Mardi 10 mars, Robin Thicke et Pharrell Williams étaient condamnés pour avoir plagié « Got To GIve It Up », tube de Marvin Gaye datant de 1977. Si le verdict oblige les artistes à verser près de 7,4 millions de dollars aux ayants droit, il est avant tout révélateur d’une certaine forme d’hypocrisie qui règne dans l’industrie musicale aujourd’hui, et plus particulièrement au niveau de la notion d’emprunt.
Ce mercredi, Robin Thicke et Pharrell Williams ont été condamnés par un tribunal de Los Angeles pour avoir plagié le tube de Marvin Gaye, Got to Give It Up, datant de 1977. Le procès a duré près de deux semaines et la délibération deux jours. Le verdict a été rendu public : les deux co-auteurs-compositeurs doivent verser la bagatelle de 7,4 millions de dollars aux ayants droit de Marvin Gaye.
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Dans la foulée, Robin Thicke, Pharrell Williams et T.I (crédité en tant que co-auteur, mais pourtant pas condamné) déclaraient :
« Nous respectons cette procédure judiciaire, mais nous sommes extrêmement déçus de la décision prise aujourd’hui, car elle crée un précédent horrible en ce qui concerne la musique et la créativité. Blurred Lines provient du cœur et de l’esprit de Pharrell, Robin et T.I, et pas de quelqu’un d’autre ni de quelque part d’autre. Nous sommes actuellement en train de réexaminer le verdict et d’étudier nos options, vous entendrez très rapidement parler de nous à propos de cette affaire. »
Si le mot « appel » ne fait pas partie de la déclaration officielle, c’est tout comme. Pendant deux semaines, le procès a vu se produire une bataille rangée entre les deux parties, chacun défendant sa position mordicus. D’une part, les avocats de Robin Thicke, qui déclaraient que l’on pouvait difficilement parler de plagiat à partir du moment où les notes n’étaient pas copiées, et que la famille Gaye n’avait pas l’apanage « d’un genre ou d’un groove ». D’autre part, les ayants droits de Marvin Gaye ont insisté sur le fait que Robin Thicke et Pharrell avaient intentionnellement composé Blurred Lines en ayant en tête Got to Give It Up afin de la moderniser. Le jury avait pour instruction de se concentrer uniquement sur la mélodie, et pas sur les arrangements ni sur la rythmique (pourtant à l’origine l’objet de la controverse). L’issue du procès a finalement donné raison aux plaignants.
http://www.youtube.com/watch?v=wXKghTAwFGU
Pendant le procès, l’avocat de Robin Thicke et Pharrell Williams, Howard King avait déclaré :
« La mauvaise décision prise ici va étouffer la créativité des musiciens et des maisons de disques qui les financent, en leur signifiant qu’ils ne peuvent honorer un genre, un style ou un groove. Cette histoire est plus importante que l’argent. Cette histoire affecte la créativité des jeunes artistes »
Si ce genre de déclaration est à relativiser (à en croire les intéressés, le devenir de la pop-music serait en jeu ici), cette affaire en dit long sur les rapports flous entre la notion d’emprunt et de plagiat dans la pop-music. Le problème n’est pas nouveau : on se souvient notamment de George Harrison avec sa chanson My Sweet Lord en 1970, accusé d’avoir plagié le He’s So Fine popularisé par les Chiffons en 1963. Et si l’on se fie uniquement à la mélodie, le parallèle était en effet autrement plus frappant :
http://www.youtube.com/watch?v=0kNGnIKUdMI
Car comme le souligne le LA Times, d’un strict point de vue musical, Blurred Lines et Got To Give it Up diffèrent dans la structure, Blurred Lines comportant plus de changement d’accords et de patterns répétés que son homologue.
En dehors de ces considérations cosmétiques, on pourrait même arguer qu’un des fondements mêmes de la pop-music se situerait dans l’emprunt. Sur le site du LA Times toujours, le journaliste Randall Roberts déclare :
« Pour chaque visionnaire, on trouve des centaines de plagiaires, la seule différence résidant dans le fait que l’un va célébrer cet emprunt alors que les autres vont le taire. Qu’était le Message de Grandmaster Flash, si ce n’est une version politisée de Rapper’s Delight, l’hymne fêtard du Sugar Hill Gang ? Et que penser de l’originalité de What’d I Say de Ray Charles, dont les sources peuvent être remontées jusqu’aux années 20 ? »
D’ailleurs, Robin Thicke ne s’était pas caché s’être inspiré de Got To Give It Up, pendant les interviews effectuées lors de la promotion, ce qui montre que pour lui, le problème ne se posait tout simplement même pas. Dans le magazine Billboard, il déclarait :
« Pharrell and moi étions dans le studio en train de faire des disques, et puis le troisième jour je lui ai dit que je voulais faire quelque chose dans le style de Marvin Gaye, en particulier Got To Give It Up, une de mes chansons préférées de tous les temps. Donc il a commencé à s’amuser avec des percus, il a commencé à faire ‘hey, hey, hey’, et une heure et demie plus tard la chanson était née. »
Cette déclaration montre également que les problématiques inhérentes à ce genre de débat ont considérablement évolué depuis les années 70. D’une part, le studio n’apparaît plus comme un temple inviolable, où les influences seraient mises au placard et les inspirations balayées. Brian Eno lui-même déclarait :
« Quand on mettait les pieds en studio, autrefois, on entrait dans un espace clos, délibérément débarrassé de toute musique, parce que la seule musique que vous étiez supposé entendre devait être la vôtre. Et soudain, la librairie musicale universelle est à portée de tous, en tant que référent matériel. Je pense que ça a considérablement changé la manière dont les gens travaillent, aujourd’hui. En tant que compositeur, je trouve que ça marque une différence énorme, c’est comme si on effaçait l’Histoire à chaque fois qu’on entre en studio »
Aujourd’hui, les influences ne sont en effet plus cachées, et sont même fièrement portées en bandoulière, ce qui est avant tout révélateur d’une époque portée sur la citation (et qui pose aussi le problème du revivalisme à outrance, certes, mais c’est un autre débat).
Le rapport au son et aux différents modes de consommation de la musique a tellement été démocratisé, mis à plat et dématérialisé que parler de propriété artistique rend quasiment le débat caduque. Il suffit aujourd’hui de « shazamer » un morceau entendu en boite ou dans un bar pour obtenir le titre instantanément, et le rechercher ensuite sur les plateformes que sont Spotify ou Deezer. Sur les pages Facebook des évènements (particulièrement electro), combien de fois lit-on le commentaire « track id please » en-dessous d’une vidéo ? De plus, chacun peut enregistrer un album chez soi avec des moyens minimum et le diffuser quasiment instantanément, via Bandcamp, Soundcloud, Youtube, etc…
La musique est aujourd’hui accessible partout et tout le temps, que ce soit au niveau de la consommation comme de la création, et n’est plus seulement l’apanage d’artistes/compositeurs/interprètes/producteurs enfermés dans leur tour d’ivoire/studio et ayant le contrôle total, aussi bien sur la composition que sur la réception de ce qu’ils ont à offrir. Ce n’est pas pour rien que la couleur musicale d’aujourd’hui se caractérise par un abolissement des frontières et un décloisonnement des genres, styles et intentions. Et Blurred Lines apparait clairement comme un des nombreux symboles de cet esthétique de l’emprunt, présent tout au long de l’Histoire de la pop-music, mais encore plus criant aujourd’hui. Il n’est donc pas interdit de penser que le procès intenté aux auteurs du titre relève d’une certaine forme d’hypocrisie.
Et en effet, la convocation des grands croque-mitaines que sont l’honnêteté artistique ou la propriété intellectuelle ne changera pas grand-chose à cette affaire, qui reste avant tout une histoire de gros sous, et rien d’autre. Si Blurred Lines n’avait pas été un tube interplanétaire, personne n’aurait rien eu à y redire. L’emprunt a toujours fonctionné de la même manière dans la pop-music, et ce n’est pas cette condamnation qui doit servir de frein à la création. Il est toujours utile de le rappeler, à l’heure où les frontières entre les artistes, les genres, les compositions sont de plus en plus perméables, divisibles et utilisables. Et un moment, il va peut-être falloir s’y faire.
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