« Ceux qui respectent le règlement ne le respectent pas correctement ». A l’origine, c’est une punchline de Nekfeu. Aujourd’hui, la phrase-choc introduit les vidéos très fouillées de l’une des chaînes d’analyse rap les plus suivies sur YouTube France, « Le Règlement ». Nous avons discuté au téléphone avec son instigateur.
Illuminati. Sentiments. Immobilisme. Ces tags cryptiques imprègnent les analyses au cordeau du Règlement, chaîne Youtube explorant depuis presque un an les imaginaires du nouveau rap français. De l’analyse fine qui se détourne des buzz et des polémiques stériles pour mieux dépeindre les affects derrière les effets : l’amoureux solitaire Damso, les grands gamins désabusés de Columbine, les tourments narcissiques de Lomepal.
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De Django à VALD
L’homme derrière le Règlement aime qu’on le surnomme Max Brodi. Pour lui, le hip-hop est un énorme mash-up à la Tarantino, « un agrégat de sons individuels qui accouche d’une forme de cohérence globale« , nous explique-t-il au bout du fil. Brodi aurait pu consacrer un blog aux tops punchlines des rappeurs, juste « pour se marrer » mais il a préféré en faire des vidéos. Courant septembre 2016, la prose de Django l’incite à lancer sa chaîne YouTube. Alors que l’auteur de Fichu est très loin d’atteindre les 17 millions de vues, il lui consacre sa première analyse en se demandant si l’hurluberlu est plus qu’une simple « copie de Nekfeu« . Aucun hasard : le nom de sa chaîne, Le Règlement, émerge du flow effréné du rappeur français sur le morceau « Gère tes affaires » de 5 Majeur – « Des centaines de kilomètres de gens dehors, j’aimerais qu’on les mette devant / Ceux qui respectent le règlement ne le respectent pas correctement« .
27 ans au compteur, Brodi fait partie de ceux qui vivent leur passion du rap sur YouTube. Après onze mois de longévité, sa chaîne compte plus de 457 000 abonnés et quatre millions de vues totalisées. Moyenne d’âge de la mif ? 22 ans. Le Règlement est l’oeuvre d’un millenial qui a grandi en regardant les clips de The Game et Dr Dre sur MTV, n’a pas connu l’âge sacré des NTM, IAM et autres Lunatic, a répudié La Fouine et Diam’s puis s’est pris de plein fouet la nouvelle scène de l’ère 2010, des torpilles d’Alpha Wann aux 54 mesures de spleen de Jazzy Bazz, sans oublier la Fenêtre sur Rue d’Hugo TSR – « un album monstrueux« .
Le délire du Règlement est limpide. Contrairement aux autres youtubeurs, Brodi refuse d’incendier les hits de Maître Gims, de balancer une première écoute d’album ou une dissertation entrecoupée de sketchs potaches. Son style se distingue par la dissection pointilleuse et référencée des clips et morceaux qui dominent le rap d’aujourd’hui. Il cite Blaise Pascal pour étudier l’absurde cosmique de Vald, mêle mathématiques et Guizmo, surfe sur la poésie des mots sans craindre de se noyer parfois dans la sur-interprétation nerd. Une passion et des efforts de contextualisation qui le rapprochent de la communauté un peu zinzin de Rap Genius, le Wikipédia du rap. Depuis ses débuts sur Google Vidéos, Brodi s’envisage en enfant du web, abreuvé de l’état d’esprit des threads du forum Reddit, autre source d’exégèses capillotractées s’il en est.
Foda C en Antoine Doinel
A l’heure où les aficionados pleurent encore la mort de la presse rap, Le Règlement passe au crible les gimmicks des artistes, s’éternise sur un tempo, cogite sur des allitérations et des assonances, laisse les rimes multisyllabiques se faire écho. Au gré d’une narration gorgée de pop, les métaphores filées des petits génies du rap game épousent les contours cultes de Pulp Fiction, Scarface et Breaking Bad. « Illustrer l' »Eskimaux » de Nekfeu, cet egotrip super rapide, avec les images sanguinolentes de Kill Bill, c’est broder une liaison artistique » nous décoche Brodi, qui n’hésite pas à ponctuer son analyse des dabs en tornades de Foda C (Les Prélis) avec les images des Quatre Cent Coups de Truffaut. Antoine Doinel, le premier des enfants terribles ? On a déjà connu name dropping plus tarabiscoté.
« Le rap érige des ponts entre les arts, nous explique le vidéaste, c’est un genre musical qui te pousse en permanence à étendre l’horizon de ce que tu vois et de ce que tu entends. Quand tu écoutes le dernier album de Lomepal, tu as envie de découvrir toute la filmo du Kusturica. Le rap est une véritable porte d’entrée culturelle : ce n’est pas l’oeuvre en tant que telle qui importe le plus, mais son pouvoir d’évocation. Pas simplement les sons, mais les sentiments et émotions qu’ils canalisent. «
Des émotions très actuelles. 2.0. jusqu’au compte Insta, Le Règlement scrute avec une fascination salutaire la nouvelle école, ce rap moderne désoeuvré « de plus en plus réaliste, proche de ce que les gens vivent vraiment, en connexion directe avec eux« . Le vague à l’âme de post ados dont la dépression n’a rien de grand et la banalité rien de très médiatique, entre les envolées suicidaires de Vald, les court-circuitages du cyborg Nekfeu, la mélancolie de Lomepal et le « rap déstructuré » de Damso. Solitudes et lassitudes composent un art du naturalisme cru trop souvent résumé à un langage hypervulgaire et à un amour du trolling. Quitte à faire grincer les dents des puristes, Le Règlement attribue à ce « rap décomplexé » et inconscient ses lettres de noblesse. Résultat, la chaîne a été retweetée par Vald, série d’emojis coeur et dragons à l’appui.
« Du sale, du sale, du sale » (Rohff)
Aucune loi dans le crew du Règlement, si ce n’est une : « on t’fait du sale, puis on fait le ménage » (Columbine, Rémi). Après ses études de commerce, Brodi était destiné à se laisser endormir par le refrain du métro-boulot-dodo, déprimant comme du The Weeknd. Au final, en parallèle d’un job alimentaire anecdotique – le YouTube money ne fait pas toujours bouillir la marmite – l’intéressé a décidé d’emprunter la voie du « sale », cette dénomination urbaine qu’il emploie à chaque épisode. Une philosophie de vie autrefois imagée par les élucubrations fat d’Alkpote, aujourd’hui ravivée par les provocs de l’empereur Lorenzo. « Faire du sale, c’est s’affranchir des règles imposées par la société et déborder de cadre, quitte à aller trop loin et devoir recadrer par la suite, nous détaille-t-il, et si j’avais respecté le règlement correctement, je serais actuellement en costard en train de bosser dans un bureau, certainement pas en train d’analyser du rap sur YouTube !« . Un bel exemple pour la génération start up. Sans rire : ses plus jeunes abonnés lui avouent s’être motivés pour le commentaire du texte du Bac en streamant les épisodes du Règlement.
Fini d’blaguer, on passe à la suite. Quand il ne déguste pas les mélodies de Népal et l’innovant 4:44 de Jay Z, le jeune vidéaste bâtit son empire. Le mois dernier, Le Règlement s’est mué en radio participative sur YouTube. Un générateur de « Lourd Rap Indé » alimenté 24 heures sur 24 et sept jours sur sept par une clique de passionnés. 25 000 sons proposés par les abonnés dès le lancement du projet. 500 000 personnes connectées et trois millions de minutes visionnées au bout du premier week end. Une grosse bouffée d’air frais pour les habitués de Planète Rap et d’OKLM Radio. Lorsque l’on se branche sur le live YouTube aux alentours de trois heures du matin, des centaines de mélomanes s’envoient encore du « mamène » dans le plus grand des calmes.
Sur le Discord qu’elle s’est créée, la « mifa » s’échange des instrus et des freestyle amateurs à l’envolée. Désireux de raviver les vertus communautaires de la culture rap, Brodi rêve désormais de proposer « des émissions live, une sorte de radio libre nocturne, en interaction directe avec les gens« . Bref, on n’a pas fini de respecter Le Règlement.
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