Un magnifique songwriter américain revient à la vie après une longue traversée des enfers. On peut remercier Midlake et la ville de Denton, Texas, d’avoir sauvé John Grant.
Quel est ce type qui, sur son premier album, s’autoproclame reine du Danemark ? De quelle planète débarque cet individu qui nous accueille dans un français impeccable avant de s’excuser de parler moins parfaitement notre langue que l’allemand, l’espagnol ou le russe ? A quoi carbure l’olibrius qui nous déballe d’entrée ses états de service intimes : homo, ex-junkie et alcoolo en rémission douloureuse ?
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John Grant est à peu près un inconnu, même si, à la tête d’un groupe nommé The Czars, il a déjà noirci six albums d’un folk-rock élégant et ponctuellement fiévreux, sans toutefois que la lumière de la gloire ne parvienne à s’accorder avec celle de ses chansons. A notre rédaction, le premier album solo de Grant fut chaudement annoncé des semaines à l’avance par Simon Raymonde, le patron de son label Bella Union, à travers un long mail où ce grand pourvoyeur de joyaux pariait sa chemise que Queen of Denmark allait vite devenir pour nous celui de la couronne.
Ce bon Simon, qui a déjà courageusement publié quatre albums des Czars avec un retour sur investissement quasiment nul, aura fait preuve à propos de Grant d’une chevaleresque obstination. “C’est aujourd’hui l’un des disques dont je suis le plus fier, écrivait-il dans le mail. D’autant plus qu’il y a deux ans il n’était même pas envisageable que John puisse être en mesure de réaliser un album solo.” Confirmation de l’intéressé : “Je reviens de tellement loin que ce disque tient du miracle. J’ai dû batailler durement contre la drogue et l’alcool, nettoyer en profondeur tout ce qui était en train de pourrir en moi avant d’envisager de me remettre à écrire. Je devais également m’inventer une nouvelle peau, changer d’enveloppe musicale, repartir de zéro.”
C’est grâce à Midlake, vertueux collègues de label dont il fit la connaissance des années plus tôt au festival South by Southwest, que John Grant va non seulement remonter la pente sociale sur laquelle il avait glissé trop longtemps mais aussi retrouver la sérénité et l’envie de renaître à la musique. A Denton où il s’installe, enclave texane propice aux miracles artistiques, John Grant ne va pas uniquement trouver des musiciens capables de mettre en ordre les idées d’arrangements et de production qui se bousculent dans son crâne.
Au sein de la communauté des artistes locaux, et plus précisément dans le cercle amical où évolue Midlake, Grant n’a aucun mal à se fondre. Avec les Czars, les sentiments n’ont jamais dépassé le stade de l’entente professionnelle, et encore. “Nous n’étions qu’assez lointainement d’accord sur ce que nous souhaitions faire. Humainement parlant, il ne s’est jamais rien passé. Si, il y a parfois eu de la haine entre nous.” Chez Midlake en revanche, le courant humain est aussi important que celui qui circule entre les instruments et la console. Tout chez eux est connecté et parfaitement fluide entre la vie hors et à l’intérieur du studio d’enregistrement. C’est à cette communion parfois solennelle que l’on doit ces chefs-d’oeuvre paisibles que sont The Trials of Van Occupanther ou le récent The Courage of Others.
C’est elle aussi qui profite aujourd’hui à ce premier album de John Grant qui, de la première seconde à l’ultime note, semble transporté par la grâce et soudé par l’harmonie. Les Czars, aussi remarquables furent-ils par moments, n’ont jamais constitué un véhicule assez performant pour la voix première classe de leur chanteur ni pour ses textes, qui brillent autant ici par leur emballement émotionnel que par leur cynisme à froid, à la façon d’un Rufus Wainwright, sans les manières follasses. “J’ai voulu changer le monde mais je n’ai même pas réussi à changer de sous-vêtements”, s’amuse Grant sur la chanson Queen of Denmark.
“Il y a des chansons qui vont vous faire pleurer et d’autres qui vous feront rire”, avait prévenu Simon Raymonde. Il disait vrai, notamment en conseillant de préparer les mouchoirs. TC and Honeybear, au ciel traversé par un choeur de sirène inspiré selon son auteur par le générique de Star Trek, donne d’entrée la mesure d’un album qui fait frissonner. Derrière I Wanna Go to Marz, premier single où l’on retrouve toute la majesté des orchestrations spatiales de Midlake, avec un final en forme de fugue baroque, suit le bouleversant Where Dreams Go to Die, qui ressemble à ce qui aurait pu se produire si Elton John était un jour entré dans le corps de Neil Young.
Avant de rencontrer les bons samaritains de Midlake, qui auront offert la plus belle parure acoustique dont pouvaient rêver ses chansons, John Grant était plutôt parti pour enregistrer un disque fortement empreint d’électronique. “Je cherchais à l’époque à me détacher du son soyeux des Czars, je voulais retrouver le plaisir que j’éprouvais, adolescent, à écouter de la new-wave synthétique, Gary Numan ou Visage, et des groupes néoromantiques comme Adam & The Ants. J’étais également fan d’a-ha, mais les gars de Midlake m’ont détourné de mon chemin initial. C’est sans doute tant mieux pour le moment car l’album ressemble à celui dont je rêvais depuis mes débuts. Mais sur le prochain, j’espère que l’influence d’aha sera beaucoup plus présente.”
On n’est pas pressé d’entendre ça, ni cette version de l’Etude pour piano n°1 de Chopin façon Kraftwerk dont il promet également d’encombrer le successeur de Queen of Denmark. Pour la première fois de sa vie, John Grant se sent libéré et il en profite à fond. Inutile de voir en lui un ultraconservateur des bonnes manières indie-rock, il préfère citer à tour de bras des références peu orthodoxes comme Abba, les Carpenters, Journey ou Supertramp. “Avec Midlake, nous partageons ce goût pour le son chaleureux des seventies. L’essentiel de l’album s’est réalisé en pensant à des groupes comme Bread ou aux singles d’Abba qui nous ont tant marqués enfants. Personnellement, j’ai plus été touché par ces musiques mainstream que par le punk-rock qui me semblait le prototype de la musique anti-gay, agressive et machiste.”
Au coeur de Queen of Denmark sont ainsi nichées des compositions légèrement déviantes qui rappellent le soft-rock bourgeois d’un Billy Joel (Chicken Bones) ou la pop saccharinée façon Gilbert O’Sullivan (l’irrésistible Silver Platter Club). Même les synthétiseurs, utilisés avec parcimonie et pas mal d’humour, paraissent tout droit sortis des séries SF des années 70, à la manière d’un Grandaddy, sur Outer Space ou encore Jesus Hates Faggots.
Ce dernier titre (“Jésus- Christ déteste les pédés”) libère une grande partie des douleurs qui ont longtemps comprimé John Grant, enfant d’une famille ultracatho du Michigan où l’on fréquentait l’église trois fois par semaine et où l’homosexualité était considérée comme une maladie pire que la vérole. “Dès l’âge de 8 ou 9 ans, j’ai pris conscience de ma différence sexuelle et compris qu’il me faudrait partir de là où j’habitais si je voulais vivre à peu près normalement. J’ai découvert la langue allemande à la même époque en écoutant les disques de Nina Hagen et, quand j’ai eu l’âge requis, je suis parti pour l’Allemagne dans l’idée de devenir interprète. Apprendre d’autres langues était une façon d’entrer en communication avec les autres mais je cherchais d’une certaine façon à susciter l’admiration pour mieux être accepté comme homosexuel. C’était assez puéril.”
Son bourlingage linguistique l’entraîne également en Russie, où sa fascination pour la grandeur des tsars donnera son nom à son premier groupe lorsque Grant retournera aux Etats-Unis au milieu des années 90 pour s’installer à Denver, dans le Colorado. Les Czars, on l’a dit, ne donneront rien, sinon de beaux disques à redécouvrir une fois que Queen of Denmark aura enfin placé John Grant sur la mappemonde des songwriters les plus importants de l’Amérique contemporaine.
Pendant les quelques années d’incertitude qui ont séparé le dernier album des Czars de celui de la renaissance solo de Grant, ce dernier a vécu entre New York et Denver de petits boulots dans l’industrie médicale ou dans un restaurant français où l’on projetait des films sur les murs en guise de décoration. “J’ai vu Le Mépris au moins deux mille fois, en alternance avec A bout de souffle. C’était agréable. Il était plus difficile de devoir tout apprendre des vins français, des subtilités des cépages et de la variété des arômes sans avoir le droit d’en boire une seule gorgée. Mais je ne replongerai plus dans l’alcool, même si je dois me priver de ces plaisirs fabuleux.” Par chance, le seule vice dans lequel John Grant a fini par sombrer à nouveau est celui de l’écriture et du chant. Cette fois, c’est nous qui allons devoir batailler ferme pour parvenir au sevrage.
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