Entre 1963 et 1964, Gainsbourg sort des caves de Saint-Germain. La fièvre de la pop anglaise, des rythmes caraïbes puis africains gagne deux de ses albums les plus charmants : le minimaliste Gainsbourg confidentiel et l’exubérant Gainsbourg percussions. Une période bénie.
Nous sommes en 1963. Dans le carton des tickets, ah ça oui, des p’tits trous, des p’tits trous, Gainsbourg en a fait : mais pas encore fait son trou, pas encore fait de carton. Gainsbourg est surtout auteur, costume mal ajusté en tente de cirque, derrière des voix moins cassées, moins amochées, moins “burinées par la nicotine” que la sienne.
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En 1963, quand paraît Gainsbourg confidentiel, il fait déjà le chanteur depuis cinq ans, à la base poussé au vice par son fan Vian. C’est son cinquième album et, malgré tout, le chanteur reste confidentiel : il est pourtant déjà à la tête d’un répertoire inouï, que d’autres se sont chargé·es de traîner sous les projecteurs.
Sur le précédent album, sobrement intitulé N° 4, Gainsbourg a commencé la valse des hésitations : il sent que les années 1950, leur rangement par genres et leurs arrangements inoffensifs, sont finies. Le jazz, le mambo, la rumba pour thés dansants, Gainsbourg en a sa tasse : du twist à la bossa qui roule sa bosse, il accorde son verbe précieux à des rythmes plus canailles, moins guindés. Lui qui, pour le reste de sa carrière, aura toujours en horreur la peur d’être dépassé, voire de ne pas précéder, est alors largué.
A 35 ans, il sait qu’il lui reste peu de temps pour son rendez-vous avec la gloire
A 35 ans, il est déjà un vétéran, une antiquité pour les yéyés, qui ne s’embarrassent pas des élégances, du raffinement suranné de son écriture. L’époque n’a que faire de la préciosité de son style. Les jeunes pousses, déjà, commencent à s’exprimer en manchettes, en onomatopées, en mots identitaires, insulaires. Et Gainsbourg veut en être, sent que le vent tourne, et qu’il ne charrie pas fatalement la poussière austère de l’après-guerre.
Une nouvelle génération éclot, notamment en Angleterre. Le gris est son ennemi. Elle s’invente une grammaire radicalement neuve, simplifiée, que Gainsbourg, trop élégant, trop érudit, ne peut encore parler : il en est encore à comparer les arts majeurs et les arts mineurs, hiérarchie dépassée que les années 1960 se chargeront de piétiner. Mais, très vite, il trouvera dans cette agitation le rythme de sa petite musique : trop digne déjà pour singer les Anglo-Saxons comme les neuneus et les nunuches de Salut les copains, il s’empare avec perversité des nouveaux codes, des nouveaux sons.
“J’étais célèbre mais je ne vendais pas beaucoup (…). Je savais que ça allait rigoler un de ces quatre”
Ils les pervertit, les détourne – détournement d’art mineur. Grâce à Gainsbourg, Boris Vian – mort avant d’avoir pu vraiment réussir son pari d’adapter le français au rock naissant – tient une sacrée revanche. Mais les yéyés vont stopper cet élan, faire régresser la France et lui faire quasiment rater les années 1960.
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Gainsbourg, perplexe, se cherche donc. Mais il sait que l’avenir n’est sans doute pas pour lui dans le réalisme ou le commentaire social qui sert de turbine à la chanson rive gauche. Pendant l’automne 1962, il vient pourtant de cartonner, pendu dans les cordes vocales de Juliette Gréco, avec La Javanaise. Mais c’est une langue mourante pour lui, et il sait qu’à 35 ans il ne lui reste que peu de chances, peu de temps pour son rendez-vous sans cesse repoussé avec la gloire. “Auteur maudit, disait-il de son statut d’alors. J’étais célèbre mais je ne vendais pas beaucoup […]. Je savais que ça allait rigoler un de ces quatre.”
Plus ou moins chez les yéyés
“J’en ai ma claque, de ce cloaque”, s’énerve le poinçonneur des Lilas ? Gainsbourg le prend au mot et s’évade des caveaux. “Des gars s’la coulent douce à Miami/Pendant c’temps que je fais l’zouave/Au fond d’la cave”, continue le poinçonneur, décidément bon conseiller ? La musique de Gainsbourg se fait cool, se fait douce et latino. Il a surjoué le mâle ? Il se fait minimal.
Basse, guitare et chant, Gainsbourg confidentiel (1963) est en quelque sorte le premier album de Gainsbourg. Ça deviendra d’ailleurs une habitude : à chaque nouvelle volte-face, à chaque nouvelle réinvention, Gainsbourg sortira un premier album. Il commence par Chez les yé-yé et ceux qu’il appelle les “énergumènes électrifiés” vont prendre cher : il est trop vieux, trop cassé pour s’afficher bras dessus, bras dessous avec elles et eux dans l’insouciance des pages glacées ?
En pygmalion, il se chargera de leur faire les poches. “J’irai te chercher ma Lolita chez les yéyés…” Littéralement : parlant des France Gall, des Petula Clark qu’il fera ensuite chanter, il dira : “Je suis devenu un maquereau. C’est-à-dire que je les mettais au tapin et que je touchais les droits d’auteur.” L’argent, cette matière première de toute flambe, n’étant plus un problème (“Enfin poser ma pelle/Et chauffer ma gamelle”), Gainsbourg peut alors faire les albums qui lui chantent – et ça commence par une voix plaintive, douce et amère.
Sait-on jamais où va Gainsbourg ?
Sur Gainsbourg confidentiel, les rythmes ont beau chalouper, la chaloupe est bateau ivre sur vague à l’âme. La confusion de Gainsbourg y est palpable, la grâce également. Notamment sur La Saison des pluies, chanson impensable en 1963 dans sa complexité de trois fois rien, sa noirceur. Boris Vian, peu avant sa mort, avait dit de Gainsbourg qu’il serait un jour le Cole Porter français.
Crooner sophistiqué, arrangeur casse-cou, Gainsbourg lui donne ici parfois raison : son malheur fait le bonheur de la chanson française régénérée, notamment sur un Elaeudanla Teïteïa, qui saborde son écriture jusqu’ici littéraire, voire romanesque en une psalmodie de voyelles, épelant jusqu’au mantra le prénom de Lætitia.
Car si Sait-on jamais où va une femme quand elle vous quitte est ici une survivance de l’ancien régime, les mots et leur rythme claquant, de langue sur palais, sont déjà ailleurs, évadés de la rive gauche et des années 1950. Ecriture sabordée, réduite brillamment à des mots clés, des jeux espiègles et des figures de style (allitérations, virelangue…) ; écriture épurée comme cette musique minimale mais jamais austère, illuminée par la guitare furtive du manouche Elek Bacsik.
Gainsbourg part en bamboche
Après cette cure d’ascétisme, cette mélancolie qui colle à la langue, le contraste qu’offre Gainsbourg percussions est saisissant. Le fidèle Alain Goraguer est de retour à la direction musicale, et la liesse est palpable. Après “la saison maussade” de l’amour fusillé, c’est le carnaval. Avec une poignée de musiciens au gai savoir – les jazzmen dératés, déchaînés Pierre Michelot, Christian Garros, Eddy Louiss et Michel Portal –, Gainsbourg part en bamboche.
La Nouvelle-Orléans, les Caraïbes, l’Afrique ou l’Amérique du Sud définissent la géographie naïve et hors du temps (où sont les yéyés, soudain, dans cette jungle voluptueuse ?) de cette musique farouchement rythmique, violemment heureuse. Il n’y avait aucune batterie sur Gainsbourg confidentiel ? Onze mois plus tard, Gainsbourg percussions en accueille des tombereaux. “C’est la vie/Vie de chien/Chien de temps/Tant qu’à faire/Faire les cons/Qu’on se marre.”
Un goût jouisseur pour le jeu de mots couillon et les plantureux chœurs féminins
Grosse éclaircie, ciel radieux : La Saison des pluies est bien loin. Car même si le suicide revient sur le tapis (Quand mon 6.35 me fait les yeux doux), même si la mélancolie pointe encore sur le cinétique Ces petits riens, c’est cette fois-ci une comédie goguenarde plus qu’un film noir que dirige Gainsbourg, cabotin clopin-clopant, cahin-caha, câlin malin.
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Tout rigolard, il y peaufine quelques trademarks à venir, notamment un goût jouisseur pour le jeu de mots couillon et les plantureux chœurs féminins. Surtout, pour la première fois à cette échelle, il devient le pilleur génial qui, durant toute sa carrière, vampirisera l’air du temps à des fins personnelles, intimes. Là, l’objet du larcin s’appelle Drums of Passion, premier album de world music enregistré aux Etats-Unis, dès 1959, avec un triomphe à la clé : cinq millions d’exemplaires vendus.
Un album aussi riche que singulier
C’est Guy Béart qui aurait ramené de New York cet album du Nigérian Babatunde Olatunji à Gainsbourg. Le culot de ce dernier est inouï, qui pille sans le citer Akiwowo pour New York-USA ou Jin-Go-Lo-Ba pour Marabout. Qu’on ne s’offusque donc pas si, quelques décennies plus tard, un autre vol transatlantique sera commis, avec le même aplomb, par Beck, qui pillera allégrement des chansons de Gainsbourg.
Vu de loin, on a du mal à imaginer l’accueil abasourdi que la France a dû réserver à un album aussi riche, singulier et pourtant tubesque. On connaît ainsi tous·tes par cœur New York-USA ou Couleur café. Gainsbourg y jubile, libéré, intime de chaque son, de chaque percussion, sur cette BO de lupanar peinard. “L’art abstrait a fait éclater la peinture : quand en musique on fait éclater les formes, il ne reste que les percussions, au désavantage de l’harmonie”, confiait Gainsbourg à Gilles Verlant.
En même pas un an, de 1963 à 1964, du minimal Gainsbourg confidentiel au maximal Gainsbourg percussions, Gainsbourg est ainsi passé du fusain à l’action painting, de l’harmonie (négative) aux percussions (positives). Certes, on est encore loin de l’insolence, de la fertilité, de la surenchère de ses années héroïques, de 1966 à 1969. Mais c’est, en direct, un prodigieux apprentissage de la liberté, de l’émancipation. On y découvre un musicien de Paris qui prend le monde à son cou.
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