Le programme est alléchant, avec ses faux airs de formule magique :Decksanddrumsandrockandroll. Sur ce premier album, les Propellerheads offrent à la techno leur vision panoramique et iconoclaste de la musique, aussi à l’aise dans les violons soyeux que dans la violence joyeuse. Farouchement indépendant, d’esprit et d’économie, malgré les appels du pied de l’industrie, le duo le jure : on ne le mettra pas aussi facilement en boîte.
Ne pas chercher à étiqueter les Propellerheads. Vous les casez entre deux groupes techno aux Transmusicales (en 1996), ils empoignent la batterie et l’orgue Hammond et mettent finalement à genoux les ravers. Vous les rangez dans le camp big beat, dernier courant en date de la jeunesse triomphante, ils convoquent la diva retraitée Shirley Bassey sur History repeating et explosent les hit-parades. Vous les découvrez adorateurs de John Barry après leur dépoussiérage impeccable de On her Majesty’s secret service, ils vous faussent aussitôt compagnie en allant enregistrer avec les rappers de De La Soul. Vous les décrétez enracinés hip-hop, ils vous rappellent leurs états de service chez les punks Stranglers et baptisent leur album Decksanddrumsandrockandroll, clin d’oeil malicieux au Sex and drugs and rock’n’roll du rocker Ian Dury.
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Le duo Alex Gifford-Will White, 33 ans et 24 ans, est pour le moins déconcertant. Sommés de mettre un nom sur leur musique mutante, ces trublions parlent de « groovy tunes », de « freestyle funk », de « son chaleureux et organique », de « retour à l’improvisation » et de « morceaux susceptibles de remplacer la prise de drogues » sur le dance-floor. Autant de définitions honorables qui ne soulignent pourtant pas assez la puissance phénoménale de ce groupe sur scène, sa furie communicative capable de greffer un moteur dans chaque pelvis et, surtout, la spontanéité, l’honnêteté et la générosité de ses performances live comparées à l’actuelle fumisterie généralisée dans ce domaine de l’electronica beaucoup de théâtralité pour faire oublier, parfois brillamment, l’utilisation commode des enregistrements DAT (comme chez Bentley Rhythm Ace), quand ce n’est pas le studio entier rapatrié sur scène et le mystérieux tour de passe-passe qui en découle (comme chez les Chemical Brothers).
Sans ériger pour autant l’instrumentation live en panacée, on ne peut passer sous silence le fait que les Propellerheads « jouent vraiment » sur scène, sans béquille DAT et sans filet : quatre platines, une batterie et un synthétiseur réglé sur l’orgue Hammond font ici toute la différence, réconciliant la dance-music au goût du risque. Il faut les avoir vus faire littéralement suer le revêtement d’une tente bourrée à craquer à l’Essential Festival (à Brighton puis à Londres, l’an passé), faire trembler les structures de métal et de verre de l’Aéronef (décembre 96 à Lille), susciter les applaudissements de la foule face à leurs erreurs (saut d’un disque, enchaînement foireux), faire danser les Angelenos sur les tables et breakdancer les New-Yorkais (97), pour comprendre que ce tandem constitue l’une des bombes à retardement les plus redoutables de la scène britannique actuelle et l’arme fatale la plus affûtée du label Wall Of Sound.
Il n’aura pas fallu plus d’un single, le dévastateur Dive, bourreau des dance-floors sorti en 96 et assimilé aussitôt au courant brit-hop une étiquette réfutée aussi sec sur les notes de pochette , pour que les têtes chercheuses de l’industrie réalisent le potentiel du duo explosif. Le flair du monde de la pub n’étant pas en reste, Dive fut choisi pour illustrer la campagne de pub Adidas. Mais la hype qui entoure le duo depuis et les liasses de dollars que les majors agitent n’aura jamais abusé les Propellerheads, soucieux de préserver leur indépendance artistique en restant au sein de l’équipe Wall Of Sound emmenée par le remuant Mark Jones. En dépit de la pression, le duo a su rester stoïque et a pris son temps, entretenant le suspens et confirmant régulièrement sa maestria à coups de singles foudroyants (Take California et Spybreak), alors que la sortie de l’album était différée de mois en mois. Résultat : partis avec une longueur d’avance sur le peloton de tête des pourvoyeurs de big beat un genre déjà déclinant après avoir engendré son contingent néfaste d’imitateurs à l’imagination chétive , les Propellerheads auraient pu donner la fâcheuse impression de fermer le ban avec leur album, distancés par les Chemical Brothers, Fat Boy Slim, Bentley Rhythm Ace et Headrillaz, hissés successivement sur le podium l’an passé. Mais c’est là où le duo surprend encore magistralement : sous l’effet d’une myopie non diagnostiquée, personne n’avait réalisé que les Propellerheads ne concouraient pas pour la même épreuve. On les pronostiquait vainqueurs du Tour du Limousin, ils couraient le Tour du monde. Et franchissent tranquillement la ligne d’arrivée, seuls dans leur catégorie, contrôlés négatifs au dopage, quand les autres sprinteurs, impitoyablement dévalués après avoir grillé l’essentiel de leurs fusibles aux étapes précédentes, vont devoir s’essouffler à les rattraper.
Les Propellerheads ne se feront pas enterrer avec le big beat. Car sur Decksanddrumsandrockandroll, ces casse-cou défendent âprement leurs différences, prennent leurs distances avec la formule survitaminée qui a fait leur succès, ralentissent légèrement le tempo et développent un ton personnel, vivant et varié. Si l’on y retrouve encore l’implacable furia rock & beats des débuts (Bang on!, alors que Take California et Spybreak sont aussi au menu), ce premier album s’enorgueillit aussi de belles orchestrations seventies, cinématographiques (Cominagetcha, History repeating, On her Majesty’s secret service). Redécouvrant les bienfaits de la nonchalance à cette cure de paresse, le muscle a perdu de sa rigidité et gagné en souplesse , il s’orne également d’adorables digressions electro-mutines et d’irrésistibles fonks capricieux où le groove tout-puissant pactise avec l’humour dévastateur et la sensualité torride. Un groupe capable de faire tourner la tête du compositeur David Arnold, de ressusciter une diva qu’aucun producteur de house n’avait réussi à motiver ces dernières années (Shirley Bassey), de passionner des légendes du hip-hop comme De La Soul ou les Jungle Brothers, de faire décrocher leur plus beau hit aux filles chouettes de Luscious Jackson grâce au remix de Naked eye, de décliner poliment les propositions de premières parties pour U2 et de refuser un confortable matelas de dollars pour une publicité Coca-Cola ne peut pas être tout à fait ordinaire. Mais comment une cité aussi paisible et insouciante que Bath, réputée pour ses thermes, son architecture victorienne et son charme bourgeois a-t-elle pu enfanter un couple aussi turbulent ? Pour illustrer à quel point y sont cultivées les bonnes manières, Alex aime à raconter cette anecdote : une nuit, alors qu’il expérimentait une nouvelle série de beats infectieux à la maison, un voisin était venu sonner à la porte : « Pourriez-vous s’il vous plaît ralentir le rythme ? », lui avait-il demandé gentiment. « Il s’était rhabillé en pleine nuit non pas pour me sommer de baisser le son mais pour me demander de ralentir le rythme ! », s’étonne-t-il encore. Si leur origine géographique aide donc peu à décrypter l’identité de ses fortes têtes mis à part un recul certain face à la frénésie londonienne , leur parcours musical est nettement plus révélateur. Alex, dont l’ascendant sur son complice, de neuf ans son cadet, est patent, n’en est pas à son coup d’essai : multi-instrumentiste, il fut pianiste pour Van Morrison, saxophoniste au sein de divers projets jazz puis, durant huit ans (de 1984 à 1990), membre permanent des Stranglers dont il dit avoir beaucoup appris de l’attitude et des lignes de basse avant de se retrouver collaborateur scénique du duo techno The Grid. Ce charmeur volubile, expert à déjouer les questions pièges par un trait d’humour, fait preuve d’un éclectisme musical réjouissant, vénérant les Beastie Boys à même hauteur que Motorhead, appréciant aussi bien le jazz que l’acid-house ou le rhythm’n’blues, détestant par-dessus tout la dictature de la nouveauté, celle qui fait renier un disque aussitôt atteinte la cote d’alerte du Top 10. Pour lui, pas de musique honteuse, pas de date limite de consommation. Will, dont le père était batteur de jazz, est né avec des baguettes dans les mains. Il assurait la section rythmique au sein des Junkwaffle (Cup Of Tea) et revendique des influences electro-hip-hop marquées il fait le beat-box sur un titre, en plus d’une technique très honorable aux platines. Timide, il rougit délicieusement et parle peu mais bien, lorsque son compère consent à lui tendre la perche.
Will White Nous sommes musiciens avant d’être DJ’s. Pour nous, les platines ne sont qu’un autre instrument de musique. Nous essayons surtout de faire la différence en étant plus musicaux, en jouant sur les deux tableaux.
Alex Gifford Nous n’essayons pas d’être des DJ’s virtuoses, les gens prennent ça un peu trop au sérieux. L’aspect live étant capital à nos yeux, nous avons aussi voulu pouvoir nous produire sur scène sans être contraints d’amener trop de machines. Le revers de la médaille, c’est que notre façon de travailler est moins confortable car elle multiplie les sources d’erreurs. Le show reste imprévisible car nous avons toujours le risque de nous planter : c’est une façon de restituer l’urgence. Ça ressemble plus à un concert de rock, les gens ont vraiment quelque chose à regarder. Le public de la dance est trop habitué au côté léché, sans aspérités et sans surprise : aujourd’hui, tout est forcément joué de façon parfaite et linéaire, les concerts sont devenus convenus, automatiques. Pourquoi censurer à tout prix les erreurs, s’interdire d’accélérer soudain sur un coup de tête, de déraper, s’arrêter net et repartir ? Il nous serait impossible de frauder, d’abuser notre public. Souvent nous nous surprenons l’un l’autre : Will modifie quelque chose, il lance une idée et je lui renvoie la balle. En général, la réaction du public est très bonne, ils rient et chahutent beaucoup plus qu’ils ne protestent, cette dimension humaine permet d’instaurer le dialogue.
Vous attendiez-vous à remporter un tel succès aussi rapidement avec votre premier single, Dive ?
Alex Ça a été une surprise. D’autant que je compose constamment et que j’avais esquissé ce morceau il y a déjà plusieurs années. Lorsque j’ai rencontré Will, j’avais décidé de me renouveler, d’essayer quelque chose de neuf. Un de nos amis, qui organisait des soirées au Hop, un club de Bath, nous a poussés à nous lancer. La première fois, nous avons joué notre set live lors d’une soirée de house ordinaire du samedi soir et ça a si bien fonctionné que nous avons été invités à nous y produire régulièrement. C’est là que Mark Jones, le boss du label Wall Of Sound, nous a repérés avant de nous proposer de sortir un morceau. Nous pensions qu’il ne ferait pas plus d’un single avec nous, mais le succès nous a bluffés. Je crois qu’après des années de techno sophistiquée, le public apprécie particulièrement chez nous le retour à une certaine sauvagerie, alliée à la sensualité du groove.
Comment construisez-vous vos morceaux, comment composez-vous à deux ?
Alex De plus en plus, les idées nous viennent durant les balances : nous avons énormément tourné depuis deux ans et la balance reste un moment privilégié pour s’amuser et improviser. Notre album est tiré en grande partie de nos improvisations en studio : ces enregistrements nous servent ensuite de base pour les samples car nous refusons de les tirer de disques déjà existants. Avec ce système, qui nous pousse à nous sampler et nous resampler, nous obtenons une dégradation du son particulièrement intéressante. Par exemple, pour History repeating, toutes les parties d’orgue et de batterie proviennent de ces improvisations mais certaines sont laissées en l’état, fraîches et naturelles, alors que d’autres grooves ont été altérés par les triturations et les enregistrements successifs. C’est la seule façon d’obtenir ce son à la fois chaleureux et torturé. Pour redonner une âme aux samples, il faut en intensifier les imperfections et les aspérités.
Comment Shirley Bassey s’est-elle retrouvée sur votre album ?
Alex Cette idée de poser des voix a germé lorsque nous avons fait des remixes pour Luscious Jackson et Soul Coughing notamment. Nous avions envie d’apporter une couleur nouvelle à notre son et notre liste comprenait trois personnes avec lesquelles nous souhaitions travailler en priorité : Mike D. des Beastie Boys, très réceptif mais à court de temps, Lemmy de Motorhead, avec lequel nous ne sommes pas parvenus à entrer en contact, et Miss Shirley Bassey, l’icône intemporelle.
Will Nous avons composé le morceau sur mesure pour elle et nous lui avons expédié sans y croire une demo avec les vocaux d’Alex. Nous l’avons finalement rencontrée en studio à Londres : elle a débarqué comme une reine à bord d’une superbe Rolls Royce… En plus, elle est encore sacrément bien conservée (rires)… Même si nous avions totalement bétonné le morceau et les harmonies, nous sommes restés sur le cul lorsque nous l’avons entendue chanter. Elle était parfaite, très professionnelle.
Alex Nous venons d’enregistrer d’autres vocaux à New York, avec De La Soul qui ont posé des voix sur Oh yeah, un instrumental de notre album et avec les Jungle Brothers. C’était un vrai bonheur de travailler avec deux groupes old-school hip-hop ouverts à notre travail. Ces deux titres figureront en bonus aux USA sur notre disque qui ne sortira là-bas qu’en mars, chez Dreamworks (label de Geffen et de Spielberg), avec lequel nous avons signé un deal de distribution.
Comment avez-vous travaillé avec David Arnold pour la reprise du thème de James Bond ?
Alex Il nous a contactés pour participer à son projet après avoir entendu Spybreak (clairement inspiré de John Barry). J’étais scié car non seulement nous sommes tous deux fans de John Barry de longue date mais David Arnold nous a proposé mon morceau favori : On her Majesty’s secret service, que j’avais l’habitude de passer dans mes sets de DJ. David Arnold nous a envoyé la version orchestrale et nous a laissé carte blanche, avec pour seule consigne d’en faire un titre des Propellerheads. C’était un défi monumental car pour nous, John Barry est sacré. Il nous a fallu trois longues semaines, nous étions intimidés, nous n’osions pas vraiment toucher au morceau. David Arnold a tellement apprécié le résultat qu’il nous a à nouveau enrôlés pour composer la bande-son du nouveau James Bond. Sauf que cette fois, nous avons davantage collaboré : nous avons visionné différentes scènes avec lui, de poursuites notamment, et l’orchestre s’est ensuite ajusté sur nos idées et nos beats. Nous travaillons depuis toujours avec des scènes en tête, la plupart de nos morceaux sont des BO de films imaginaires.
Les majors vous courtisent de très près : comment résistez-vous ?
Alex L’argent obtenu pour l’illustration de la publicité Adidas nous a permis de résister aux offres alléchantes des majors et de faire notre album à notre rythme, sans se soucier du loyer. Mais nous avons en revanche refusé, par principe, une proposition de Coca-Cola : nous n’avons pas vocation à faire de la pub. Adidas était une exception absolument pas déshonorante car non seulement nous avons toujours porté leurs baskets, mais cette marque est liée depuis longtemps à la musique, ne serait-ce qu’avec Run DMC. De toute façon, Wall Of Sound est notre partenaire essentiel, c’est un engagement. Nous formons une équipe solidaire, nous fonctionnons comme un mini-Motown : tous les artistes du label partagent une curiosité naturelle, ce goût de l’exploration proche de l’état d’esprit des sixties et des seventies. A l’époque, les gens s’amusaient vraiment dans la musique, ils se foutaient royalement d’être à la mode.
Will Chez nous, à Bath, on peut faire la fête avec trois fois rien, les gens sont désintéressés, libres et créatifs. L’équipe de Wall Of Sound a exactement la même attitude et les mêmes valeurs. L’énergie circule beaucoup au sein du label, nous rebondissons les uns sur les autres, c’est très stimulant. Nous préférons continuer à évoluer comme ça à petite échelle, en restant proches de la réalité, plutôt que de devenir énormes pour finir has-been dans six mois.
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