Le projet El Gusto ressemble
à une histoire belle comme
un conte oriental. Ou comment
réunir, cinquante ans après,
des musiciens de chaâbi issus
d’une époque où musulmans
et juifs “vivaient comme des
frères” et jouaient ensemble
dans les rues de la Casbah.
Entre 2006 et 2008, le film l’occupe en moyenne vingt heures par jour. Cet acharnement lui coûte deux ulcères, une pneumonie et un début de cancer du sein. “J’ai consacré mes 20 ans à El Gusto, avoue-t-elle. Les musiciens disent que je leur ai offert le cadeau de leur vie. La réciproque est vraie.” On courbe la tête pour pénétrer dans le petit atelier de monsieur Ferkioui situé au bas de la Casbah. Comme une redite de la scène d’ouverture du film, l’odeur de térébenthine en plus, l’homme vous accueille avec ses grands yeux doux derrière une paire de lunettes rectangulaires, un noeud de cravate irréprochable et ce mix chaleureux de français et d’algérois.
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Il met une touche finale à une table basse dont il peint les motifs sinusoïdaux. Derrière un rideau, une couchette et, posé sur une tablette, son repas dans une soucoupe. Accroché à une patère, l’accordéon avec lequel, dans le film, il avoue danser “comme si c’était une femme”. Depuis qu’il s’est séparé de la sienne, Mohamed el-Ferkioui vit là tout seul. En février 1994, un commando des GIA (les islamistes) abat son fils policier, victime d’une guerre civile qui a fait 150 000 morts et des milliers de disparus.
En se penchant sur le passé des musiciens d’El Gusto, on découvre d’autres blessures de ce genre. Le chanteur et joueur de mandole Liamine Haimoune a perdu deux de ses fils dans les mêmes années de terreur. Il n’a repris la musique que pour El Gusto. Cet effet rédempteur, on le trouvait déjà dans d’autres documentaires musicaux comme Benda Bilili ou Buena Vista Social Club. On pense d’abord à ce dernier pour la vénérable ancienneté de certains protagonistes d’El Gusto et pour le reflet d’un certain âge d’or disparu que le film de Safinez Bousbia a su saisir.
Comme la musique cubaine d’avant la révolution castriste, le chaâbi a connu une fulgurante ascension après la Seconde Guerre mondiale sous l’impulsion de quelques audacieux dont Mohamed El Anka, “le phénix”. Premier à marier l’héritage classique arabo-andalou des noubas aux cantiques religieux des marabouts et aux chants traditionnels berbères, El Anka a codifié le chaâbi tout en lui assurant cette flexibilité propice aux improvisations.
Musique à la fois structurée et polymorphe, nonchalante et précise, le chaâbi a trouvé un terrain d’élection dans la Casbah où cohabitaient toutes les communautés – arabe, kabyle, juive, maltaise ou corse –, avant de trouver une reconnaissance officielle en entrant au conservatoire sous l’impulsion du même El Anka. L’un des personnages centraux du film, le comédien Robert Castel, fils du chanteur Lili Labassi, parle du “poison bénéfique” de cette musique. Un autre, Mustapha Tahmi, dit qu’elle l’a “ensorcelé”. Toute une génération se reconnaîtra dans ce style, comme d’autres le feront dans le jazz ou le rock. Comme s’y reconnaît aujourd’hui le producteur Sodi qui a supervisé toute la partie musicale du projet et dont le parcours passe par Fela Kuti, Rachid Taha et Les Négresses Vertes.
Le chaâbi va occuper longtemps l’imaginaire d’une jeunesse sans perspectives. Il va nourrir ces espaces de contagion situés à la marge, cafés, maisons closes, fumeries d’opium, salons de coiffure. “On chantait le vin, les roses, les femmes et l’argent”, se souvient Tahmi. Exilé en France, Dahmane Elharrachi crée l’un des hymnes du chaâbi avec Ya Rayah, repris depuis par Rachid Taha et au programme d’El Gusto.
C’était le bon temps, celui où musiciens juifs et musulmans jouaient ensemble, “vivaient comme des frères”, comme le souligne le pianiste Maurice el-Medioni, le temps d’El Gusto, qui veut dire “le plaisir”, “le bien vivre”. C’était avant la guerre d’indépendance, avant que tout ce petit monde ne vole en éclats. A travers le témoignage de ces personnages aux souvenirs tenaces, le film fait resurgir certaines heures parmi les plus sombres de cette guerre. Le chanteur Ahmed Bernaoui, décédé en mai 2011, raconte comment, enrôlé par le FLN, il est tombé entre les mains de tortionnaires formés par le général Massu qui lui brisèrent le bassin.
Rachid Berkani, le oudiste à la crinière d’argent et au look dandy, évoque ses quatre ans d’incarcération à la prison Bossuet où il a subi la gégène et l’épreuve de la baignoire. De l’autre côté de la Méditerranée, les Juifs pieds-noirs vont endurer d’autres épreuves. Robert Castel fait le décompte de tous ces “rapatriés” (dont sa mère) morts en 1962 car incapables de s’adapter à une métropole inconnue et hostile.
L’étendue d’eau qui sépare ces deux mondes n’a jamais su, en cinquante ans, dissoudre cette part inconsolable en chacun d’eux. “Tous vivaient dans leur coin avec leurs souvenirs. Lliamine pensait que Bernaoui était déjà décédé et s’est même mis en colère quand j’ai mentionné son nom pour le projet sous prétexte que j’insultais les morts”, nous dit Safinez. Mue par un simple élan de générosité, la jeune femme a reconstruit grâce à El Gusto ce lien musical qui unissait jadis les deux communautés.
S’en suivra un spectacle exceptionnel qui a réuni une quarantaine de musiciens à Marseille, puis à Paris, en 2007. Aujourd’hui, l’aventure se poursuit sur la route et les écrans. Ainsi, même inachevés, même brisés, certains rêves peuvent renaître, tant qu’il reste des miroirs pour les refléter.
Film documentaire : El Gusto de Safinez Bousbia, avec Mamad Haïder Benchaouch, Rachid Berkani, Ahmed Bernaoui… (Irl., 2011, 1 h 33)
Album (BO) : El Gusto – L’histoire les a séparés, la musique les a réunis (Remark Records)
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