En tordant la langue dans tous les sens et en naviguant à contre-courant, Thomas Fersen réussit avec Qu4tre à se faire une place à part. Ni rétrograde ni nouvelle, sa chanson française est magnifiquement larguée. La première chose que dit Thomas Fersen : “Je déteste les chanteurs qui parlent de livres.” Un bel ingrat, de […]
En tordant la langue dans tous les sens et en naviguant à contre-courant, Thomas Fersen réussit avec Qu4tre à se faire une place à part. Ni rétrograde ni nouvelle, sa chanson française est magnifiquement larguée.
La première chose que dit Thomas Fersen : « Je déteste les chanteurs qui parlent de livres. » Un bel ingrat, de vouloir ainsi laisser les livres sur le paillasson de la conversation, eux qui l’ont pourtant sorti d’un affreux pétrin : sans Genet, Thomas Fersen se serait peut-être contenté ad vitam æternam de n’être qu’un moucheron honteux et même pas fier de l’être. Oui, mais voilà : depuis que quelques écrivains ont réussi à mettre des mots sur ses maux, à décharger ses frêles épaules d’un fardeau de honte et de dégoût, Fersen enregistre des chansons qui se lisent. « J’avais abandonné la lecture à l’adolescence. J’étais très immature, et le français, c’est plutôt la langue de la maturité. Mon père avait essayé de me faire lire A la recherche du temps perdu, c’était trop tôt et ça m’avait vexé d’échouer. Et à 25 ans, après de longs voyages, le goût de la langue m’est revenu. Mon vocabulaire, jusqu’alors étroit, s’est développé. Des univers m’ont éclairé sur le mien. Comme moi, Genet venait d’un quartier populaire. Moi, j’avais subi la féodalité entre petits garçons sans la comprendre, et pourtant, ça a été déterminant sur ma vie, sur mes comportements… Ça m’a rassuré : j’ai compris la honte… Mac Orlan m’a aussi beaucoup aidé, sur le pittoresque social. »
Entre enfance et maturité, un trou noir pour la lecture. Noir comme la cape de Zorro, que Fersen porte en se rêvant punk. Groupes approximatifs, concerts pogotés, virées londoniennes : pour lui comme pour quelques milliers d’autres losers jusqu’ici confinés aux marges des cours de récréation, invisibles ou risibles, le punk, armée de bras cassés, est une première aventure collective. « Il y avait beaucoup de fraternité, de naïveté, de fraîcheur et de joie. » Mais à 21 ans, Fersen bazarde la cape, les disques, les illusions de rébellion : le Clash est mort, le rock aussi. Ne reste plus que le dégoût : « Il n’y avait plus que de la pose, toujours les mêmes arguments. J’ai alors découvert la littérature, qui me parlait davantage. Je n’étais plus dans la brutalité, l’instinct. Pour conserver l’intensité du plaisir, il me fallait des choses plus raffinées, plus perverses. Et en même temps, je n’étais pas fini alors que j’aurais dû l’être, je faisais des petits boulots, je vivais dans la médiocrité. » Fini, donc, les aventures collectives : c’est désormais « dans une solitude sans défaut », comme il le chante, que Fersen se recroqueville, confortable. « C’est ce dont j’ai le plus souffert à l’armée : pas l’uniforme ou les brimades, non, juste le manque de solitude, d’être tout le temps à vingt-quatre. »
Le désoeuvrement du service national lui ayant redonné le goût des lectures et des escapades intérieures, Fersen prend ses valises. Pour la première fois, il quitte son XXème arrondissement en démolition pour l’Amérique du Sud, histoire de voir si les voyages, par hasard, ne réformeraient pas sa jeunesse. Retour et révélation : pour marquer le coup, il devient alors Thomas Fersen, personnage de composition, inventé de toutes pièces, sur les ruines d’un autre nom que « seuls deux amis et mes parents utilisent encore ». Une table rase du passé où, forcément, il y a beaucoup de casse. « J’avais envie de me sortir de moi-même, de trier, de me débarrasser de beaucoup de choses, de cette vie qui n’aboutissait pas. Ça a été une renaissance, même si je conserve une affection pour mon vrai nom. La seule chose que je n’ai pas sacrifiée, c’est mon écriture : c’est là que je me suis rendu compte qu’elle comptait. »
Première victoire contre une nature remisée au clou : monter sur scène. « Aller au devant des gens, pour moi qui suis attiré par l’ombre et la solitude, c’était déjà énorme. Mais je commençais à préférer la vie à la littérature. » Avec sa femme au piano, il investit un restaurant thaï de la place Clichy et découvre la joie d’offrir : « Je chantais Hey Jude et les gens s’embrassaient, j’étais l’instrument de leur plaisir, l’aiguille du phono. » Pour faire durer ce plaisir, Thomas Fersen commence à écrire. Pas par vanité, par coquetterie : juste pour constituer un répertoire. « Aussi pour me débarrasser de choses, me purger. Ça fait aujourd’hui partie de mon fonctionnement. Plus je vieillis, plus je deviens observateur et plus mes observations deviennent naturellement des phrases. J’ai de plus en plus de plaisir à dire avec le moins de mots possibles. Mon travail, il consiste à effacer les traces du travail. Ça m’énerve quand on me dit que j’ai un don. Ça fait « Tu ne l’as pas fait exprès, t’es juste un enfant gâté. » Alors que j’ai travaillé dur. »
La chanson française, cette vieille radasse qui tapinait pas loin de la place Clichy, l’embarque alors dans sa chambrette, lui remet une Victoire pour son premier album, Le Bal des oiseaux (1993), lui offre sans hésiter les costards amidonnés de morts en sursis Trenet, Reggiani. « Aux Victoires, je me sens comme un cochon sur une balançoire, j’ai peur. Je me suis retrouvé dans la chanson française par hasard. J’ai écrit sur des musiques simples, populaires, parfois un peu folkloriques, et on m’a vu comme un héritier de gens que je n’avais jamais écoutés sinon à la radio, quand mon père se rasait. Je ne suis pas un combattant de la langue française : si elle doit mourir, qu’elle disparaisse, on n’a pas besoin d’entretenir un moribond. Personne ne regrette le gaulois aujourd’hui. Mais j’aime bien prendre des expressions courantes et leur redonner un peu de sens, de sang : réanimer le mort. Je prends plaisir à tordre cette langue. »
Cette langue qui, à son tour, se tord de plaisir sur le récent quatrième album de Fersen, Qu4tre. Il faut avoir lutté pour son droit à l’enfance, résisté aux coups torves de l’âge adulte pour écrire comme ça ces Dugenou, ces Malheurs du lion, ces petites vengeances sublimement mesquines. Des petits pèlerinages doux-amers vers ces années où l’on nous jurait que ces moments étaient les meilleurs de notre vie, effroyable mensonge de la nostalgie imbécile dont Fersen ne se fait jamais le complice. Lui n’a rien oublié des carnages, de la joie de s’en extirper, du bonheur d’être adulte. « Je suis allé dans une école communale communiste. Quand je sortais dans la rue, c’était féodal, et quand j’arrivais à la maison, c’était patriarcal. Et on osait nous dire à la télévision que nous vivions en démocratie… C’est vraiment dur, l’enfance, pour un garçon. On subit tout, on cherche sa place, on ne la trouve pas. Je savais que je serais plus heureux à partir de 30 ans et c’est inacceptable. On ne peut pas commencer sa vie par attendre. »
Fâché avec son époque, Fersen demandera alors le divorce, et l’obtiendra. Sur son vocabulaire doucement archaïque, son élégance surannée, ses arrangements biscornus et populaciers, 1999 n’a eu aucune prise et est reparti dépité, pour racoler des chanteurs aux univers plus perméables, plus conciliants. « Pour moi, la chanson participe de la même chose que la madeleine de Proust, c’est une victoire sur le temps, la mort. De toute façon, j’ai toujours été un fuyard, un rêveur. »
Pas une rythmique de concession moderniste, pas un sampler pour réanimer une imagination dans le coma : des cors, un ukulélé, des violoncelles, un glockenspiel se chargent, dans une luxuriance baroque à peine ordonnée par le grand Joseph Racaille, de calfeutrer la maison Fersen contre les courants d’air du temps. Enorme plaisir de Qu4tre : son absence totale de prétentions rock, cette plaie franco-française de la variété honteuse. Folklores régionaux (Paris xxème, tzigane ou klezmer) ou valses hors cadres servent ici de corde à linge, où les mots flottent, se chiffonnent, claquent au souffle. D’ailleurs, définitivement plus proche de Bourvil (« Il était pris pour un imbécile, il y a forcément de la sainteté là-dedans, cet abandon de soi révèle un caractère très grand ») que de Dominique A, Fersen ne fait pas de la nouvelle chanson française. Mais des chansons qui ressemblent à des nouvelles en français. Des histoires vraiment emballantes, mettant en scène des animaux, que l’on n’avait jamais aussi bien caressés depuis La Fontaine. « Les animaux me permettent de décrire vite un caractère. On n’a pas beaucoup de place, dans une chanson. »
Et quand on lui demande s’il se frotterait un jour au long métrage, si la chanson, ce petit format douillet et rassurant, ne commence pas à avoir des airs de cage dorée pour cette plume d’or, la moue est éloquente. « J’ai rencontré des écrivains qui essaient d’écrire des chansons et qui n’y arrivent pas. » Ainsi donc s’achève l’entretien : « Le chanteur qui parle de littérature passe pour un trou du cul. » La morale d’une fable de La Fontaine.
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