une émission de variétés, entre l’accordéoniste et le rapper invité. Ce n’est pas un problème de race ou de religion, c’est un problème d’avenir.
Faudel A Mantes-la-Jolie, il y a l’une des plus grandes cités d’Europe, le Val Fourré. Et le centre-ville se trouve à des kilomètres. La fille de Le Pen s’est présentée à Mantes-la-Jolie et a fait un score de 29 % au premier tour des législatives, c’est énorme. En voyant ça, les jeunes se sont réveillés, ils ont voté massivement et l’ont écrasée. Le Pen aussi est venu à Mantes-la-Jolie, dans le centre-ville évidemment, pas en banlieue. Moi j’ai eu des problèmes avec NRJ : on m’a demandé si c’était possible de chanter en français Tellement n’brick parce qu’en arabe, ça ne passait pas ! J’ai fait une concession. Et eux ils font fini par jouer le jeu. Je suis entré dans les playlists de NRJ, puis de Skyrock, et je chante en arabe la plus grande partie de la chanson. Ils ont fait quand même un pas. Voilà, c’est significatif.
Rachid Taha Il y a une évolution mais dans le sens où nous sommes en train de nous imposer à nous-mêmes des quotas, des mots en français. Mais il y a aussi une évolution réjouissante au sens où les directeurs de programmes ont compris qui les écoute. Je me souviens de Douce France par exemple : c’était en français et ça ne passait pas. Parce qu’il y a aussi une peur qui vient d’en haut, de la direction. Une peur… j’allais dire un gros mot : vichyssoise. On a la trouille parce qu’on ne sait pas ce que la ménagère comme ils la désignent va penser. Alors parfois, dans certaines radios, il suffit d’un ou deux connards qui disent « Surtout pas d’Arabe sur la chaîne » pour que le mec bloque une chanson. A l’époque de Carte De Séjour, je ne te raconte même pas ! A un moment donné, on avait fait une anagramme et Carte De Séjour est devenu Art de Jouer Sec. Et au lieu de mettre nos photos, nous avions fait des dessins pour qu’ils ne nous identifient pas. C’était pour le disque Ramsa. La radio nous avait fait clairement comprendre qu’elle ne voulait pas de bougnoules sur l’antenne.
Douce France, une reprise de Charles Trenet chantée en français, a finalement été moins joué sur les radios que Ya rayah aujourd’hui, un morceau intégralement chanté en arabe : ça aussi, c’est significatif.
Rachid Taha Ah oui ! Si l’Algérie est un laboratoire au sein des pays arabes, eh bien la France est un laboratoire pour les pays européens. Je préfère vivre à Paris qu’à Londres ou en Allemagne. Je veux dire que je ressens moins les ghettos en France, même musicalement. Tu entends plus de langues étrangères à Paris qu’à Londres ou en Allemagne. Cela m’arrive des fois de discuter avec des Anglais. Ils ne savent même pas qui est Kiarostami, Satyajit Ray, c’est incroyable ! Les Anglais, ils viennent de découvrir aujourd’hui leur propre Carte De Séjour : Asian Dub Foundation. En France, l’évolution vient du fait que l’on s’est posé la question de l’autre. Ce que nous sommes en train de dire maintenant fait avancer les choses. Personnellement, je trouve qu’ici, malgré tout, on avance.
Faudel Bien sûr.
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