Comme une parenté secrète pour les deux artistes, dont la marraine pop serait Françoise Hardy… Entre « Songbook », un album de reprises pour lui, une Victoire de la musique pour elle, libres propos sur leurs influences multiples, la création artistique (et ses pannes).
Ils n’ont ni single, ni album, en commun, mais Clara Luciani a déjà assuré, à ses débuts, la première partie de Benjamin Biolay. Tous deux incarnent surtout une même conception de la chanson française, où la poésie va de pair avec la pop, tour à tour joueuse et mélancolique.
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D’où notre envie de réunir ces deux fervents admirateurs de Françoise Hardy (pour qui il a écrit, et qu’elle a rencontrée à plusieurs reprises) au même vague à l’âme voilé de légèreté. Une insouciance tourmentée et une sensibilité à vif qui n’empêchent pas un solide sens de l’humour.
Quatre Victoires de la musique et huit albums pour lui – dont le dernier, Songbook, est un recueil de reprises réalisé en duo avec son ami Melvil Poupaud –, la Victoire de la révélation scène 2019, un premier album solo justement baptisé Sainte-Victoire et trois Olympia en vue pour elle : vingt ans les séparent mais une chose est sûre, Clara marche d’ores et déjà dans les pas de Benjamin, avec cette même envie d’en découdre et la confiance d’avoir, sous leurs seins, des grenades.
Clara, avant de le rencontrer, quelle relation avais-tu à l’œuvre de Benjamin Biolay ?
Clara Luciani — J’ai découvert Benjamin au lycée avec l’album La Superbe. Je connaissais la chanson Reviens mon amour et je l’écoutais en boucle. Du coup, ma cousine m’avait offert l’album à Noël. J’ai été très touchée d’abord par la voix de Benjamin, puis ses textes. Et aussi très impressionnée par ses arrangements. A cette époque, j’écoutais déjà de la chanson française, mais ce n’était pas ma base. J’ai commencé par le rock anglo-saxon. Ado, j’ai énormément écouté le Velvet Underground. Ce n’est qu’un peu plus tard que j’ai découvert Françoise Hardy, Barbara… C’étaient les premières chansons que j’écoutais en français.
Comment s’est faite cette bascule vers les chansons françaises ?
Clara Luciani — Parfois grâce au rock anglais. Par exemple, à l’époque où j’écoutais à fond du Bowie, mon père a entendu Port of Amsterdam que j’écoutais dans ma chambre. Il m’a dit : “Mais tu sais quand même que c’est une reprise ?” Bien sûr je l’ignorais et j’ai découvert Jacques Brel par Bowie.
Benjamin Biolay — Moi je n’ai pas fait le même chemin. Quand j’essayais d’écouter du Brel, ça me faisait tellement chier que j’écoutais ses chansons par Scott Walker. En fait, la reprise d’Amsterdam par Bowie vient plutôt de Walker, dont il était fan, que de Brel. J’ai tellement aimé les versions de Scott Walker que maintenant je les aime aussi par Brel.
Clara Luciani — Qu’est-ce que tu n’aimais pas chez Brel ?
Benjamin Biolay — Ce n’était pas mon truc. Ça collait trop à ce que je vivais, à ma famille. Ces gens-là, j’avais l’impression qu’il décrivait un repas de famille chez ma grand-mère et je n’écoutais pas de la musique pour retrouver ça.
Et toi Benjamin, comment as-tu découvert la musique de Clara ?
Benjamin Biolay — A un de mes concerts, parce qu’elle faisait la première partie (rires).
Tu ne l’avais pas écoutée avant ? Ne serait-ce que pour valider qu’elle fasse ta première partie ?
Benjamin Biolay — J’ai dit OK sans avoir trop écouté. Clara, je connaissais sa voix par le premier album de La Femme, j’avais de très bons échos… Et puis je l’ai vue un soir faire ma première partie, et j’ai remarqué qu’elle avait un vrai charisme. Moi j’étais sur scène avec six mecs et elle, elle passait toute seule. Personne ne la connaissait ou presque. Elle présentait ses chansons à un public qui n’avait pas choisi de la voir. Il faut avoir une sacrée présence pour faire ça. Avec mes musiciens, on allait tous les soirs écouter un peu ce qu’elle faisait alors que souvent, juste avant de monter sur scène, on n’a pas la tête à ça. C’est un signe.
Lors de ses premières scènes, Clara défendait pourtant Monstre d’amour, un ep assez intimiste relatant une rupture amoureuse…
Benjamin Biolay — C’est vrai, mais ça ne faisait pas du tout folkeuse dépressive. On voyait tout de suite que de ses blessures elle avait fait une force. Elle n’était pas là pour donner dansle pathos.
La Grenade existait déjà ?
Clara Luciani — Oui, mais c’était une simple guitare/voix. La chanson n’avait pas encore trouvé la forme très rythmique qu’elle a prise ensuite.
Ce titre est sorti il y a plus d’un an et il culmine aujourd’hui à la seconde place des charts. Sa durée d’exploitation est hors-norme. Comment l’expliques-tu ?
Clara Luciani — Oui, c’est vraiment étonnant. Ça montre à quel point il faut être persévérant pour faire de la musique aujourd’hui. Une chanson peut mettre un an à trouver le succès.
Pourquoi l’avoir réarrangée ?
Clara Luciani — Parce qu’en l’écoutant sur scène, plusieurs amis m’ont dit que c’était ma chanson la plus forte. Moi je viens d’un groupe, La Femme, pour lequel être sur scène était une fête. On dansait, on s’amusait vraiment. Dans mes concerts, ça me manquait de ne pas avoir un titre sur lequel je pouvais me défouler et communiquer une énergie très dansante, limite disco, au public. La Grenade s’est imposée pour faire ça et a reçu un petit coup de baguette magique qui lui a bien réussi.
Si La Grenade a un tel écho public, est-ce que ça tient à l’interpellation (“Hé toi…”), à l’image très forte d’une grenade sous un sein, au message d’empowerment féminin ?
Benjamin Biolay — C’est vrai que la punchline tue. Comment t’est-elle venue ?
Clara Luciani — Je suis partie du sein, cette image très ronde, rassurante de la féminité, et j’ai eu envie d’y placer une arme dessous. Pour prévenir que je n’étais pas une petite poupée muette mais que j’avais des choses à faire et à dire.
Tu avais peur d’être perçue comme une petite poupée muette ?
Clara Luciani — Oui, je crois que naturellement quand on se lance dans la musique à 20 ans, on court le risque d’être perçue comme ça. Je n’ai jamais eu envie d’être une muse, comme une des interprètes qui gravitaient autour de Gainsbourg. Je voulais être perçue comme active.
Benjamin, on parlait tout à l’heure des reprises de Brel : ta tournée avec Melvil Poupaud et l’album qui en a découlé, Songbook, comportent majoritairement des reprises. Quel est le critère pour reprendre une chanson ? Est-ce qu’il y a des chansons auxquelles on ne peut pas toucher ?
Benjamin Biolay — Quand je reprends Cécile de Nougaro, j’ai l’impression d’interpréter quelque chose d’assez proche de mon répertoire. J’ai écrit une chanson, Ton héritage, qui lui ressemble un peu. Parfois l’amusement consiste plutôt à prendre une chanson assez loin de soi et essayer de la faire sienne. Mais un morceau comme Les Yeux de ma mère d’Arno, je pense qu’on aurait tous zéro en le reprenant.
Clara Luciani — Qu’est-ce qu’elle est belle, cette chanson !
Benjamin Biolay — Oui, mais c’est impossible de la reprendre.
Reprendre une chanson, c’est s’inscrire dans un cycle, un processus de transmission qui fait vivre les œuvres ?
Benjamin Biolay — J’aime beaucoup faire des reprises, ça me réjouit. Mais parfois, quand j’en entends certaines, ça me saoule. Le procédé qui consiste à reprendre un tube génial qui fait danser, genre Happy de Pharrell Williams, et en proposer une version acoustique down tempo qui fait chier tout le monde, ça, vraiment, j’en peux plus. Le premier album de Nouvelle Vague, avec Making Plans for Nigel de XTC chantée par Camille, me faisait vraiment marrer. Mais c’est devenu un tel cliché ! Sur scène, avec Melvil, on joue les morceaux en étant fidèle à l’esprit d’origine. L’idée n’est pas de faire un reggae sur Jolie môme !
Clara, pourquoi avoir repris Qu’est-ce que t’es belle de Marc Lavoine et Catherine Ringer ?
Clara Luciani — Moi, au contraire, ce qui m’excite dans le fait de faire une reprise, c’est de chanter une chanson que je me sens incapable d’avoir écrit. C’est le cas de Qu’est-ce que t’es belle. Je ne me serais pas vue l’écrire. Pourtant cette chanson m’a toujours plu. J’ai eu envie de garder le côté duo, mais ça me paraissait bizarre d’inviter un chanteur pour qu’il me dise : “Qu’est-ce que t’es belle.” Du coup, j’ai eu l’idée d’inverser les genres et que ce soit moi qui dise à quelqu’un : “Qu’est-ce que t’es beau !”, et Philippe Katerine m’a paru parfait pour recevoir ce compliment en étant à la fois drôle et touchant.
« Il faut accepter de traverser de longues périodes d’infertilité. Non seulement les accepter mais les accueillir » Clara Luciani
Comment écrivez-vous ? De façon très disciplinée, quotidienne ?
Clara Luciani — Quand une chanson vient, tout vient. La composition et le texte. Je ne mets pas sur un cahier à chercher des phrases. Des fois, sur mon téléphone, je note des mots quand même, parce que j’aimerais bien les voir dans une chanson. J’ai essayé à moment donné de me forcer à écrire tous les matins, mais je me suis rendu compte que c’était quelque chose que je ne pouvais pas du tout convoquer.
Benjamin Biolay — Personne n’y arrive. Il n’y a pas d’horaires pour la mine. Ça peut te prendre à trois heures du matin.
Clara Luciani — Il faut accepter de traverser de longues périodes d’infertilité. Non seulement les accepter mais les accueillir. Parce que ce sont des périodes où je me nourris de choses. Au début, je complexais pas mal. J’avais des accès de panique en me disant : “Ça fait six mois que je n’ai pas écrit.”
Benjamin Biolay — C’est normal. Moi, j’ai une autre activité, acteur, qui me protège de ce genre de ruminations : “Je suis sec comme une trique”, “la source est tarie…” Quand tu fais le gogol dans un film avec Michael Youn, tu ne te tortures pas avec ce genre de questionnement (rires). Et c’est bien. C’est un luxe d’être comédien, d’écrire pour d’autres interprètes… Ce genre de crise peut te tomber dessus en vacances, lorsque tu as fait la connerie d’emmener une guitare parce que tu avais imaginé que t’allais faire l’album blanc. Et puis, très vite, tu te dis “putain” et tu commandes une autre mauresque (rires).
Pourtant, on pourrait avoir l’impression que ton inspiration est “sans limite” ?
Benjamin Biolay — Non, pas tant que ça. Il y a des périodes où ça sort facilement, mais si j’étais un athlète je dirais que pour dix tirs, je marque un but. Je jette énormément. Quand ça part, je ne m’arrête plus jusqu’à être dégoûté. Mais par exemple, en ce moment, ça fait deux mois que je n’ai pas écrit une chanson.
Est-ce que tu trouves que la pression de l’industrie est plus forte aujourd’hui qu’à tes débuts ?
Benjamin Biolay — Ah oui. Elle est démente aujourd’hui. A mes débuts, on te disait que t’avais deux albums pour faire tes preuves. C’est beaucoup déjà. Aujourd’hui, les maths, les stats ont pris le pouvoir. Les artistes du rap français, si ils se détestent, je pense que c’est à cause de cette pression, cette obsession des chiffres du streaming. On les met dans une concurrence ignoble. Plus forte encore que celle qu’on met aux sportifs. Après, ce qui devait arriver est quand même arrivé, avec Eddy de Pretto, Clara, Angèle… Mais c’est dur.
Clara Luciani — Je suis d’accord. On n’a pas deux albums pour faire ses preuves mais deux singles, dans le meilleur des cas. Si t’es absent des réseaux sociaux, t’es disqualifié. Le nombre de followers sur Instagram est surveillé. Tout est chiffré tout le temps.
https://www.instagram.com/p/BuELjfZgmVL/
C’est pour être dans le game que vous êtes sur les réseaux ?
Benjamin Biolay — Moi non, pas vraiment. J’y suis un peu parce que j’aime bien. Pour avoir des nouvelles des potes, voir où ils sortent, vont en vacances. Ça me donne accès à des moments de la vie que je rate et c’est réconfortant.
Clara Luciani — Moi je réponds toujours à tout le monde et ça me prend un temps fou. J’aime bien Instagram. Je n’ai pas le sentiment que ça me bouffe. Ça crée une petite communauté. C’est plutôt chouette.
« C’est simple : la France, c’est Françoise Hardy et Catherine Deneuve » Benjamin Biolay
Vous avez une admiration commune pour Françoise Hardy. Pouvez-vous parler de la pérennité de son influence sur des générations de jeunes artistes ?
Benjamin Biolay — Elle a une intelligence musicale et textuelle hors du commun. J’ai découvert ses chansons vers mes 17 ans, je n’étais pas fou de sa production de l’époque comme le tube eighties V.I.P. et puis j’ai écouté les albums La Question (1971) et Comment te dire adieu (1968) et j’ai adoré. Françoise, c’est vraiment un génie. Ça m’a fait la même chose pour Christophe. Je n’aimais pas trop les morceaux qu’on entendait à la radio quand j’étais ado. Et puis des potes m’ont dit que si j’aimais Bashung, j’aimerais Christophe. Je n’y croyais pas mais quand j’ai entendu ce qu’il avait fait avant, et bien sûr ça a été une claque.
Clara Luciani — Moi j’ai découvert Françoise Hardy de façon étrange. J’avais 13 ans et je suis allée dîner chez des amis de mes parents. Ils m’ont dit : “Oh c’est marrant, avec ta coupe de cheveux tu ressembles à Françoise Hardy.” Je ne savais pas qui elle était mais je suis allée voir sur Google. Son apparence m’a foudroyée.
Puis j’ai écouté sa musique. J’ai été bouleversée par le dépouillement de son interprétation. Elle ne comporte aucune fioriture, c’est une flèche qui vous transperce, elle chante hyper droit. Son écriture est blanche. Ça me bouleverse. La Question sur l’album du même nom touche au sommet de ce que peut atteindre une chanson.
Tu pourrais la reprendre ?
Clara Luciani — Non, c’est sacré. Je la chante parfois quand je suis chez moi mais je n’y arriverais pas publiquement. Le truc le plus audacieux que j’ai fait, c’est de reprendre Puisque vous partez en voyage. Je m’y suis autorisée parce qu’à l’origine ce n’est pas une de ses chansons, mais déjà une reprise de Mireille et Jean Sablon.
Benjamin Biolay — Françoise, c’est dur parce qu’il y a une lumière dans sa voix difficile à trouver et qui la rend unique. De toute façon, c’est simple : la France, c’est Françoise Hardy et Catherine Deneuve.
Tu le penses aussi ?
Clara Luciani — Oui, Catherine Deneuve a aussi totalement nourri mon imaginaire, m’a obsédée. Par les films de Jacques Demy avant tout. Je l’ai suivie dans les univers d’autres cinéastes, mais aucun film ne m’a jamais autant marquée que Les Demoiselles de Rochefort. Ça a donné une direction à ma vie. J’ai grandi avec en tête une phrase d’une des chansons du film : “A Paris, un jour je tenterai ma chance.”
Tu préfères Delphine ou Solange ?
Clara Luciani — Je me sentais plus proche de Solange (Françoise Dorléac). J’aimais son mystère, sa voix. Mais Delphine (Catherine Deneuve) me fascinait. Sûrement parce qu’elle danse. Françoise Dorléac m’a aussi obsédée. La Peau douce (François Truffaut, 1964 – ndlr) est un film très important pour moi.
Benjamin Biolay — Oui c’est vraiment dément La Peau douce. Je l’ai revu il n’y a pas longtemps.
Et une cover d’une chanson des Demoiselles, c’est impensable pour toi, Clara ?
Clara Luciani — Evidemment (rires). Impensable ! Pourtant, quand Michel Legrand est mort, j’ai osé chanter Les Moulins de mon cœur.
Comment perçois-tu le personnage que tu incarnes sur scène ?
Clara Luciani — Mais je ne pense pas être un personnage. Heureusement et malheureusement. Malheureusement parce que tout m’atteint beaucoup, j’ai parfois du mal à faire la part des choses. C’était impensable pour moi de prendre un nom de scène. Tout est moi. Je mets juste une veste de costume pour me donner un peu d’assurance.
Pourtant sur scène, dans tes clips, tu dégages quelque chose d’un peu guerrier, conquérant…
Clara Luciani — Plein de gens décèlent pourtant que je ne suis pas hyper confiante, pas très sûre de moi. Je ne cherche même plus à le cacher. Sur le premier ep, je m’étais mis une cape et un chapeau pour avoir l’air d’une héroïne et me cacher n peu…
Benjamin Biolay — Ça ce sont les stigmates de La Femme. C’est le côté post-Marlon (chanteur du groupe – ndlr) : “Je me sens pas bien aujourd’hui ; tiens, ben je vais me teindre en vert” (rires).
Qu’est-ce qui vous occupe quand vous avez du temps libre ?
Clara Luciani — En ce moment, je n’ai pas beaucoup de plages libres. J’adore la lecture mais je n’arrive pas à me concentrer. J’essaye de voir mes amis, ma sœur et de me couper du travail. J’essaie de prendre du recul aussi pour me rendre compte que ce que je vis est merveilleux. Parce quand on est dedans on ne s’en rend plus compte.
Par exemple, recevoir une Victoire de la musique, je n’ai même pas eu le temps de me poser devant l’objet et de me dire : “OK, c’est génial.” Le lendemain je me levais aux aurores pour partir faire une date dans le Finistère. En ce moment, je suis très heureuse, mais la seule chose qui me manque, c’est d’avoir le temps de m’en rendre compte.
Et toi Benjamin ?
Benjamin Biolay — Moi j’ai l’Argentine quand même. J’ai une autre vie là-bas. J’y passe pas mal de temps et ça me permet de vraiment déconnecter. Je pense à autre chose, à ce qu’on mange ce soir…
Et qu’est-ce qui te fait revenir ?
Benjamin Biolay — Je suis totalement insatisfait de ce que j’ai fait artistiquement dans ma vie. J’ai besoin de faire beaucoup mieux. Ça me ramène au travail.
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